Le « Projet migrants disparus » de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM/Sénégal) a publié en décembre 2022 un rapport « Etude sur les besoins relatifs aux migrants disparus et leurs familles au Sénégal ». Le document d’une vingtaine de pages revient sur ce fléau qui prend encore des proportions inquiétantes malgré les efforts consentis par les autorités et les lanceurs d’alerte afin de dissuader les personnes qui entreprennent ce voyage risqué. Elaborée par Mathilde HENRY, cette enquête auprès des familles de migrants a été menée en novembre 2022 auprès de 54 familles sénégalaises. Les enquêteurs ont effectué des séries « qualitatives basées sur des questionnaires semi-ouverts, qui permettent la quantification des données a posteriori. » Le questionnaire contient différentes sections, allant des informations d’ordre général sur la famille, aux questions sur les difficultés économiques et administratives/juridiques, en passant par celles sur les problèmes d’ordre psychologique et psychosocial ainsi que sur les mécanismes d’adaptation développés par les familles. A noter aussi que les familles ont été rencontrées sur tout le territoire sénégalais et ont été interrogées, parmi une variété de membres de la famille (mère, père, frère, sœur, épouse, enfant, cousin ou tuteur), précisent les enquêteurs.
Le rapport est d’abord abordé le contexte. Et c’est pour dire que plus de 2 100 migrants sont décédés en Afrique de l’Ouest et sur les routes d’outre-mer de la région à destination de l’Europe entre 2014 et 2022, selon les données du Projet des Migrants Disparus (MMP) de l’OIM. Par ailleurs, les circonstances dans lesquelles les migrants disparaissent varient et il est parfois difficile d’établir le décès avec certitude. En effet, il est également possible que la personne disparue soit vivante mais n’aie pas la possibilité ou la volonté de communiquer avec sa famille, du fait d’une détention ou de la crainte d’une détention. Enfin, selon le CICR, il arrive que « la dépouille ne soit jamais retrouvée ou, si elle l’est qu’elle ne soit pas correctement identifiée ou documentée » L’adversité rencontrée dans le processus de recherche lui-même, complexe et coûteux, sans savoir si l’être aimé est décédé ou vivant, augmente encore la proportion de la souffrance liée à la disparition.
Les questions de dignité des familles et des décès viennent donc accompagner les enjeux de renforcement des systèmes de protection juridique et d’assistance matérielle des familles. Dans l’esprit du respect du droit international et des droits humains sur les droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, la présente étude s’intéresse à faire l’état des lieux et d’évaluation en matière de besoins relatifs aux migrants disparus et leurs familles au Sénégal. « Barça ou Barsakh » – Barcelone ou le décédé en Wolof – l’étude du rapport des familles de migrants à leurs disparus nous renseigne non seulement sur leurs besoins, tout en faisant l’état des lieux sur l’évolution du phénomène migratoire du Sénégal vers l’Europe et des besoins associés en matière d’action politiques, juridiques et humanitaires.
Profils des migrants disparus et de leurs familles
Le rapport estime que les disparus sont principalement des hommes entre 25 et 34 ans, hormis deux femmes interrogées pour notre échantillon de 54 personnes. Cette tranche d’âge correspond à un âge pour lequel, au Sénégal, les hommes contribuent fortement à la vie économique du foyer.
Les deux femmes disparues avaient 27 ans et 37 ans et étaient mères.
Les familles interrogées sont des familles de pêcheurs, d’agriculteurs et de petits commerçants, avec des foyers souvent nombreux dont les besoins économiques ne sont pas couverts pour tous
:
Conditions de la disparition et perception du décès
L’étude a fourni des résultats. Il souligne qu’après une vague de départs de l’Afrique de l’Ouest vers l’Europe via la route terrestre, et notamment via le Mali, le Niger et la Lybie puis la traversée de la mer Méditerranée, le Sénégal a vu depuis 2019 et surtout 2020 une recrudescence de l’emprunt des voies maritimes en direction de l’Espagne (« Barça »), quitte à risquer sa vie (« Barsakh »).
L’échantillon de familles interrogées ont des proches disparus entre 2006 et 2022, ce qui permet une large palette de situation et la présence d’un petit nombre de cas de migrants ayant emprunté la route terrestre, mais avec un focus sur les disparitions les plus récentes, de facto plus proches des problématiques actuelles et à venir.
