Dans une étude intitulée « Etre femme à Abala : patriarcat et pressions jihadistes à l’ouest du Niger », le Crisis Group s’est penché sur le rôle de la femme dans le département d’Abala, à l’ouest du Niger. La note a disséqué l’inégalité profonde entre les hommes et les femmes qui est une réalité ancienne dans ledit département, tout en soulignant que la présence de la branche locale de l’Etat islamique aggrave la situation. Selon Crisis Group, cette secte impose des règles strictes aux femmes, affectant leurs moyens de subsistance et leur participation à la vie civique. L’étude montre aussi que les contraintes pesant sur la vie des femmes, renforcées par les jihadistes, ont aussi été exacerbées par l’arrivée au pouvoir des militaires en 2023. Face à cette situation, il urge d’agir. A EN CROIRE Croisis Group, le Niger et ses partenaires internationaux devraient œuvrer à accroître, dans les zones dominées par l’EI-Sahel, l’accès des femmes et des filles à des services de base qui répondent à leurs besoins.
L’influence jihadiste à Abala
Abala est l’un des treize départements qui composent la région de Tillabéri. Son chef-lieu, la ville d’Abala, est situé à 50 kilomètres au sud de la frontière malienne et à 250 kilomètres au nord-est de la capitale nigérienne, Niamey. Le département, dont la population totale est estimée à 215 000 personnes, compte une autre petite ville, Sanam, ainsi que plus d’une centaine de villages et campements nomades peul et touareg. Le département d’Abala est depuis longtemps une plaque tournante du commerce transfrontalier et de la transhumance. Les éleveurs font régulièrement déplacer leurs troupeaux de part et d’autre de la frontière. L’élevage et l’agriculture sont les piliers de l’économie régionale. Les femmes ont traditionnellement des rôles spécifiques dans ces deux secteurs, comme l’élevage des jeunes animaux et la vente de denrées alimentaires.
Violence et déplacements
Au cours du vingtième siècle, sous l’effet de la croissance démographique, les communautés agricoles djerma et haoussa de Tillabéri ont progressivement migré vers le nord de la région à la recherche de terres arables. Des localités comme Abala ont également attiré des éleveurs peul et touareg semi-nomades pour les marchés et autres services qu’elles offraient. L’augmentation continue de la population a nourri des conflits fonciers, qui ont parfois dégénéré en affrontements armés. Ces derniers opposaient généralement les communautés pastorales nomades entre elles, notamment les Peul et les Daosahak, ou alors des éleveurs aux agriculteurs djerma et haoussa.
A partir de la fin des années 1990, les conflits intercommunautaires sont devenus plus meurtriers, l’apparition de groupes armés des deux côtés de la frontière NigerMali ayant facilité l’accès aux armes à feu. Les jeunes hommes, en particulier ceux des communautés nomades, ont appris à manier des armes de guerre. Certains ont été recrutés par des entrepreneurs politiques au sein de milices communautaires qui prétendaient défendre les intérêts des populations nomades marginalisées.
En 2012, des rebelles – essentiellement touareg – des villes maliennes de Kidal et de Ménaka ont pris les armes contre le gouvernement pour revendiquer l’indépendance du nord du Mali, créant une vague d’instabilité qui s’est propagée aux communautés nigériennes de l’autre côté de la frontière. Si le mouvement séparatiste s’est emparé de plusieurs villes de la région, il a rapidement été dépassé par les groupes jihadistes affiliés à al-Qaeda, avec lesquels il s’était brièvement allié avant de les affronter pour le contrôle du nord du Mali.
Les groupes armés ayant participé à la crise dans le nord du Mali ont d’abord recruté selon les clivages intercommunautaires existants. Des jeunes daosahak et touareg ont rejoint les rangs du Mouvement de libération nationale de l’Azawad, une organisation laïque qui revendiquait un Etat séparé. Des jeunes peul, au Mali et au Niger, se sont, eux, ralliés au Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao). Mais au fil du temps, comme Crisis Group a eu l’occasion de le décrire, les jihadistes de la zone frontalière ont attiré des recrues et des conscrits issus de différents groupes ethniques. En 2017, quatre organisations ont fusionné pour former le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM), aujourd’hui la plus grande force jihadiste au Sahel central. Contrairement au GSIM, affilié à al-Qaeda mais largement dirigé par des chefs du centre et du nord du Mali, les dirigeants de l’EI-Sahel viennent de la région saharienne – mais ne sont ni maliens ni nigériens.
