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LES GROUPES DJIHADISTES AU SAHEL : Une communication globale à l’épreuve des réalités locales

À l’analyse, il s’avère alors que le « terrorisme djihadiste» dans cette région du monde relève d’abord de dynamiquesinsurrectionnelles qui obligent à prendre davantage en compte le contexte local. Il convient à cet égard de distinguer les sources d’inspiration des combattants, qui renvoient à des modèles révolutionnaires globaux, d’une part, et des connexions opérationnelles pour le moins ténues avec le monde arabe, d’autre part. En effet, la circulation transnationale de normes islamiques sujettes à une interprétation guerrière témoigne d’abord de la plasticité d’une tradition prophétique qui, suivant les contextes et les époques, peut servir à justifier l’obéissance autant que l’insoumission. Mais la référence à des modèles globaux ne démontre en rien l’existence de transferts d’armes, de combattants et de fonds en provenance du monde arabe. De plus, elle ne constitue pas la cause d’insurrections dont la genèse doit beaucoup à la mauvaise gouvernance et à la faiblesse des États au Sahel.

Cette étude analyse les dynamiques locales qui expliquent larésilience des groupes qualifiés de djihadistes en Afrique subsaharienne. Centrée sur la partie occidentale de la bande sahélienne, elle ouvre aussi des perspectives comparatistes avec les Chebab de Somalie, du Kenya ou du Mozambique, ainsi que les ADF (Allied Democratic Forces) de l’est de la République démocratique du Congo. Pour éviter les écueils habituels à des analyses par trop globales de la situation, l’étude s’intéresse notamment aux trois points suivants :

– l’économie politique des rebelles qui se réclament d’un islam révolutionnaire et qui vivent de rackets ;

– la base sociale de groupes dont le recrutement repose pourbeaucoup sur des logiques communautaires, claniques et familiales qui vont à l’encontre des idéaux universalistes d’une religion aux ambitions planétaires ;

– la circulation des combattants à travers des frontières poreuses, un phénomène fort ancien.

L’analyse repose sur une revue de presse et une lecture attentive de la littérature académique sur le sujet, notamment en anglais. Elle s’enrichit également des enquêtes de terrain déjà menées par l’auteur auprès de clercs islamiques, d’officiers de sécurité et de combattants de tous acabits au Nigeria, au Tchad, au Niger et au Mali. Pour compléter le tableau, une mission au Burkina Faso a été réalisée du 3 au 11 juillet 2021.

Les résultats de l’étude montrent que la lutte contre le terrorisme dans cette région du monde relève d’abord de dynamiques insurrectionnelles qui obligent à prendre davantage en compte le contexte local. Il convient à cet égard de distinguer les sources d’inspiration des combattants, qui renvoient à des modèles révolutionnaires globaux, d’une part, et des connexions opérationnelles qui s’avèrent être pour le moins ténues avec le monde arabe, d’autre part. En effet, la circulation transnationale de normes islamiques sujettes à une interprétation guerrière témoigne d’abord de la plasticité d’une tradition prophétique qui, suivant les contextes et les époques, peut servir à justifier l’obéissance autant que l’insoumission. Mais la référence à des modèles globaux ne démontre en rien l’existence de transferts d’armes, de combattants et de fonds en provenance du monde arabe. De plus, elle ne constitue pas la cause d’insurrections dont la genèse doit beaucoup à la mauvaise gouvernance et à la faiblesse des États au Sahel.

 

LE CADRE ANALYTIQUE

Les débats sur l’existence d’une « Internationale » capable de coordonner les mouvements djihadistes au sud du Sahara ne relèvent pas que de la controverse académique. Sur le plan politique, ils ont des conséquences directement opérationnelles car le spectre d’une menace d’ampleur mondiale justifie des interventions militaires sur des théâtres étrangers et permet à des gouvernements africains de se défausser de leurs propres responsabilités dans la poursuite des hostilités en pointant un doigt accusateur vers un problème importé de l’extérieur, en l’occurrence du Moyen-Orient. Les discours à ce sujet peuvent donc être très orientés, voire complètement manipulés, en particulier dans un contexte où, depuis les attentats de New York en 2001, la lutte contre le terrorisme est devenue une véritable rente pour des régimes corrompus et autoritaires en mal de reconnaissance et d’aide internationales.

D’une région d’Afrique à l’autre, les accusations portées à l’encontre d’une menace d’origine arabe se sont certes déclinées à différents niveaux selon qu’elles s’adressaient à la communauté internationale, à l’ensemble des citoyens d’un pays ou aux seuls habitants des zones touchées par les rébellions dites « djihadistes». Les discours officiels ont parfois donné une impression de schizophrénie quand ils ont, tout à la fois, conspué l’influence globale d’idéologies extrémistes et argué d’un simple problème interne de police pour éviter des interférences étrangères qui risquaient de révéler au grand jour les excès des répressions gouvernementales.

