Au Sénégal, le Pastef règle ses comptes avec la presse
Dans une tribune publiée le 3 juin, le président de l’Association des éditeurs et professionnels de la presse en ligne (Appel), Ibrahima Lissa Faye, a interpellé le président et le Premier ministre du Sénégal sur « la situation catastrophique de la presse sénégalaise », tentant de dénouer une crise qui ressemble de plus en plus à un bras de fer.
Les tensions ont commencé dès l’arrivée au pouvoir de Pastef (Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), après l’élection, en mars 2024, de Bassirou Diomaye Faye à la présidence. Et elles ressemblent parfois à un règlement de comptes, sur fond de relations historiquement difficiles entre le nouveau pouvoir et les grands médias, particulièrement quand Ousmane Sonko et son parti subissaient le harcèlement du régime de Macky Sall.
Pour Ibrahima Lissa Faye, sauf « action salutaire et urgente » des plus hautes autorités du pays, « l’Histoire retiendra que, de manière délibérée, une mise à mort du secteur des médias est savamment planifiée et orchestrée ». Les médias privés sont asphyxiés, écrit l’auteur, à la suite des « mesures iniques et inappropriées qui [mettent] en péril non seulement la survie économique des entreprises de presse, la dignité, l’indépendance et le professionnalisme de ses travailleurs, mais également la liberté d’information, qui constitue un pilier fondamental de [la] démocratie. »
Plusieurs décisions du président et de son Premier ministre, tous deux issus de l’administration des impôts, ont mis en difficulté les entreprises de presse. La plus pénalisante, conforme aux engagements politiques de rationalisation du budget pris par Sonko et Faye pendant la campagne, a été mise en œuvre dès le mois de mai 2024 : avec la résiliation des conventions publicitaires des institutions de l’État, les médias ont perdu brutalement d’importantes recettes impossibles à compenser.
Ibrahima Lissa Faye explique à Afrique XXI : « Toutes les entités économiques du Sénégal dépendent de la commande publique. On n’a pas encore un secteur privé fort, capable de porter l’économie. Les recettes publicitaires de nos médias sont tellement faibles qu’elles ne peuvent pas assurer les salaires. Avec les contrats publicitaires des entreprises de l’État, on arrivait à équilibrer nos comptes. Mais le gel des contrats et du paiement des contrats en cours nous a mis en difficulté. »
Au-delà de ces questions financières, les patrons de presse s’en prennent à la méthode et aux manières du ministre de la Communication, des Télécommunications et du Numérique, Alioune Sall, qui a entrepris, à la hussarde, l’enregistrement et la régularisation administrative des médias du pays et décidé d’en fermer plus de la moitié. À l’issue de ce processus, 358 des 617 médias enregistrés ont été jugés non conformes au Code de la presse par le ministère de la Communication, et on leur a enjoint, par un arrêté du 25 avril, de cesser leurs activités, faute de quoi ils prennent le risque de « s’exposer à des sanctions ».
« Le ministre n’applique pas le Code de la presse, poursuit Ibrahima Lissa Faye. Il applique ce qu’il veut. Aucune disposition du code ne prévoit la fermeture des entreprises de presse. Les dirigeants de médias qui ne respectent pas leurs obligations doivent recevoir une mise en demeure. On conteste les méthodes du ministre, sa fermeté exagérée et le fait qu’il s’arroge les pouvoirs de régulation et ceux de la justice. Nous l’avons attaqué devant la Cour suprême au nom de la séparation des pouvoirs. »
Jeudi 12 juin, la Cour suprême lui a donné raison, ordonnant la suspension de la notification de cessation de parution du média Public SN de la journaliste Aïssatou Diop Fall. Cette dernière en a été informée par son avocat, Me Abdou Dialy Kané.
Au motif que le recensement des médias n’est pas achevé, le Fonds d’appui et de développement de la presse a également été gelé par le gouvernement. « Le ministère s’est fourvoyé avec une plateforme qui tombe constamment en panne. Il change les règles du jeu en plein match et travaille dans l’opacité. Il y a des médias qui n’ont même pas de rédaction qui sont acceptés sur la liste des entreprises conformes et des médias non conformes qui sont financés par des entreprises publiques ! », s’insurge Lissa Faye, tandis que d’autres, parfaitement en règle, sont déclarés non conformes. « Je pense qu’on assiste à une sorte de revanche d’Ousmane Sonko contre la presse qui l’attaquait très souvent. Maintenant qu’il est au pouvoir, il cherche à lui rendre la vie difficile. »
Moussa Ngom, coordinateur de la Maison des reporters, un média participatif en ligne, estime que les patrons de presse sont en partie responsables de ce qui leur arrive. Selon lui, ils ont participé à la rédaction du Code de la presse adopté en 2017, qui exclut à dessein les petits médias, et ils ont toujours plaidé en faveur de la régularisation et de l’assainissement du secteur que le gouvernement vient finalement de mettre en œuvre.
« Les médias estiment que ce n’est pas le ministre qui doit exercer les prérogatives de régularisation. Mais, pour nous, le problème est ailleurs : les conditions fixées par le Code de la presse ne permettent pas à des médias comme le nôtre d’exister. Elles sont extrêmement restrictives (trois journalistes à plein temps, un directeur de publication ayant dix ans d’expérience et un rédacteur en chef ayant sept ans d’expérience), et pourtant, elles ont été plébiscitées par la corporation. Pour exercer l’activité de journaliste, il faut être diplômé d’une école de journalisme et exercer régulièrement ou avoir un diplôme académique et deux ans d’expérience. Sous Macky Sall, plusieurs journalistes ont été poursuivis pour usurpation de la fonction de journaliste parce qu’ils ne remplissaient pas les critères. Or les sanctions prévues par le Code sont lourdes : des peines de prison ferme et des amendes », raconte Moussa Ngom.
Pour lui, le régime affiche une logique de fermeté encouragée par sa base, qui entretient de mauvaises relations avec les médias, surtout la presse traditionnelle. Mais ce n’est pas de bon augure pour la liberté de la presse au Sénégal. « On n’entend plus parler de la promesse présidentielle de dépénalisation des délits de presse », regrette-t-il.
Or, si le Sénégal a bondi de vingt places dans le classement mondial de la liberté de la presse publié par Reporters sans frontières en 2024, les journalistes continuent d’être interpellés ou poursuivis. Et avec la crise économique grave traversée par les organes de presse, plusieurs salariés du secteur ne sont plus payés depuis des mois, et certains risquent de perdre leur logement. « Nous tous, on est sous pression. On n’a pas de solution. Parce qu’on n’a pas d’interlocuteur », regrette Ibrahima Lissa Faye.
Source : Afrique XXI