Les problématiques sont différentes pour les familles et les autorités selon la route empruntée. En effet, l’absence de nouvelles du migrant à la suite de son emprunt de la route terrestre peut impliquer un décès au Mali, en Lybie, en Algérie ou en mer Méditerranée, mais il peut également impliquer des problématiques d’absence de nouvelles prolongées liées à la détention rendant impossible la communication, ou à la crainte d’une détention ou d’une expulsion. L’absence de nouvelles prolongées après l’emprunt de la voie maritime atlantique a davantage pour cause le décès que par la route terrestre. Cependant, la famille d’une personne disparue peut continuer à chercher la personne aimée jusqu’au moment où elle recevra des informations sûres quant à son sort, ce qui implique que certaines familles peinent à faire leur deuil. Il est vrai que dans certaines circonstances, un migrant pourrait ne pas vouloir entrer en contact avec sa famille jusqu’à ce que sa situation ne s’améliore.
La plupart des membres de familles qui pensent que leurs proches est décédé ont été : Soit en contact avec un Co-voyageur ou avec le passeur ce qui leur a permis d’avoir l’information du décès ; Soit, n’ont pas de nouvelles du disparu depuis plusieurs années.
Il est intéressant de noter que la proportion de personnes interrogées qui pensent que le migrant disparu est toujours vivant est moins importante qu’en 2013 : lors de l’enquête auprès des familles de migrants disparus menée par le CICR au Sénégal, 31% des familles interrogées estimaient que leurs proches disparus étaient toujours en vie, contre 11 personnes sur 54 interrogées pour notre enquête. Les 11 membres de la famille interrogés qui pensent que leur parent est vivant ont soient consulté un marabout ou féticheur qui leur dit que le proche est vivant mais dans des difficultés, soit elles n’ont pas de nouvelles du disparu depuis peu et gardent encore espoir. Cette croyance peut parfois durer dans le temps :
Certains membres de la famille n’arrivent pas à accepter le décès, créant une scission dans la famille. C’est le cas d’Oumy, mère de 56 ans d’Adama, disparu en 2017 après être passé par la voie terrestre via la Lybie. Sans nouvelles depuis 2017, elle est allée voir un marabout qui lui a dit que son fils est toujours vivant, et elle souhaite que les autorités aillent visiter les prisons libyennes pour y chercher son fils, bien que le reste de la famille estime qu’il est décédé et qu’elle a perdu la raison.
Cette croyance dans le fait que la personne disparue est encore vivante est plus forte et plus partagée dans la famille si la disparition est récente :
« Je pense qu’il est vivant parce que nous avons contacté les féticheurs (marabouts) et ils nous ont dit qu’il était encore en vie et qu’il est détenu quelque part. Ma mère dit qu’elle sent que son fils est toujours vivant » rapporte Marou Adama Sarr, grande sœur d’un disparu en 2022, région de Dakar, entretien le 20 novembre 2022.
L’effet des informations et des recherches sur la confirmation du décès
Le niveau d’information sur le décès et la conduite d’une véritable recherche permettent à la famille d’accepter le sort du disparu :
« J’ai même appelé mon frère qui est en Espagne pour qu’il recherche au niveau des prisons en Espagne. Mais après sa recherche, il a déclaré que mon fils est décédé » rapporte Amy Diamé, mère d’un disparu en 2018, région de Dakar, entretien le 21 novembre 2022.
Le manque de nouvelles prolongées ne suffit en effet pas dans tous les cas, comme le montre l’enquête :
Cela a un impact direct sur la capacité à faire le deuil, comme le montre les nombreuses disparitions sans rituels et la proportion de familles souhaitant savoir où se trouve le corps du disparu :
Cependant, nombreuses sont les familles qui réussissent à rentrer en contact avec quelqu’un qui a voyagé avec le disparu, ce qui peut aider à accepter le décès. Parmi ceux-là, les contacts avec les passeurs sont des références de choix, puisque 26 familles sur 54 ont été en contact avec quelqu’un qui a voyagé avec le disparu, dont 23 avec le passeur : « La famille a demandé à notre oncle qui est en Espagne de faire des recherches. Etant donné qu’il était en contact avec son neveu disparu, c’est lui qui a réussi à joindre le passeur par appel téléphonique et ce dernier lui a confirmé la disparition ». Mariama Yaffa, sœur d’un disparu en 2020, région de Tambacounda, entretien le 20 novembre 2022.