La duplicité des récits dominants n’en a semblé que plus grande lorsque, face à leurs interlocuteurs occidentaux, certains dirigeants africains ont trouvé le moyen de mettre les révoltes qualifiées de terroristes sur le compte du wahhabisme saoudien tout en continuant en sous-main de demander une aide financière à Riyad.

Sur le plan international, les récits alarmistes sur la nécessité de lutter contre un djihadisme d’envergure planétaire ont surtout servi à justifier la reprise d’une aide économique et militaire qui avait pu décliner depuis la fin des oppositions Est-Ouest du temps de la guerre froide. De tels discours, cependant, n’ont pas toujours été très crédibles. En Ouganda, par exemple, ils ont frôlé le ridicule quand le président Yoweri Museveni, au pouvoir depuis 1986, a sollicité le soutien des États-Unis et de la Grande-Bretagne pour combattre une guérilla fondamentaliste chrétienne, l’Armée de résistance du Seigneur, qu’il prétendait liée à Oussama ben Laden.

À l’occasion, le ralliement de certains gouvernements africains au récit dominant d’une « guerre globale contre le terrorisme» a aussi résulté de pressions internationales. Au Nigeria, après les attentats d’Al-Qaïda à New York en 2001, par exemple, les autorités ont d’abord refusé d’adopter des lois antiterroristes qui étaient susceptibles de stigmatiser les musulmans du nord du pays. Un durcissement de l’arsenal législatif risquait également de compromettre les négociations engagées au sud avec des mouvements de lutte armée qui, à défaut d’être islamistes, commettaient des attentats dans des zones pétrolifères à dominante chrétienne. En 2009, Abuja a cependant dû revoir sa position du fait de l’insurrection de Boko Haram et de la tentative d’un émigré nigérian, Umar Farouk Abdulmutallab, de se faire exploser en vol dans un avion américain. Désireux d’échapper à des restrictions sur l’obtention de visas pour les États-Unis, le gouvernement a alors rallié le discours de Washington en blâmant Al-Qaïda et de mystérieux soutiens en provenance du monde arabe pour justifier son incapacité à venir à bout des djihadistes. En 2013, le groupe Boko Haram était ainsi classé sur la liste noire des organisations terroristes internationales.

Au niveau local, la propension des gouvernements africains à globaliser l’ampleur de la menace a par ailleurs visé à provoquer  des sursauts nationaux en muselant l’opposition et en resserrant les rangs autour de dirigeants qui ont essayé de prolonger leur mandat au nom des impératifs du moment, en l’occurrence avec succès en Guinée en 2020. Les milieux sécuritaires n’ont pas été en reste car la lutte antiterroriste a justifié des augmentations très substantielles des effectifs et des budgets, non seulement des armées, mais aussi de la police et des services de renseignement.

Au Nigeria, par exemple, l’ensemble du secteur a capté 15 % des dépenses de l’État en 2017, jusqu’à 20 % si on inclut les « caisses noires officielles » des gouvernements au niveau fédéral et régional, une réserve appelée security vote. Dans la région, la lutte contre le terrorisme a également permis de renflouer les armées qui avaient pâti des plans de dégraissage de la fonction publique sous la coupe de la Banque mondiale, au cours des années 1980, puis des transitions démocratiques au sortir de la guerre froide. Au Niger, le personnel des forces armées est ainsi passé de 2 000 hommes en 1985 à 10 000 en 2009, jusqu’à 25 000 en 2020, date à laquelle les autorités annonçaient leur intention de doubler ces effectifs d’ici 2025. En Afrique subsaharienne, les décideurs politiques et militaires n’ont cependant pas été les seuls à avoir relayé l’idée selon laquelle les djihadistes du continent entretenaient des relations étroites avec les mouvances d’Al-Qaïda ou de l’État islamique.

En prêtant allégeance à une franchise ou à une autre, les insurgés ont aussi cherché à exagérer leur rayonnement et leur capacité d’action pour faire croire à leur omniprésence et terroriser la population. De leur côté, les supplétifs des coalitions antiterroristes n’ont pas été les derniers à amplifier l’importance des rébellions qu’ils combattaient afin d’inquiéter leurs alliés et d’obtenir d’eux des armes, des fonds et une reconnaissance internationale. Du Mali à la Centrafrique, certaines milices communautaires ont également agi ainsi pour justifier a posteriori leurs exactions. En Somalie, les seigneurs de guerre qui avaient ravagé Mogadiscio pendant des années ont même constitué une Alliance contre le terrorisme afin de se réhabiliter aux yeux de la communauté internationale.

