mars 26, 2025
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Politique

Jean-Hervé Jezequel, directeur de projet à l’International Crisis Group : « Evincée du Sahel, la France continue de sous-estimer la portée de la rupture souverainiste actuelle »

Les régimes militaires au Mali, au Burkina Faso et au Niger entendent restaurer « l’autonomie d’action de l’Etat », explique Jean-Hervé Jezequel, dans une tribune au « Monde ». L’analyste regrette que « Paris se condamne à ignorer le potentiel de transformation politique » en cours.

Une vague souverainiste s’est répandue depuis 2020 au Sahel. Au Mali, au Burkina Faso et au Niger, des militaires ont pris le pouvoir, chassant les autorités civiles dénoncées pour leur incapacité à contenir les insurrections djihadistes. Les nouveaux dirigeants militaires ont rapidement pris une série de décisions marquantes pour l’avenir de leur pays : démantèlement du dispositif international qui, sous égide française, visait à restaurer la sécurité au Sahel depuis 2013 ; rupture complète avec Paris et rapprochement sécuritaire avec Moscou ; création d’une confédération, l’Alliance des Etats du Sahel ; sortie avec fracas de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, l’organisation régionale. Les régimes militaires ont justifié ces choix radicaux, dont beaucoup ont suscité l’enthousiasme populaire, au nom d’un même principe : « La souveraineté retrouvée. »

Ce souverainisme se définit par un ensemble de discours et de pratiques animés d’une même conviction : la souveraineté des pays sahéliens a été bafouée, et c’est là l’origine de la crise que traversent ces pays depuis les années 2010. Les souverainismes sahéliens constituent une forme de nationalisme appuyé sur la célébration des « valeurs authentiques » de la nation et sur des références assez vagues au panafricanisme.

Leur objectif principal est de restaurer l’autonomie d’action de l’Etat, y compris par un usage autoritaire du pouvoir. Ils entendent casser l’influence des partenaires occidentaux, en particulier celle de la France. Ils s’accompagnent souvent d’une critique des anciennes élites dirigeantes, accusées d’avoir bradé la souveraineté nationale en cédant aux partenaires extérieurs le contrôle des politiques publiques dans des domaines régaliens, comme la sécurité et l’éducation. Ces tournants souverainistes ne sont pas nouveaux, ils rappellent à certains égards l’enthousiasme postindépendance des années 1960.

Potentiel de transformation politique

Acteur central du dispositif de stabilisation des années 2010 et ancienne puissance coloniale, la France a été prise de court par ce tournant. Evincée de la région, elle continue paradoxalement de sous-estimer la portée de la rupture actuelle. Les autorités françaises considèrent, en effet, le souverainisme comme un discours de façade faisant le lit des dictatures militaires. Elles voient dans l’alliance avec la Russie un changement de maître dans la partie d’échecs que les grandes puissances jouent autour du continent africain. Elles sont aussi convaincues que les Etats sahéliens ne peuvent se passer longtemps des ressources financières que les partenaires occidentaux leur fournissaient jusqu’ici.

Paris n’a pas totalement tort : ce souverainisme prend une tournure de plus en plus autoritaire et brutale. Les populations civiles en paient le prix fort dans les zones rurales et les voix critiques sont de plus en plus bâillonnées. Il n’y a jamais eu autant de morts civiles au Sahel que ces deux dernières années ; les arrestations de journalistes et de défenseurs des droits humains musèlent les oppositions et sclérosent la vie démocratique. Au Niger, le président élu, Mohamed Bazoum, est séquestré depuis la fin de juillet 2023.

Cependant, en réduisant ce virage à ces tares, Paris se condamne à ignorer le potentiel de transformation politique qu’il a libéré dans une partie du monde assoiffée de changements. Au Sahel, il a permis aux autorités de s’assurer un soutien populaire indéniable, même s’il est difficile de le mesurer avec précision. Il glisse vers un autoritarisme brutal mais ravive aussi une forme d’espoir dans l’action de l’Etat au sein d’une population éprouvée par plus de dix années de crises et d’interventions étrangères incapables de rétablir la sécurité.