La franchise de l’Etat islamique au Sahel est née d’une scission au sein du Mujao. Connu initialement sous le nom d’Etat islamique dans le Grand Sahara, le groupe a peu à peu étendu son influence sur la région de Tillabéri à partir de sa base au Mali. A partir de 2017, il a mené des attaques contre les forces de sécurité nigériennes et s’est mis à enlever ou à assassiner des chefs locaux considérés comme trop proches du gouvernement. Avant 2021, le groupe avait également forgé des alliances au-delà des Peul, ciblant les communautés touareg, daosahak et djerma. Il s’était pour cela présenté comme une force capable de protéger une partie des habitants contre le vol de bétail et d’autres formes de criminalité, tout en faisant usage de méthodes d’intimidation et de violence. En mars 2022, le commandement central de l’EI a donné au groupe le statut de province, lui attribuant le nom de province de l’Etat islamique au Sahel.
Jusqu’à récemment, la direction de l’EI-Sahel était composée d’étrangers, mais la base reste toujours essentiellement constituée de Peul et de Daosahak. Plutôt que d’occuper des villes ou des villages, le groupe appelle les combattants des zones frontalières à se rassembler sur des motos lorsqu’ils montent une attaque et à se disperser ensuite dans la brousse. Les villageois qui résistent sont punis ou tués.
Présence étatique et influence jihadiste
Du fait de la présence permanente des forces de sécurité nigériennes dans la ville d’Abala, celle-ci est plus sûre que les zones rurales environnantes et a ainsi attiré des milliers de personnes fuyant leurs domiciles. Dès 2012, le gouvernement avait déjà ouvert un camp pour les réfugiés maliens. Le département accueille également des déplacés internes, répartis entre la ville d’Abala, un site à sa périphérie et d’autres sites temporaires à travers son territoire. A la mi-2023, Abala comptait quelque 21 000 personnes réfugiées et 16 000 personnes déplacées internes, soit la plus grande population déracinée des treize départements de Tillabéri. Le gouvernement et les groupes humanitaires tentent de fournir un abri, de la nourriture et d’autres produits de première nécessité aux personnes déplacées, mais ils peinent à répondre à l’ensemble des besoins. Les écoles et les cliniques de la ville d’Abala fonctionnent mais sont insuffisamment équipées pour satisfaire la demande locale.
En dehors de la ville d’Abala, cependant, l’Etat est à peine visible. Les soldats effectuent des patrouilles dans le département, mais n’ont plus de base permanente à l’extérieur de la ville, et la plupart des services, notamment les écoles, ont fermé.
La plupart des organisations humanitaires ont également quitté les zones rurales, estimant qu’il était trop compliqué et trop dangereux de s’aventurer au-delà des limites de la ville d’Abala. Peu après le coup d’Etat, les autorités ont annoncé la suspension des activités des agences des Nations unies et des ONG étrangères dans les zones d’opérations militaires, sans préciser quelles zones étaient considérées comme telles. En avril, le régime a rendu obligatoires les escortes militaires pour tous les déplacements des agences humanitaires et des ONG en dehors des villes principales, une exigence qui n’est pas nouvelle mais qu’elles appliquent strictement, contrairement aux autorités précédentes. Les efforts de plaidoyer visant à donner une plus grande marge de manœuvre aux travailleurs humanitaires ont, jusqu’à présent, été infructueux. Après le coup d’Etat, les bailleurs de fonds ont suspendu la majeure partie de la coopération au développement à long terme, en particulier l’aide budgétaire et les activités de soutien aux structures gouvernementales. Celle-ci n’a été que lentement et partiellement relancée.