Les médias les plus sensationnalistes et les consultants les moins scrupuleux n’ont pas non plus hésité à dramatiser indûment les menaces qui pesaient sur la région en agitant le spectre d’un embrasement général d’un « Sahelistan » prétendument tombé sous l’emprise du wahhabisme saoudien5. Des journalistes ont ainsi réécrit la biographie des leaders locaux du djihad en prétendant qu’ils avaient d’abord été formés en Arabie saoudite avant de prendre les armes. Concernant le nord du Burkina Faso, on a par exemple affirmé à tort qu’un prédicateur qui officiait à la frontière du Mali, Ibrahim Dicko, avait initialement suivi des études coraniques à l’Université islamique de Médine, au cours des années 1980, avant de prendre le maquis pour y lancer le groupe AnsarulIslam, en 20156. Dans la région du lac Tchad, certains ont également soutenu que le fondateur de Boko Haram, Mohamed Yusuf, aurait été formé en Arabie saoudite alors que celui-ci a effectué son premier pèlerinage à La Mecque en 2003 seulement, en l’occurrence pour fuir les services de sécurité nigérians qui le recherchaient à la suite de troubles sur la frontière du Niger.

Par paresse intellectuelle ou par opportunisme, des chercheurs ont eux-mêmes cédé aux effets de mode et parlé d’un « arc de crise » sahélien ou d’un « croissant de la terreur » sans aller sur le terrain pour vérifier et recouper leurs informations empiriquement. En effet, il leur était plus facile d’analyser les vidéos de propagande des groupes djihadistes que d’essayer de négocier un accès à des zones dangereuses. Dans le « brouillard de la guerre », beaucoup de chercheurs ont ainsi procédé par amalgames et se sont appuyés sur les stratégies de communication des insurgés pour en tirer des conclusions hâtives sur l’existence de connexions opérationnelles, financières, logistiques et stratégiques avec des franchises globales qui, d’Al-Qaïda à l’État islamique, cherchaient justement à gonfler leur importance. Ce faisant, ils ont souvent ignoré les limites et les biais de vidéos qui prenaient bien soin de masquer les tensions à l’intérieur des groupes en question.En pratique, la crainte d’un grand complot planétaire s’est donc nourrie des similitudes iconographiques, rhétoriques et tactiques observées entre les différents mouvements djihadistes qui combattaient au sud du Sahara, de la Somalie à la Mauritanie.

Dans le cas du nord du Burkina Faso et du centre du Mali, où les hostilités se sont nettement aggravées à partir de 2019, certains ont par exemple prétendu que l’utilisation de cadavres piégés, technique éprouvée en Syrie depuis 2011, aurait témoigné de l’arrivée de combattants étrangers car de telles pratiques de combat n’auraient pas correspondu aux « moeurs» des Africains. À une échelle plus globale, le chercheur israélien Assaf Moghadam a quant à lui insisté sur l’importance de l’idéologie al-qaïdiste et djihadiste dans la diffusion et la multiplication des attentats-suicides à travers le monde. À preuve, arguait-il dans l’introduction de son ouvrage sur la « globalisation du martyre », la majorité des groupes qui planifiaient ces actes se réclamaient d’un islam salafiste.

Non sans contradictions, il admettait cependant que, sur le terrain, le réalisme primait sur l’idéologie, comme en témoignait le rapprochement tactique des chiites d’Iran et des sunnites d’Al- Qaïda en Afghanistan face à l’ennemi commun américain. Dans sa conclusion, Assaf Moghadam devait d’ailleurs reconnaître que l’idéologie salafiste n’était pas la cause des attentats-suicides et qu’elle servait surtout à justifier des actes meurtriers en les replaçant dans un cadre planétaire afin de dédouaner les terroristes de leurs responsabilités individuelles.

De fait, les phénomènes de mimétisme et les références idéalisées à un modèle révolutionnaire global n’ont nullement prouvé l’existence d’une Internationale islamiste et d’un commandement central qui, depuis Riyad, La Mecque, Peshawar, Kaboul ou Mossoul, auraient été capables de planifier et coordonner des attentats à travers le monde, sans même parler d’envoyer des financements, des armes et des combattants. En Afrique subsaharienne, notamment, on serait bien en peine aujourd’hui de démontrer la moindre ébauche de coordination entre des groupes qui restent très fragmentés et qui poursuivent chacun des agendas locaux. En mars 2019, par exemple, Daech a annoncé la fusion de ses « provinces » d’Afrique de l’Ouest et du Grand Sahara sans pour autant que l’on observe un véritable rapprochement opérationnel entre Boko Haram au Nigeria et l’EIGS (État islamique au Grand Sahara) à la frontière du Niger et du Mali. De même, les prétentions du « calife » Abou Bakr al-Baghdadi à créer en avril suivant une vaste province de l’Afrique centrale ont semblé bien dérisoires en l’absence de connexions avérées avec des groupes qui se réclamaient du djihad dans l’est de la République démocratique du Congo ou dans le nord du Mozambique, à des milliers de kilomètres de distance.