Le besoin des familles de savoir ce qu’il est advenu de leurs proches disparus quand les nouvelles ne viennent pas directement d’un autre migrant ou du passeur résulte dans l’entreprise d’une recherche, le plus souvent sans succès.
Ces recherches se sont faites principalement au travers d’autres migrants partis en même temps que la personne disparue, et à défaut, via des réseaux de migrants (neuf cas), des contacts à l’étranger, des visites dans les pays de transit ou via la Croix-Rouge (un cas à Ziguinchor).
Les travaux de Rétablissement des Liens Familiaux Migrants disparus du CICR
D’après le rapport, le CICR mène en partenariat avec la Croix-Rouge sénégalaise (CRS) le Programme d’accompagnement des familles des migrants disparus. Le programme se déroule dans les régions de Dakar à Thiaroye, Saint-Louis à Gandiol, Ziguinchor à Oussouye et dans d’autres zones de l’intérieur et du sud du pays : Bounkiling, Kolda, Tambacounda, Goudiry, Koumpentoum, Bakel et Mbour. Environ 600 familles ont bénéficié directement du programme depuis le démarrage effectif du programme en 2015 et environ 200 familles de disparus sont suivies depuis 2022. Le volet Rétablissement des Liens Familiaux (RLF) du programme vise notamment à appuyer des recherches pour connaître le sort des disparus à travers l’activation du Réseau des Liens Familiaux par le biais de recherches sur le terrain, l’utilisation de l’outil Trace the Face ou une mobilisation d’autres organisations humanitaires et autorités nationales compétentes.
Aucun des répondants interrogés n’a fait appel aux autorités. Il arrive cependant que les familles contactent la Croix-Rouge, avec succès comme pour la famille de Ziguinchor susmentionnée, ou sans succès :
« Je ne sais pas ce qui lui est arrivé. J’ai appelé plusieurs fois sur son numéro mais ça ne donne rien du tout. Nous avons fait des rituels pour savoir s’il vit toujours mais on n’a pas de résultat exact. Je crois qu’il n’est plus en vie. Nous avons contacté la Croix-Rouge en donnant son identité, mais personne ne l’a retrouvé ni et rentré en contact avec lui » mentionne Abdou, frère d’un disparu en 2017, région de Kolda, entretien le 20 novembre 2022.
La recherche se fait à travers les biais informels étant donné que la visite du proche sur le terrain est rendue difficile par des frais de recherches qui sont importants pour les familles :
« Je voulais aller au Maroc pour rechercher mon frère et j’ai fait tout mon possible pour réunir la somme mais c’était compliqué pour moi. Nous avons essayé avec nos connaissances que nous avions entre le Maroc et l’Espagne d’obtenir des informations, mais cela n’a pas abouti car la pratique de migrer n’est pas légale et nous ne pouvons compter que sur les proches » rapporte Oumou, sœur d’un disparu en 2020, région de Dakar, entretien le 20 novembre 2022.
Lorsque les familles cherchent de l’information sur la disparition de leurs parents, elles s’adressent aux autres migrants mais très rarement auprès des autorités car elles croient que la déclaration au niveau de la police ou de la gendarmerie équivaudrait à une dénonciation d’un acte irrégulier. Elles ignorent donc la loi sénégalaise, qui considère les migrants comme des victimes et non des coupables (au contraire des passeurs, qui eux, sont passibles d’être inquiétés par une enquête judiciaire). Les seuls soutiens de la part des autorités mentionnés par deux répondants sont économiques, avec un soutien de 200 000 XOF venant du maire de la commune de Yarakh lors de la cérémonie de rituel, et une somme de 900 000 XOF donnée par un député, également lors d’une cérémonie de rituel. Le soutien pour la recherche de la part des autorités n’est que très rarement envisagée, et si elles sont contactées, c’est sans succès :
« Nous avons contacté quelques autorités qui étaient venues lors de la cérémonie des rituels mais depuis lors il n’y a rien. Nous avons tout fait par nos propres moyens. Pour le passeur, on nous a dit qu’il a été pris par la police » déclare Ahmadou Bamba Gueye, frère d’un disparu en 2021, région de Saint-Louis, entretien le 21 novembre 2022.