L’EI-Sahel exerce une influence dans tout le département, y compris à proximité immédiate de la ville d’Abala. Une femme a déclaré à Crisis Group que des jihadistes venaient régulièrement prélever la zakat (impôt islamique) dans son village, situé à seulement trois kilomètres d’Abala. L’organisation n’a pas de bases visibles, mais ses combattants font régulièrement irruption dans les villages pour s’assurer du respect de ses règles et punir toute transgression présumée. Ces règles comprennent le paiement forcé de la zakat en espèces ou en bétail, des codes vestimentaires rigides et l’interdiction des cérémonies ostentatoires, du vol ou du banditisme, ainsi que du tabac. Les jihadistes érigent souvent des points de contrôle à l’entrée des villages, inspectant les voitures et les motos – une « procédure standard » selon les villageois. L’EI-Sahel tente également d’empêcher les loisirs populaires, comme ceux au cours desquels des jeunes hommes se rassemblent autour d’un feu de charbon pour préparer du thé.
Les informateurs jouent un rôle essentiel pour permettre au groupe de surveiller et de contrôler le comportement des habitants. De nombreuses femmes interrogées par Crisis Group ont déclaré que la peur et la suspicion étaient monnaie courante, parfois au sein même des familles. Une femme haoussa l’explique ainsi : « Nous avons peur de parler aux étrangers car, ici, les murs ont des oreilles. Il est plus facile de répondre aux questions en disant “je ne sais pas”, même si ce n’est pas vrai. »
La vie sous l’influence des jihadistes
En imposant des restrictions aux femmes et aux filles dans le nord de la région de Tillabéri, l’EI-Sahel n’est pas parti de rien. Le Niger est une société profondément patriarcale et les inégalités de genre sont particulièrement marquées dans cette région rurale et pauvre. Ces normes solidement enracinées ont façonné la manière dont l’EI-Sahel intervient dans la vie des femmes et des hommes qui y vivent.
Mariage, liens familiaux et recrutement
Dans la société nigérienne, où le mariage marque l’entrée dans la vie d’adulte, la plupart des femmes se marient jeunes. Une fille sur quatre est mariée avant l’âge de quinze ans, et près des trois quarts ont un mari à dix-huit ans. Environ un tiers des femmes mariées vivent dans des unions polygames (dans ces arrangements, les hommes ont plusieurs femmes, ce qui accroît leur statut social et économique). Le consentement des parents et l’accord de la communauté jouent généralement un rôle primordial dans la prise de décision relative au mariage.
Se marier nécessite de l’argent, ce dont manquent beaucoup de jeunes hommes de la région. Par convention, lorsqu’un homme demande une fille ou une femme en mariage, lui et sa famille offrent une somme d’argent, des terres ou d’autres biens à la future mariée et sa famille. Cela permet de financer les festivités liées au mariage et à l’installation du nouveau foyer.
Les fonds nécessaires étaient autrefois accessibles aux jeunes hommes aux moyens limités, mais au fil du temps, la pression exercée sur les familles pour qu’elles organisent des cérémonies particulièrement coûteuses afin d’asseoir leur statut social a fait grimper fortement le prix de la dot. En 2023, la dot s’élevait ainsi à plus de 500 dollars dans la ville d’Abala et les villages environnants – une petite fortune pour les jeunes hommes de la région qui, même quand ils travaillent, vivent le plus souvent au jour le jour. La dot ne constitue qu’une partie de l’engagement financier du jeune époux. Une fois mariés, les hommes sont responsables non seulement de leur propre ménage, mais aussi d’un cercle familial élargi. La plupart des femmes que Crisis Group a interrogées sur le sujet pensent que des attentes aussi lourdes peuvent expliquer l’attrait du jihadisme aux yeux des jeunes hommes. Comme il sera discuté plus en détail plus loin dans ce briefing, les opportunités de gagner de l’argent sont rares, et la situation s’est davantage détériorée avec le conflit lié à l’EI-Sahel. Les hommes sont attirés dans le giron du groupe de différentes manières : certains s’engagent comme combattants, d’autres fournissent aux insurgés des motos ou du carburant, d’autres encore aident à vendre du bétail volé sur les marchés.
Les membres de l’EI-Sahel pourraient, en théorie, utiliser leur statut au sein du groupe pour contraindre les femmes et les jeunes filles à avoir des relations avec eux. Dans la pratique, cependant, les femmes interrogées ont indiqué qu’un tel contournement des normes locales ne se produisait généralement pas. Les futurs mariés issus des rangs jihadistes suivent généralement la voie traditionnelle en demandant la main de la future épouse à ses parents et en payant la dot. Bien que les jihadistes respectent largement ces coutumes et n’aient pas recours à la force physique pour se marier, ces arrangements ne sont pas nécessairement exempts de pression. Une femme explique ainsi :
Il arrive qu’ils demandent les filles en mariage, surtout dans les campements autour des zones de pâturage. Le mariage aura lieu si la fille dit oui. Ils paient également la dot. Mais les gens ont peur, [donc] ils n’osent pas dire non.