Bien que de nombreux observateurs y aient attaché beaucoup d’importance, les affiliations à Al-Qaïda ou à Daech n’ont pas modifié non plus le mode opératoire des « guérillas terroristes» au sud du Sahara. Sans même parler d’un quelconque soutien saoudien, on aurait ainsi tort d’imaginer que l’enracinement dans un terroir signalerait la « patte » d’un réseau ou d’un autre. Le contrôle de territoires n’est pas l’apanage de Daech : en témoigne l’ancrage de la mouvance d’Al-Qaïda dans le nord du Mali ou des Chebab dans le sud de la Somalie, qui continuent de prêter allégeance à la pensée d’Oussama ben Laden.

Il convient à cet égard de ne pas porter un regard condescendant sur des populations africaines que certains imaginent incapables de se rebeller sans l’apport de doctrinesétrangères et de soutiens logistiques en provenance du Moyen-Orient. La réalité historique est tout autre. En effet, l’Afrique a, elle aussi, influencé le cours des événements sur d’autres continents. Au XIe siècle, c’est ainsi de l’actuelle Mauritanie que les Almoravides sont partis au secours des roitelets musulmans en train de plier face à la poussée des chrétiens en Espagne. Au XXe siècle, c’est ensuite du Maroc que Franco est parti à l’assaut du gouvernement républicain à Madrid en 1936. En 1941, encore, la colonne Leclerc est partie du Tchad pour libérer Paris, permettant à la France d’être dans le camp des vainqueurs au sortir de la Seconde Guerre mondiale. C’est pendant ses années d’exil au Soudan, de 1993 à 1996, qu’Oussama ben Laden, lui, a développé Al-Qaïda, avant d’aller s’installer en Afghanistan.

DES DJIHADS PEU ATTRACTIFS À L’INTERNATIONAL

Assurément, les djihadistes du Sahel n’ont pas eu besoin d’instructions en arabe pour prendre les armes et se former à un art de la guerre asymétrique qui était déjà enseigné dans les manuels de la révolution marxiste1. La confiance nécessaire à l’organisation de groupes clandestins s’est construite dans les langues vernaculaires, qui sont restées le principal médium de recrutement des combattants au Nigeria, au Mali, au Kenya ou en Somalie (voir la carte 1). En pratique, les djihadistes africains ont suivi des agendas locaux et n’ont pas répondu aux ordres d’un hypothétique commandement central qui aurait coordonné leurs attaques depuis le sud de la Libye ou de l’Irak. À la différence de Daech et d’Al-Qaïda, d’abord, ils n’ont jamais commis d’attentats en Amérique ou en Europe. De plus, ils ont su instrumentaliser leurs soutiens extérieurs et ont souvent changé d’allégeance en fonction de leurs intérêts du moment au sein de mouvances très déstructurées. C’est par exemple le cas de dissidents comme Adnane Abou Walid Al-Sahraoui et Abou Mousab al-Barnaoui, qui ont quitté la franchise d’Al-Qaïda et rallié Daech pour s’affranchir de la tutelle, respectivement, des Mourabitounes au Sahara occidental en mai 2015 et du « canal historique » de BokoHaram au Nigeria en août 2016.

La genèse des djihadistes de l’Afrique subsaharienne, elle, a été endogène, quoi qu’il en soit par ailleurs des fantasmes récurrents sur l’existence d’une Internationale islamiste. Les rebelles, en l’occurrence, se sont montrés parfaitement capables de se passer des pays arabes pour produire leur propre « théologie de la libération ». Leurs groupes n’ont pas été de simples excroissances d’Al-Qaïda ou Daech et ils n’ontpas eu besoin des doctrines ou de l’autorisation des salafistesdu Moyen-Orient pour contester les pratiques syncrétiques des « mauvais musulmans » et se soulever contre des pouvoirs déclarés « impies ». Très condescendante à l’égard des Africains noirs, la vision à sens unique d’une subversion importée du monde arabe n’a guère correspondu aux réalités historiques des grands djihads sahéliens du XIXe siècle qui ont été menés par des soufis du cru, bien avant les campagnes de prosélytisme financées par les pays pétroliers du Golfe au cours des années 1970.