Par ailleurs, il est vrai que les autorités n’ont pas les moyens pour réaliser les investigations transfrontalières nécessaires à la recherche des personnes disparues, et ont-elles-mêmes peu d’information sur la situation des migrants disparus. La DNLT ne possède pas à ce jour de système de collecte et de centralisation des données relatives aux migrants disparus qui permette de restituer des informations et les opérations d’échanges d’informations entre polices des pays limitrophes sont encore balbutiantes, malgré les efforts appuyés pour renforcer les capacités dans les différents pays concernés. Ce système pourrait être mis en place dans le cadre d’un appui technique et inscrit dans des procédures opérationnelles standards.
Le sujet est d’autant important que la confirmation du décès à la suite de la recherche semble importante pour la construction de l’histoire de la disparition par la famille. Ainsi, bien que la famille de Thierno, d’origine d’Hann Marinas à Dakar, disparu en mer en 2006, ait eu des nouvelles de lui et confirmation du décès suite au retour de plusieurs migrants ayant voyagé avec lui, son frère a eu le besoin d’aller confirmer ces informations en voyageant au Maroc pour rencontrer des personnes qui pourraient avoir des informations, et, sans succès rentrer chez lui pour confirmer le décès et la parole des Co-voyageurs, tout en cherchant à savoir s’il était possible de récupérer le corps. Après un premier « petit rituel » mené à la suite du retour des autres migrants survivants, c’est grâce à la recherche inaboutie du frère et à son retour pour confirmer le décès que le « vrai rituel » mortuaire a pu être organisé.
Les réseaux sociaux peuvent également être un nouvel outil de renseignement, pour finaliser la construction de l’histoire de la disparition :
« Cela faisait un moment que je n’avais plus des nouvelles de lui, alors j’ai demandé aux amis au Maroc s’ils avaient ses nouvelles. Ils m’ont dit que quand quelqu’un décide d’embarquer, il n’en parle qu’à peu de gens. Il donne à ses amis des contacts de personnes à appeler s’il lui arrive malheur. Ces personnes ne m’ont jamais appelé. Ils ont fait recours aux marabouts et quelques temps après j’ai vu sur les réseaux sociaux qu’il est décédé » Pierre, frère d’un disparu en 2019, région de Ziguinchor, entretien le 22 novembre 2022.
Enfin, parmi les 54 familles de migrants disparus rencontrés dans les régions au Sénégal, moins de la moitié souhaite que le passeur soit recherché et traduit en justice :
En effet, pour beaucoup de familles, l’important est la recherche de leur parent disparu et non la traque du passeur car ce sont les proches qui ont pris la décision de s’engager dans ce voyage.
D’autres pensent qu’il faut les traquer car ils sont responsables de la disparition de leurs proches.
L’opinion peut également changer avec le temps :
« Au début, nous voulions que le passeur soit arrêté, nous pensions que c’était sa faute. Puis, on a appris que c’était lui-même un pêcheur qui voulait migrer et qu’il était comme nous. Nous avons abandonné » raconte, de Thierno, disparu en mer en 2006, d’origine d’Hann Marinas à Dakar, entretien le 20 novembre 2022.
Les défis de statut et de documentation : de l’importance de la déclaration d’absence
Selon l’enquête, 22 familles sur 54 interrogées ont rencontré des difficultés administratives en raison de l’absence de leur parent. Cependant, parmi les difficultés administratives rencontrées, la scolarité représente la majeure partie des difficultés rencontrées, alors il s’agit en réalité d’une donnée davantage liée à l’impact économique. En effet, la scolarité au Sénégal est souvent payante, et c’est la disparition du contributeur qui peut engendrer une problématique scolaire : « Depuis la disparition de mon frère, c’est moi qui assure la scolarité de sa fille jusqu’à présent » explique Vincent, frère d’un disparu en 2020, région de Dakar, entretien le 20 novembre 2022.
L’héritage est un problème récurrent :
« Depuis la disparition de mon mari, je n’ai rien reçu en ce qui concerne l’héritage des biens de mon mari », Khady, épouse d’un disparu depuis 2006, région de Saint-Louis, entretien le 21 novembre 2022.