De tels mariages reçoivent un accueil mitigé de la part des familles et plus largement de la communauté. De nombreuses femmes s’opposent à l’idée que des combattants jihadistes épousent les filles de leur famille. D’autres estiment néanmoins qu’il n’est pas anormal pour les filles et les jeunes femmes des zones rurales proches de la frontière de se marier avec ces hommes, puisqu’elles les connaissent et proviennent des mêmes communautés.
D’autres encore voient dans le mariage avec un jihadiste un moyen d’échapper à la misère. Plusieurs femmes interrogées ont en effet souligné que le système imposé par l’EI-Sahel, selon lequel les femmes restent à la maison et les hommes sont chargés de subvenir à leurs besoins, est un attrait pour les filles qui ont eu pour habitude de travailler dur pour aider leur famille. Une femme a fait remarquer que « les femmes des jihadistes ne travaillent pas. Elles sont toujours à la maison ». Selon elle, la perspective d’avoir à moins travailler tout en ayant assez à manger pourrait peser dans la balance chez celles qui cherchent ou acceptent de se marier avec un membre du groupe. Une autre femme, farouchement opposée à ce que ses quatre filles soient mêlées aux jihadistes, a déclaré que « les filles de la brousse les aiment bien » car elles n’ont pas besoin de travailler et ont toujours de la nourriture en abondance.
Les femmes jouent un rôle central au sein de l’EI-Sahel autour des enjeux matrimoniaux ou autres questions familiales. Au Sahel central, contrairement au bassin du lac Tchad, les jihadistes ne recrutent généralement pas de femmes pour en faire des combattantes ou les utiliser pendant les combats. Le soutien apporté par les femmes est davantage lié à leurs activités traditionnelles d’épouses et de mères. Elles peuvent, par exemple, utiliser leurs réseaux familiaux pour se procurer des biens, tels que les médicaments, que les combattants n’arrivent pas à obtenir seuls.
A l’inverse, certaines femmes utilisent ces rôles traditionnels pour dissuader leurs proches, en particulier leurs fils, de rejoindre l’EI-Sahel – bien que leur capacité à y parvenir soit souvent limitée. Dans certains cas, la pression sociale est très forte. Une femme peul déplacée, dont le fils a 15 ans, a déclaré qu’elle serait impuissante à l’empêcher de rejoindre l’EI-Sahel s’ils devaient retourner dans leur village d’origine. « Si tout le village soutient cela, si tout le monde souhaite cela, je ne pourrai rien faire. » La pression exercée par l’EI-Sahel, y compris à l’encontre des familles des recrues potentielles, entre également en ligne de compte. Une femme ayant fui son village près de la frontière malienne a raconté comment des jihadistes avaient battu son mari parce qu’ils voulaient l’obliger à enrôler son fils dans le groupe. Enfin, certains hommes cachent à leur famille leurs liens avec l’EI-Sahel, expliquant que leurs longues absences et leurs nouveaux revenus proviennent d’un travail (licite) à l’étranger. Dans ces cas-là, les parents ne découvrent souvent la vérité que lorsque leur fils est tué au combat ou est reconnu par une connaissance détenue un temps par le groupe.
Les normes comportementales et leur mise en œuvre
L’EI-Sahel exige des femmes et des jeunes filles qu’elles respectent les normes comportementales que le groupe tire de son interprétation des principes islamiques. La plus visible d’entre elles concerne l’apparence des femmes et leur présence dans les espaces publics. Dans les villages sous influence jihadiste, les filles et les femmes sont tenues de porter un hijab noir ne laissant apparaître que les yeux, une robe noire intégrale (abaya) et des chaussettes noires. Les femmes plus âgées ont un peu plus de latitude ; elles peuvent choisir la couleur de leur hijab et laisser leur visage à découvert.