L’attractivité de la terre sainte d’Arabie mérite ainsi d’être remise en perspective lorsqu’on s’intéresse au rôle qu’elle aurait pu jouer dans la propagation d’idées révolutionnaires. En effet, on n’a pas observé de corrélation systématique avec l’intensité de la fréquentation du pèlerinage à La Mecque. Tous les cas de figure ont existé. Riche de son pétrole et peu peuplée, la Libye enregistrait par exemple de forts taux de pèlerins et a connu une percée remarquable des groupes djihadistes depuis l’effondrement du régime de Mouammar Kadhafi en 2011. Relativement à leur masse démographique, les Maliens, au contraire, fréquentaient peu La Mecque, peut-être parce qu’ils étaient plus pauvres. En 2012, ils n’en ont pas moins plié devant l’avancée des combattants d’Al-Qaïda au Maghreb islamique. Il serait assez présomptueux à cet égard d’imputer le succès des djihadistes du Mali à l’influence de La Mecque, surtout quand on connaît le rôle structurant qu’a en fait joué dans le conflit le combat des Touaregs contre le pouvoir central à Bamako.

Indéniablement, la circulation des combattants et des modèles révolutionnaires n’a pas joué dans un seul sens. Au sud du Sahara, c’est surtout en Afrique de l’Est qu’une poignée de Somali est allée combattre en Afghanistan, tandis que le Saoudien Oussama ben Laden venait s’installer au Soudan entre 1993 et 1996. À l’autre bout de la bande sahélienne, la république islamique de Mauritanie a également pu produire quelques figures du djihad à l’international. Parmi elles, on remarque la présence du cheikh Abou Younous « al-Muritani». D’abord élevé en Arabie saoudite où il est né, à La Mecque, en 1981, sous le nom d’Abderrahmane Ould Mohammed al-Houssein, celui-ci est revenu en Mauritanie en 2000. Après avoir rejoint les djihadistes algériens du GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat) en 2001, il a alors joué un rôle majeur dans les négociations qui les ont conduits à prêter allégeance à Al-Qaïda. Il est cependant difficile de savoir si « al-Muritani » s’est radicalisé en Arabie saoudite ou en Mauritanie, avant d’être finalement arrêté à Quetta au Pakistan fin 2011.

On pourrait aussi se poser la question à propos du mufti d’Al- Qaïda. Parti une première fois en Afghanistan en 1991, le djihadiste mauritanien Mahfoudh Ould el-Waled, dit « Abou Hafs », s’est autant formé en Afrique qu’au Moyen-Orient. En 1992, il a accompagné Oussama ben Laden dans son exil à Khartoum.

Là, il est devenu son bras droit, le précepteur de ses enfants et le numéro trois du mouvement Al-Qaïda, après le chef des opérations militaires : une sorte d’idéologue et de commissaire politique tout à la fois. En désaccord avec certaines des options terroristes du mouvement, qu’il considérait comme contre-productives pour le djihad mondial, « Abou Hafs » devait ensuite retourner en Afghanistan quand il a été expulsé du Soudan en 1996, avant d’en être chassé par l’intervention militaire des Américains fin 2001, d’être emprisonné en Iran puis rapatrié en Mauritanie, où il a été placé en résidence surveillée.

Encore s’agissait-il d’individus et d’idéologues, d’ailleurs très peu nombreux à l’échelle du continent africain. Pour le reste, on n’a pas constaté d’afflux massif de Subsahariens allant participer aux djihads de l’Afghanistan, de la Tchétchénie, de la Palestine, de l’Irak ou de la Syrie. En sens inverse, on n’a pas non plus observé de transferts de djihadistes venus du Moyen-Orient pour aller patauger avec les combattants de Boko Haram ou de la Katiba Macina dans les marécages du lac Tchad ou dans les bourgoutières du delta intérieur du fleuve Niger au Mali.

De fait, les références aux idéaux universalistes du Coran et aux ambitions planétaires du message prophétique ne doivent pas tromper. En Afrique subsaharienne, les enquêtes sur la sociologie de l’engagement menée auprès de détenus djihadistes ont plutôt révélé l’importance des logiques de proximité et des liens de voisinage pour recruter des combattants, relativisant d’autant l’influence d’idéologies transnationales qui auraient pu favoriser l’émergence d’une Internationale islamiste5. En pratique, les nébuleuses de BokoHaram et d’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique) n’ont guère été attractives pour les candidats au djihad venus d’Europe, d’Amérique ou du Moyen-Orient. Très différentes du fonctionnement transnational de Daech en Irak et en Syrie, elles ont recruté des combattants locaux tout en se déployant à l’intérieur d’espaces aux frontières poreuses. Au Nigeria, les 601 membres de Boko Haram transférés en juillet 2020 à Mallam Sidi, un camp de dé-radicalisation situé dans l’État de Gombe, ne comprenait par exemple qu’une poignée d’étrangers tous originaires des pays voisins, avec 8 Camerounais, 5 Tchadiens et 1 Nigérien.