« Mon frère avait quelques animaux et après sa disparition le partage de ces animaux a entrainé des querelles au sein de la famille », Sadio, frère d’un disparu en 2020, région de Kédougou, entretien le 23 novembre 2022.
Les autres difficultés les plus mentionnées sont le mariage, la propriété et l’héritage. Le mariage est également une problématique importante :
« L’épouse de mon fils disparu est toujours à la maison et attend la confirmation du décès de son mari depuis 2020. Elle n’a pas cherché un autre mari. » explique Waly, père d’un disparu en 2020, région de Saint-Louis, entretien le 22 novembre 2022.
Ces questions administratives résultent à la fois d’une méconnaissance des mécanismes de déclaration d’absence afin de pouvoir entamer les démarches mais également de la complexité de ces démarches.
En effet, l’article 16 du Code de la famille définit l’absent comme une « personne dont l’absence de nouvelles rend l’existence incertaine. Le disparu est la personne dont l’absence s’est produite dans des circonstances mettant sa vie en danger, sans que son corps ait pu être retrouvé ». C’est par la déclaration d’absence, entérinée et validée par un tribunal que les divorces peuvent être prononcés, et par la déclaration de décès que l’héritage peut être réclamé. Or, ces deux déclarations sont compliquées et longues.
Ainsi, les membres de la famille peuvent former une demande de déclaration de présomption d’absence au bout d’un an (article 17). Dès le dépôt de la demande, le tribunal désigne un administrateur provisoire des biens qui peut être le conjoint resté au foyer, le curateur aux intérêts absents, le mandataire laissé par celui dont on est sans nouvelles ou toute autre personne de son choix. S’il y a des enfants mineurs, le tribunal les déclare soumis au régime de l’administration légale ou de la tutelle. Le processus est long avant que l’absence soit vraiment déclarée et donne lieu à des droits : un an après le dépôt de la requête, le tribunal, suivant les résultats de l’enquête, pourra déclarer la présomption d’absence. Deux ans après le jugement déclaratif de présomption d’absence, le tribunal pourra être saisi d’une demande de déclaration d’absence. Le divorce peut alors être demandé pour cause d’absence (article 22).
S’agissant de la déclaration du décès pouvant donner lieu à des droits d’héritage, l’article 23 statue que dix ans après les dernières nouvelles, tout intéressé pourra introduire devant le tribunal qui a déclaré l’absence une demande de déclaration de décès. Ces mesures sont inconnues pour la plupart des personnes interrogées :
Dans les cas de notre étude qui ont connaissance de cette législation, c’est la Croix-Rouge qui a pu sensibiliser les familles, à travers leur programme dédié aux familles de migrants. Cependant, aucune des personnes interrogées dans notre enquête n’avait entrepris de démarches de déclaration d’absence ou de décès. Parmi l’échantillon plus important de l’enquête menée en 2012 par le CICR auprès des familles (228 entretiens), 5 pour cent des personnes interviewées ont dit avoir entrepris des démarches pour obtenir un document attestant la disparition. Pour les familles espérant encore la survie du proche, la déclaration de décès revient à reconnaître la disparation du proche, mais c’est surtout le manque de connaissance de la loi, la difficulté de la mettre en œuvre et aussi son inutilité pour les cas de non -enregistrement des mariages qui prédomine pour expliquer le phénomène.
Il faut en effet mettre ces chiffres en parallèle avec l’enregistrement des mariages à la mairie, qui est non systématique alors que le mariage religieux prédomine.
En droit musulman, si une personne est portée disparue, il faut attendre quatre ans sans nouvelles pour déclarer son décès, et le veuvage doit ensuite durer encore quatre mois et dix jours avant de pouvoir se remarier.
De facto, les femmes finissent par se remarier si elles le souhaitent, même sans déclaration d’absence :
« La femme de mon frère disparu avait un petit garçon de quatre ans et était enceinte d’une petite fille quand mon frère a disparu en mer en 2006. Au début, elle a vécu entre chez nous et ses parents, qui n’habitent pas très loin mais elle a fini par retourner chez ses parents et nous laisser le grand, qui est toujours avec nous – c’est mon fils maintenant. Elle s’est remariée en 2017, elle a un autre enfant maintenant » explique Thierno, frère d’un disparu en 2006, d’origine d’Hann Marinas à Dakar, entretien le 20 novembre 2022.