L’EI-Sahel communique de diverses manières ce qu’il considère être une tenue vestimentaire appropriée pour les femmes. Des prédicateurs musulmans itinérants donnent des instructions sur les codes vestimentaires et encouragent les femmes à copier le style des épouses de jihadistes. Même lorsqu’elles sont habillées de « manière appropriée », les femmes disent avoir peu de liberté de mouvement. Les jihadistes ont clairement fait savoir qu’ils préféraient qu’elles restent à l’intérieur et, dans certains villages, ils leur ont interdit de travailler dans les champs ou de ramasser du bois. Ces contraintes sont particulièrement lourdes pour les femmes qui sont cheffes de ménage et doivent subvenir aux besoins des leurs.
Les interactions entre les hommes non mariés et les jeunes femmes sont aussi strictement contrôlées. De simples contacts, même anodins, entre hommes et femmes peuvent en effet conduire à des pressions en vue d’un mariage. Une femme a déclaré à Crisis Group que les jihadistes forcent les jeunes à se marier si l’on pense qu’ils entretiennent une relation. Si de nombreuses femmes n’apprécient pas les contraintes imposées par l’EI-Sahel, quelques-unes ont toutefois exprimé une certaine approbation à l’égard de ces règles qui, selon elles, proscrivent les tenues et les comportements indécents et permettent de contenir la prostitution.
Les jihadistes ne punissent pas de la même manière les hommes et les femmes qu’ils jugent désobéissants. Les hommes peuvent être enlevés si leur comportement est jugé contraire à la loi islamique ou s’ils sont soupçonnés de transmettre des informations aux autorités. Ils sont généralement libérés après un certain temps (allant, semble-t-il, d’une semaine à un mois), mais des transgressions répétées peuvent être punies par la peine de mort.47 Le groupe jihadiste exécute également les bandits ou mutile les voleurs. Les témoignages sur les châtiments physiques, souvent mortels, infligés aux hommes sont nombreux. En revanche, le sort réservé aux femmes qui transgressent l’interprétation que fait l’EI-Sahel de la loi islamique est beaucoup plus ambigu. Certaines femmes affirment que les jihadistes infligent des châtiments corporels aux femmes, mais lorsqu’elles sont interrogées spécifiquement sur ce point, elles disent avoir simplement entendu parler d’incidents au cours desquels des femmes ont été battues ou fouettées, sans en avoir été personnellement témoins. D’autres sources déclarent que les femmes ne sont pas soumises à des châtiments physiques. D’autres disent enfin que la simple menace de violences dissuade les femmes de désobéir.
De manière générale, en comparaison de la violence terrible qu’ils infligent régulièrement aux hommes et aux garçons, il est rare que les jihadistes s’en prennent physiquement aux femmes en public dans le département d’Abala – c’est même à peine s’ils les regardent. Lors de massacres de civils à Tillabéri, les jihadistes ont, dans au moins un incident survenu près du département d’Abala, pris pour cible uniquement les hommes et les garçons, y compris des enfants âgés d’à peine onze ans.
Les moyens de subsistance
L’économie du département d’Abala, et plus largement celle de Tillabéri, repose principalement sur l’agriculture, l’élevage et le commerce transfrontalier, et influence de nombreux domaines, allant du mariage à l’éducation en passant par le recrutement des jeunes hommes par les jihadistes. L’insécurité généralisée a cependant rendu les activités économiques dangereuses, tandis que les quelques emplois du secteur public auparavant disponibles dans les zones rurales ont pratiquement tous disparu. Le gouvernement a en outre fermé un certain nombre de marchés ruraux et interdit l’utilisation de motos afin de lutter contre l’EI-Sahel, réduisant encore davantage les moyens de subsistance des populations.