Au sud du Sahara, les Chebab de la Corne de l’Afrique ont été les seuls à disposer d’un véritable relais outre-mer à travers la diaspora somali. Ils ont en effet rallié des migrants de deuxième génération avec, selon les estimations d’experts de la sécurité, une centaine de ressortissants venus des États-Unis, une vingtaine du Canada, 25 d’Australie et quelque 150 en provenance de pays européens à la fin des années 20007. À leur apogée en 2010, ils ont pu compter jusqu’à un millier de moudjahidines étrangers originaires, dans leur très grande majorité, des pays voisins : l’Éthiopie, avec des réfugiés oromo en lutte contre Addis-Abeba, et le Kenya, où Nairobi était en train d’essayer de mobiliser des miliciens somali pour sécuriser la frontière avant de se décider à franchir le Rubicon et à occuper le sud de la Somalie fin 2011. Sous l’égide d’un commandement (qiyadah) qui se voulait pan-clanique, leur structure militaire a ainsi compris des autochtones (anṣār) et des volontaires (muhājirūn) issus de la migration, à l’exemple de la diversité des premiers fidèles réunis autour du prophète Mahomet.

Les Chebab n’ont cependant pas réussi à s’affranchir des logiques lignagères d’un recrutement local, y compris en diaspora. De ce point de vue, ils ne se sont pas beaucoup distingués des derviches du « mollah fou » qui, un siècle auparavant, dans l’Ogaden éthiopien, avaient lutté contre les Britanniques du Somaliland en mobilisant une poignée de guerriers arabes, turcs et abyssins. Dans le sud de la Somalie, les Chebab se sont plutôt méfiés de leurs rares moudjahidines étrangers. Quant à leurs ramifications dans la Corne de l’Afrique, elles ont surtout reposé sur des connivences ethniques et linguistiques, notamment au sein des communautés somali des pays voisins, en Éthiopie ou au Kenya. Face aux troupes de la coalition antiterroriste de l’Union africaine, les djihadistes de Somalie ont en fait fini par évoquer la figure de nationalistes résistant à une occupation étrangère, un peu comme le Hamas en Palestine ou les talibans en Afghanistan.

DE LA POROSITÉ DES FRONTIÈRES : UNE DIMENSION ESSENTIELLEMENT RÉGIONALE

À défaut de disposer des prolongements outre-mer des Chebabde la Corne de l’Afrique, des mouvances comme AQMI et Boko Haram ont, quant à elles, profité de la faiblesse des pouvoirs publics et de la porosité des frontières des États sahéliens pour se développer à une échelle régionale. Ce faisant, elles ont partiellement reproduit le schéma classique des guérillas qui, autrefois, établissaient leurs sanctuaires dans les pays voisins de leurs cibles afin d’échapper à de possibles représailles. Dans le cadre de guerres asymétriques, les mouvements insurrectionnels ont en effet pour habitude de franchir clandestinement des frontières qui, en vertu des règles de souveraineté du droit international, s’appliquent surtout aux armées gouvernementales et interdisent à des soldats en uniforme de poursuivre leurs ennemis en territoire étranger, sauf dérogation spéciale.

De telles caractéristiques ne sont spécifiques ni aux groupes djihadistes ni à la région. Mais elles sont particulièrement flagrantes dans le contexte de vastes espaces sahélo-sahariens où, historiquement, les États n’ont jamais réussi à contrôler des frontières poreuses pour endiguer les flux de contrebande ou la circulation de « mercenaires transhumants », prêts à vendre leurs services au plus offrant. Du Soudan britannique au Soudan français, actuel Mali, les insurgés d’autrefois, en l’occurrence, ont toujours fait preuve d’une grande agilité en la matière.

Aujourd’hui encore, de nombreux seigneurs de guerre savent parfaitement se recycler d’un conflit et d’un pays à l’autre, trajectoire dont témoignent bien des combattants peuls comme le « chef d’état-major » Hama Founé au Mali et au Liberia ou le « général » Mahamat Abdoul Kadre Oumar au Tchad et en Centrafrique (voir encadré). Le constat vaut pour la Corne de l’Afrique, où des mercenaires somaliens ont traversé la mer Rouge pour aller vendre leurs services aux belligérants de la guerre civile au Yémen, notamment les Émiratis.