De même, la procédure d’héritage peut être enclenchée conformément au droit musulman, sans qu’il y ait de contradiction entre le droit positif et le droit musulman en matière de succession, sauf en ce qui concerne l’enfant naturelii. Cette analyse juridique se confirme dans les faits :
« Sur le plan religieux, les biens sont repartis selon les chartes bien définies et la répartition sera faite pour ses enfants, à sa femme et à sa famille » explique Seynabou, mère d’un disparu en 2021, région de Thiès, entretien le 23 novembre 2022.
L’impact sur les statuts légaux familiaux est également important. Parmi les 54 familles interrogées, 28 familles ont déclaré que la disparition avait un impact spécifique sur la situation légale des enfants. Ils mentionnent des difficultés notamment pour avoir accès à l’extrait de naissance pour l’éducation des enfants.
Pourtant, la documentation permettant de changer de tuteur légal n’est pas demandée, et dans la plupart des cas, les changements de tuteurs s’opèrent en dehors de toute administration :
« Depuis que mon frère a disparu, sa femme est restée à la maison pendant la durée du veuvage mais après elle est rentrée chez ses parents. Son fils est resté avec nous et pour le moment il est toujours ici. Son fils n’a pas encore de papier car nous n’avons pas fait de déclaration au niveau des autorités administratives et judiciaires pour obtenir un certificat de décès », Moussa, frère d’un disparu en 2006, Hann quartier Féraille à Dakar, entretien le 21 novembre 2022.
Par ailleurs, la garde des enfants peut créer des conflits si la femme souhaite se remarier et garder ses enfants, ou au contraire, elle peut se sentir abandonnée par sa belle-famille chez qui elle vit à la suite du décès de son mari :
« L’épouse peut connaître des problèmes financiers et ne peut pas laisser en rade ses enfants, qu’elle doit élever. Parfois elle se sent seule et abandonnée, il se peut même qu’elle soit chassée de la maison de son mari » raconte Khady, épouse d’un disparu en 2006, région de Saint-Louis, entretien le 23 novembre 2022.
Enfin, les rôles sociaux de personne de référence au sein du ménage peuvent changer, bouleversant parfois les rôles d’autorité des familles, mais c’est surtout pour la contribution économique au foyer que ce changement est pesant pour la famille.
Impacts économiques de l’absence
La plupart des familles déclarent un impact économique du fait de l’absence du migrant, et près de la moitié a dû réduire son nombre de repas :
La disparition du membre de la famille étant un soutien économique, l’absence a un impact sur leur situation économique, selon les personnes interrogées, directement sur les dépenses quotidiennes, l’achat de la nourriture, la scolarité des enfants, le paiement des factures d’eau et d’électricité, le paiement du loyer, l’achat de vêtement pour les fêtes, etc.
Un endettement est noté pour 33 familles sur 54, et les dettes surviennent après la disparition pour 13 cas, dont deux avant et après :
« Économiquement nous avons des problèmes sur tous les plans notamment l’alimentation, les conditions de vie en baisse, et on ne joint plus les deux bouts. Nous sommes déstabilisés et fatigués par cette situation. Nous sommes aussi endettés après sa disparition pour se nourrir, payer l’électricité, l’eau, la boutique du coin… [pleurs] » Aida, mère d’un migrant disparu en 2021, région de Saint-Louis, entretien le 23 novembre 2022.
Ces difficultés ont cependant tendance à s’estomper avec le temps. Pour les familles qui avaient perdu leur proche entre 2018 et 2022, c’est 19 sur 36 familles interrogées (2/ 3 environ) qui avaient réduit le nombre de repas, alors que pour les familles qui avaient perdu leur proche entre 2006 et 2017, c’est 7 familles sur 17 (environ 1/ 3) qui avaient réduit les repas. Le besoin de soutien économique ou d’activité génératrice de revenus est donc important pour ces familles, notamment pour les premières années, d’autant que les familles reçoivent peu de soutien économique en dehors de la famille proche.
Impacts psychologiques et sociaux
Les impacts psychologiques sont importants et se manifestent principalement par de l’anxiété et un manque de sommeil et les effets persistent avec le temps pour la moitié des répondants :
Les effets de l’annonce peuvent avoir des effets sur des problèmes physiques : « Ma grande sœur a eu un accident cardio-vasculaire quand elle a reçu cette mauvaise nouvelle » explique Moussa, frère d’un disparu en 2006, région de Dakar, entretien le 20 novembre 2022.