Si tous les habitants subissent la détérioration économique, les hommes et les femmes la vivent différemment. Une femme a expliqué qu’avant l’arrivée de l’EI-Sahel dans son village, les hommes mariés interdisaient déjà à leurs femmes de vendre des marchandises sur le marché local. Estimant que cette activité était l’occasion d’une sortie inappropriée, ils obligeaient leurs femmes à y envoyer leurs jeunes filles à la place. Au Niger, les hommes ont aussi longtemps possédé la majeure partie des terres agricoles. Avant que l’EI-Sahel ne soit si influent, de nombreuses femmes trouvaient tout de même des moyens de gagner de l’argent, notamment en cueillant et en vendant des plantes comestibles, en élevant du petit bétail ou en travaillant la terre. Elles utilisaient alors les revenus de ces activités pour compléter ceux de leurs maris, ce qui leur offrait une certaine autonomie financière. Une femme déplacée se souvient :
Dans le village, les femmes cueillaient des plantes comestibles et cultivaient le gombo et l’oseille, que nous vendions sur les marchés alentours. Avec ces revenus, nous pouvions nous acheter de petits animaux et, après un certain temps, des vaches. Même après le décès de mon mari, mort des suites d’une maladie, je pouvais facilement subvenir aux besoins de ma famille.
Aujourd’hui, de nombreuses femmes ont perdu ces rares sources de revenu et d’autonomie. Celles qui sont restées dans les zones rurales ont souvent cessé de travailler la terre par crainte des violences jihadistes. D’autres ont vendu leurs animaux pour pouvoir joindre les deux bouts, à condition que les jihadistes ne se soient pas déjà emparés de leur bétail lors de leurs violentes incursions. Les femmes qui ont trouvé refuge dans la ville d’Abala ont généralement perdu leurs propres animaux (en plus du troupeau familial) ou l’accès à leurs champs, voire les deux. De nombreuses femmes ont fait preuve de créativité et de résilience pour trouver d’autres activités leur permettant de nourrir leur famille.
L’éducation
Parmi les enfants de la région de Tillabéri, nombreux sont ceux – garçons et filles – qui n’ont pas accès à l’éducation. En janvier, environ un tiers des écoles de la région avaient fermé leurs portes en raison de la menace constante de violence, privant plus de 70 000 enfants d’instruction. La grande majorité de ces établissements sont des écoles primaires. Les jihadistes font parfois irruption dans des salles de classe pour intimider les enseignants et les élèves, avant d’endommager le matériel ou les bâtiments. « Nos enfants ne sont pas allés à l’école depuis deux ans », a déclaré une femme peul, mère de cinq enfants. « Les terroristes ont fouetté les enfants, mis le feu à leurs fournitures scolaires et incendié l’école. Les enseignants ont eu peur et ont quitté notre village. »
L’EI-Sahel ne semble pas cibler spécifiquement l’éducation des filles, mais les attaques du groupe contre les écoles ont un effet disproportionné sur celles-ci. D’après les entretiens menés par Crisis Group, de nombreuses familles n’ont pas assez d’argent pour pouvoir envoyer tous leurs enfants à l’école dans la ville d’Abala, où l’enseignement est encore accessible. L’éducation des fils étant plus valorisée que celle des filles, et ces dernières étant souvent appelées à participer aux tâches ménagères du foyer, les familles ont tendance à utiliser les moyens à leur disposition pour scolariser les garçons. Les filles qui ne sont plus à l’école en raison du conflit sont davantage susceptibles de se marier jeunes, surtout si leur famille peine à joindre les deux bouts.
Cela dit, même s’ils en ont les moyens, de nombreux parents considèrent que maintenir leur fille à l’école au-delà d’un certain âge risque de nuire à leurs chances de se marier. « Etudier, c’est bien, mais se marier, c’est mieux », a déclaré une femme touareg déplacée qui ne s’opposerait pas à ce que sa fille de douze ans se marie. « Si une fille va à l’école, elle peut tomber enceinte. »
Les autorités militaires ont reconnu la nécessité de rouvrir les écoles à Tillabéri, vantant les efforts dans ce domaine comme la preuve qu’elles ont rendu la région un peu plus sûre. Selon la Direction régionale de l’éducation nationale (DREN), 122 des 900 écoles fermées pourraient reprendre les cours sans présence militaire sur place. En novembre 2023, le gouvernement a demandé à la DREN d’équiper ces écoles pour une réouverture à la mi-décembre 2023. Peu d’enseignants semblent pourtant disposés à retourner dans la région. A la fin du mois de juin 2024, une seule des onze écoles censées rouvrir dans le département d’Abala y était parvenue. Si les écoles rouvrent leurs portes, les autorités, en collaboration avec les organisations d’aide au développement, devront redoubler d’efforts pour encourager les familles à y envoyer leurs filles et à les y maintenir plus longtemps.