Du Mali à la Centrafrique : deux exemples de « mercenaires transhumants » Surnommé Baba Ladé, le « père de la brousse » ou le « lion » en fulfudé, Mahamat Abdoul Kadre a commencé sa carrière dans la gendarmerie à Bol, au Tchad. Emprisonné une première fois pour mutinerie, il a été libéré en 1999 et s’est d’abord réfugié au Nigeria, dans la région du Borno, où il a vécu en direct l’émergence de la secte BokoHaram. Par la suite, il est parti en 2006 combattre au Darfour, puis en 2008 en Centrafrique, où il a prétendu défendre la cause des éleveurs peuls. Défait, il a essayé en 2012 de reprendre du service au Soudan du Sud, où les autorités venaient de proclamer l’indépendance et ont rejeté ses propositions de collaboration.

Un moment en exil au Bénin et au Niger, où il a cherché à obtenir la protection du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, Baba Ladé s’est finalement réconcilié avec le président tchadien Idriss Deby, a obtenu le grade de général, a tenté de s’immiscer dans les procédures de démobilisation en Centrafrique, s’est de nouveau rebellé et a échoué en 2015 dans un bagne près de la frontière libyenne avant d’être libéré courant 2020… en attendant le prochain épisode.

Originaire de la localité de Sossobé dans le cercle de Tenenkou près de Mopti au Mali, Hama Founé a, quant à lui, commencé sa carrière dans les troupes de Charles Taylor pendant la guerre civile au Liberia, au tout début des années 1990. En 1993, il a monté une éphémère milice d’autodéfense peule pour contenir les incursions des Touaregs du MPA (Mouvement populaire de l’Azawad) dans le delta intérieur du fleuve Niger. Malgré la signature d’accords de paix en 1995, il a repris les armes quand les groupes djihadistes se sont emparés du pouvoir dans le nord du Mali en 2012. Un moment rallié aux indépendantistes touareg du MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad), il a appelé les Peuls à s’organiser pour résister au retour de l’administration malienne après l’intervention militaire de la France dans la zone en 2013. Il a finalement accepté d’être désarmé dans le cadre de programmes de démobilisation en 2016.

De ce point de vue, il s’avère que les phénomènes de « transhumance mercenariale » relèvent surtout d’opportunités tactiques et économiques qui ne doivent rien à la puissance d’attraction de l’appel (dawa) à un djihad global. En pratique, la porosité des frontières, la répartition géographique des masses démographiques et les particularités physiques de terrains propices à la constitution de maquis jouent en effet un rôle plus déterminant que les endoctrinements religieux pour expliquer la configuration de groupes armés qui, pour certains d’entre eux, sont qualifiés de terroristes.

Parce qu’il est le pays le plus peuplé d’Afrique, le Nigeria a par exemple servi de vivier de « main-d’oeuvre » pour toutes sortes de combats, y compris, semble-t-il, le djihad en Algérie. Revenu en 1991 d’Afghanistan, où il avait lutté contre les troupes de l’Armée rouge, un militant du Front islamique du salut (FIS), Hacène Allane, est ainsi réputé s’être installé en 1993 à Kano, dans le nord sahélien du Nigeria, pour y acheter des armes et y recruter des hommes. Il se serait alors enraciné dans la région en se rapprochant de deux figures de la mouvance salafiste des « Izala » : Adam Mahmud Jaafar, un cheikh de Kano qui sera assassiné en avril 2007, vraisemblablement par un commando de Boko Haram, et Yakubu Musa Kafanchan, un prédicateur de Katsina qui sera brièvement emprisonné en juillet 2001 avant d’être relâché sous la pression de la population4. Ces campagnes de recrutement cesseront cependant quand Hacène Allane sera tué par l’armée du Niger en avril 2004 près de Tahoua, où il avait pris deux mois auparavant le commandement de la Katiba Ibn-Techfine, une brigade installée par un dirigeant algérien du GSPC, Abderrezak « El-Para ».

Depuis lors, l’émergence de nouveaux mouvements djihadistes en Afrique subsaharienne a confirmé la rapidité de circulation de modèles révolutionnaires qui ont servi à légitimer la révolte de jeunes musulmans sans pour autant témoigner d’une quelconque coordination sous l’égide d’une « centrale » commandée par des Arabes. Comme leurs prédécesseurs qui se réclamaient du marxisme, les moudjahidines du centre du Mali ou du nord-est du Nigeria ont su tirer parti de la porosité des frontières pour esquiver les combats avec des forces gouvernementales et étendre leurs aires d’opération quand se sont effrités les pactes de non-agression mutuelle qui leur permettaient de maintenir des bases arrière dans les pays voisins, tels le Burkina Faso ou le Niger. Dans une très large mesure, la proximité des maquis de la forêt de Sambisa et des contreforts des monts Mandara au Cameroun expliquent ainsi pourquoi les hommes de BokoHaram sont parvenus à se déployer dans des zones rurales à la lisière de plusieurs États autour du lac Tchad avant de porter le fer djihadiste à Maiduguri en 2009 puis, à partir de 2015, de résister aux assauts d’une coalition antiterroriste dont la puissance de feu était bien supérieure (voir la carte 2). Le contraste n’en est que plus saisissant avec les insurgés de la secte islamiste Maitatsine, qui s’étaient retranchés dans une enclave urbaine de Kano et qui ont été laminés par l’armée nigériane en 1980, ceci sans parler des sécessionnistes biafrais qui, complètement encerclés, n’ont pas été en mesure de maintenir des bases arrière dans les pays voisins jusqu’à leur reddition en 1970.