Abdou khadre, frère d’un disparu en 2019, région de Saint-Louis, entretien le 21 novembre 2022, raconte l’impact sur sa mère : « On a été surpris par cette nouvelle, notre maman est devenue depuis maladive, désemparée, désorientée et découragée. Physiquement, maman ne tient plus le bout, depuis elle refuse même souvent de sortir de sa chambre et elle ne mange plus bien comme auparavant ».
Le doute quant au décès et la difficulté à faire le deuil restent des éléments qui peuvent allonger le temps des effets psychologiques de la disparition et ralentir le processus de résilience des familles. Ce concept est décrit par Pauline Boss comme la souffrance non résolue causée par l’incertitude quant au sort d’une personne disparue : c’est la perte ambigüe5.
Ainsi, on observe une plus grande proportion de persistance des problèmes psychologiques chez les familles qui n’ont pas réalisé de rituel mortuaire que chez ceux qui l’ont réalisé, bien qu’il existe un biais puisqu’il s’agit d’une analyse toute date de disparition confondues :
Par ailleurs, les relations avec les autres (familles, communautés etc.) n’ont pas changé pour la plupart des enquêtés (seuls huit sur 54 mentionnent un changement), mais pour certains, l’impact psychologique que la disparition a eu sur certains parents affecte les relations : « Vous savez depuis sa disparition beaucoup de choses ont changé, parfois je sens de la colère, surtout avec son père, il n’arrive pas à faire le deuil. Parfois on ressent nettement qu’il est absent et cela a beaucoup affecté notre relation au sein de la famille » Ousseynou, cousin d’un disparu en 2022, région de Sédhiou, entretien le 22 novembre 2022.
Certaines familles se sentent également stigmatisées, mais la relation aux autres semble changée surtout pour les disparitions les plus récentes.
Enfin, le fait de parler de ses problèmes permet réellement de se sentir mieux pour la plupart des familles selon notre enquête.
Les aspects de soutien psychosocial du Programme du CICR pour les familles de migrants disparus est d’ailleurs un des éléments les plus apprécié par les familles, notamment les groupes de paroles.
Ces actions de soutien sont utiles notamment quand la possibilité que l’être aimé soit décédé coexiste avec la possibilité qu’il soit en vie, mais aussi dans le cas où les parents ont joué un rôle dans l’encouragement du départ du disparu, infligeant un sentiment de culpabilité par rapport au décès présumé ainsi qu’« une culpabilisation sociale liée aux croyances sur les notions de réussite et d’échec (…) ». Le « ligueyou ndeye », littéralement « travail de la mère », est une croyance profondément ancrée dans la majorité des ethnies du Sénégal, selon laquelle la réussite (ou l’échec) d’une personne dans la vie est liée en grande partie au comportement de sa mère au sein de son mariage rapporte l’étude sur les familles de migrants disparus du CICR de 2013.
En conclusion, l’attitude de familles envers le sort des migrants disparus et les besoins en matière de soutien psychologique varient d’une famille à l’autre et selon les contextes de la disparition, le temps écoulé, et les normes sociales de la communauté.
L’auteur a d’abord prôné des recommandations auprès des pays de transit en lien avec le Sénégal et de l’Etat sénégalais. A ce propos, il souligne que les besoins en matière des mécanismes de coordination transnationaux sont essentiels afin de permettre la facilitation des recherches. Depuis 2019, la Mauritanie et le Maroc sont aux premières loges de la disparition des migrants sénégalais et transitant par le Sénégal. Les approches politiques transnationales et la coordination interétatique et régionale pourrait renforcer les actions en faveur des migrants disparus, voire sauver les vies de ces migrants avant qu’ils ne disparaissent. Alors que la Mauritanie raccompagne les migrants sénégalais déboutés du Maroc ou dont les pirogues ont été interceptées en mer jusqu’aux frontières du pays, la coopération existe de facto avec la police, pour des raisons d’échanges d’information. Un renforcement de la coopération policière et judiciaire, sur la base d’accord de protection des migrants et de non-criminalisation des migrants pourrait faciliter les processus de recherche au niveau étatique. Par ailleurs, des accords entre les pays concernés pourraient inclure la facilitation de l’accès des organisations humanitaires et internationales travaillant à l’appui à la recherche des migrants disparus aux données et informations produites et échangées en matière de circulation des migrants, des interceptions, accidents et arrestations, dans des objectifs d’information aux familles des migrants disparus. En l’absence de mise en œuvre concrète des initiatives régionales de la CEDEAO, des accords bilatéraux sur la question migratoire et la question des migrants disparus en particulier sont recommandés.