Moscou exerce certes une influence grandissante, en contradiction avec le discours d’émancipation, mais la dépendance aux contractuels russes reste jusqu’ici moindre que celle à l’opération française « Barkhane ». Le souverainisme a remis l’Etat dans le siège du pilote là où la France regrettait il y a peu sa faiblesse, voire son absence. Les résultats ne sont certes pas édifiants, mais le changement d’approche est indéniable. L’écroulement annoncé des Etats sahéliens après le départ des forces internationales n’a pas eu lieu, même si la situation a globalement continué à se dégrader.

Dérive dictatoriale pas inéluctable

Au Sahel, le souverainisme est en réalité une ressource politique ambivalente, avec une face positive et une face plus sombre : d’un côté, il canalise la profonde aspiration au changement d’une partie des populations et suscite des soutiens et des attentes fortes envers les nouveaux dirigeants. De l’autre, il justifie les mesures restrictives prises par le gouvernement au nom de l’intérêt national et nourrit ainsi la tendance autoritaire des nouveaux dirigeants. Le virage souverainiste, initialement présenté comme une réponse aux aspirations populaires et une volonté de rétablir l’indépendance politique et économique du pays, pourrait sans doute se réduire à la capture brutale du pouvoir par de petits groupes servant leurs seuls intérêts.

Cette dérive dictatoriale a commencé à se matérialiser, mais elle n’est pas inéluctable. Les nouvelles élites dirigeantes sahéliennes ne forment pas un bloc homogène et figé. Comme le suggère un récent rapport de l’International Crisis Group consacré au Mali, une partie d’entre elles pourraient évoluer, par pragmatisme, vers des versions moins brutales du souverainisme, plus ouvertes aussi à la diversification des partenariats internationaux.

L’avenir donnera peut-être raison aux Cassandre qui voient dans le tournant souverainiste un nouvel avatar des « stagnations trentenaires », selon l’expression du politiste Rahmane Idrissa : un simple moment de redistribution des cartes du pouvoir, sans transformation des systèmes politiques. Mais l’aspiration au changement paraît, pour sa part, beaucoup plus dure à endiguer. Dans ce moment de transformation, la France continue d’apparaître, à tort ou à raison, comme la force du passé. Paris s’est durablement brouillé avec les régimes militaires actuels et peut difficilement envisager une réconciliation à court terme.

Eviter les déclarations paternalistes

Les autorités françaises peuvent, par contre, laisser faire, sinon encourager, les partenaires européens qui désirent réengager le dialogue avec les autorités sahéliennes. L’Europe devrait, de son côté, revoir ses ambitions régionales en se consacrant moins aux questions de sécurité immédiates, sur lesquelles il y a trop de désaccords avec les pays sahéliens, et en s’intéressant davantage aux causes structurelles des crises régionales. Elle pourrait, par exemple, s’investir de façon plus déterminante dans la lutte contre les effets du changement climatique, qui constituent un défi commun et ont un impact particulièrement grave sur la région, alimentant, de façon subtile, des compétitions violentes pour l’accès aux ressources.

Enfin, la France devrait tirer les leçons d’un tournant brutal qu’elle n’a pas su anticiper et dont les répercussions pourraient, à terme, s’étendre, comme on le constate déjà au Sénégal et au Tchad : elle n’est plus l’acteur central dans cette région. Si elle ne veut pas que le train de l’histoire la laisse définitivement en gare, la France devrait éviter les déclarations paternalistes et travailler à retrouver progressivement une place plus modeste, mais positive, dans les récits communs unissant l’Europe et l’Afrique de l’Ouest.

Jean-Hervé Jezequel, directeur du projet Sahel à l’International Crisis Group (Le Monde Afrique)

 

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