Pour les recommandations faites, auprès de l’Etat sénégalais, le rapport note que celles du Projet de l’OIM « Evaluation des besoins des Familles de Migrants portés disparus en Méditerranée centrale et orientale » établissent qu’en vertu du droit international relatif aux droits humains, les États sont obligés de défendre le droit à la vie, qui inclut le droit de tous les individus à être traité avec dignité après leur mort, et sont dans l’obligation de mener des enquêtes efficaces sur les décès dont la cause est incertaine, d’identifier les défunts et de fournir des informations à leurs familles. Cette obligation procédurale s’applique également lorsque des individus sont portés disparus dans des circonstances où leur vie est en danger. Les familles ont le droit de participer aux enquêtes dans le cadre de l’obligation procédurale de l’État de défendre le droit à la vie. Plus généralement, elles ont le droit de connaître le sort de leurs proches disparus, ainsi que le lieu où ils se trouvent et bénéficient de droits correspondants en vertu du droit international humanitaire (le « droit de savoir ») et du droit international relatif aux droits humains (le « droit à la vérité »).
Pour cela, nous dit-on, deux éléments sont clefs : Standardiser au niveau national la collecte d’informations sur les migrants disparus et les dépouilles des migrants décédés, et établir des procédures claires pour que les données soient échangées uniquement à but humanitaire et centralisation de ces données à un niveau accessible et consultable par les organisations humanitaires travaillant à l’appui à la recherche des migrants disparus ; maximiser les chances d’identification des dépouilles des migrants décédés en créant les conditions d’une identification rapide ou ultérieure, tout en veillant à un traitement digne des corps et des informations s’y référant.
Par ailleurs, le projet souligne que la simplification des principes et étapes relatifs au Code de la famille en matière de déclaration d’absence, associé à des campagnes d’informations auprès des mairies à des fins de diffusion de l’information pourra avoir un impact sur la résolution d’un certain nombre d’enjeux administratifs liés aux disparitions. Une réforme juridique est donc recommandée.
L’inscription de ces principes et l’adoption d’orientations stratégiques sur la thématique des migrants disparus et des questions afférentes pourra être adoptée pour la stratégie migratoire nationale en cours de validation en 2022, ainsi que son Plan d’Action.
Enfin, il y a les recommandations auprès des organisations internationales et humanitaires travaillant à l’appui à la recherche des migrants disparus et à leurs familles. A ce titre, le projet estime que les organisations internationales et humanitaires travaillant en appui à la recherche des migrants disparus et à leurs familles pourront agir : En proposant le renforcement technique des capacités des agents de l’Etat à traiter les cas de migrants disparus et décédés, y compris En matière de sauvetage et recherche. Il y a aussi l’identification. En matière d’accompagnement à la création d’un système de collecte de données, de système d’information, de digitalisation des informations et de leur sauvegarde et protection. En appuyant les familles des migrants disparus pendant le processus de recherche et d’identification ; En appuyant les familles pour faire face aux besoins spécifiques et notamment psychosociaux, économiques immédiats, et juridiques le cas échéant ; en appuyant l’Etat sénégalais pour l’amélioration des données et de leur utilisation ; en appuyant l’Etat sénégalais dans ses processus d’adoption d’approches politiques transnationales, d’approches participatives et de partenariats et de financement internationaux.
Enfin, toujours selon le rapport, le besoin des non sénégalais est à prendre en compte par ces organisations. La noncriminalisation de la migration au Sénégal est un atout à exploiter pour mettre en œuvre un cadre juridique favorable à leur protection dans le cadre d’accord bilatéraux entre les Etats dont sont originaires les migrants non-sénégalais et le Sénégal. Le HCR peut également être impliqué s’agissant des réfugiés, bien qu’ils ne représentent pas la majeure partie des migrants.
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