Pour autant, les mouvements djihadistes de la région n’ont pas réussi à se structurer pour être en mesure de gouverner les territoires qu’ils disaient contrôler, sans même parler de s’emparer du pouvoir dans des capitales fort lointaines. Leur portée révolutionnaire n’a, de ce point de vue, rien à voir avec les djihads qui, au XIXe siècle, avaient débouché sur la construction de proto-États opposés à la pénétration coloniale, de l’Empire toucouleur au Mali jusqu’au califat de Sokoto dans l’actuel Nigeria, en passant par la Mahdiyya au Soudan. À l’époque, les révolutions islamiques du Sahel avaient en effet renouvelé et profondément transformé les organisations politiques de sociétés féodales. Pour paraphraser une phrase fameuse à propos de la guerre, le djihad avait ainsi fait l’État, pendant que l’État faisait le djihad.

Aujourd’hui, en revanche, les insurgés qui ont pris les armes au nom du Coran semblent n’avoir aucun véritable projet politique. À quelques exceptions près dans le sud de la Somalie en 2006-2011 ou le nord du Mali en 2012, ils se sont d’ailleurs avérés incapables de gouverner et d’administrer des villes, sans même parler d’États. À défaut d’ingénieurs, de docteurs et de cadres, ils ont surtout tenu des territoires ruraux qu’ils ont généralement ravagés avec la furie des jacqueries paysannes d’antan. Leurs revendications d’islamisation de la société n’en ont été que plus difficiles à décrypter. Au Nigeria, par exemple, les combattants de Boko Haram ont demandé à pouvoir pratiquer librement leur religion dans leurs propres mosquées lorsque leurs émissaires ont entamé en 2011 un éphémère dialogue avec l’ancien président OlusegunObasanjo8. Mais ils n’ont formulé aucune revendication claire quant à l’instauration d’un État islamique. Bien souvent, ils ont plutôt été perçus comme des pillards, voire des anarchistes, à l’instar des rebelles Kharidjites qui, au VIIe siècle, contestaient la souveraineté des califes sur terre en prétendant ne reconnaître que la volonté de Dieu.

Au Sahel, qui plus est, les mouvements djihadistes sont restéstrès fragmentés. Ils ont connu de nombreuses scissions et se sont enlisés dans des conflits communautaires à des années-lumière des idéaux d’un califat global. En fait d’expansion, on a plutôt assisté à une extension de violences qui, du Burkina Faso aux pays riverains du lac Tchad, ne témoignait en rien d’une quelconque stratégie de conquête du pouvoir ou d’une vague tentative de concertation entre des groupes épars. BokoHaram illustre bien ce paradoxe.

Autrefois actif dans le nord-ouest du Nigeria, les régions du plateau central et jusque dans la capitale fédérale Abuja, le groupe n’a cessé de reculer à partir du moment où, en 2015, une de ses factions a dû prêter allégeance à l’État islamique pour essayer de trouver des soutiens extérieurs au moment précis où le mouvement commençait à être pris en tenaille par la FMM (Force multinationale mixte) des quatre pays riverains du lac Tchad.

LE RÔLE DES NOUVELLES TECHNOLOGIES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION

En résumé, il convient donc de ne pas exagérer la portée politique, l’ampleur géographique et l’impact meurtrier des rébellions djihadistes dans des contextes sahéliens qui ont été marqués par des guerres civiles autrement plus dévastatrices au cours des années 1970. Du chameau à la moto, le développement des moyens de transport et de communication a certes permis d’accélérer la circulation des idées et des hommes depuis la période des indépendances. Mais il n’a pas forcément intensifié et amplifié les mouvements insurrectionnels. Du temps de la guerre froide, les exilés touareg en Libye avaient déjà appris et expérimenté les techniques de guérilla au Tchad, au Liban et en Syrie.

À présent, les djihadistes impressionnent les observateurs par leurs références à une révolution islamique mondiale et à des événements survenus à l’autre bout de la planète. Leur rhétorique ne prouve pas cependant l’existence de liens opérationnels avec le monde arabe. Surtout, elle ne doit pas masquer l’importance de dynamiques locales qui expliquent de façon bien plus convaincante la mobilisation de combattants africains dans des mouvements insurrectionnels au sud du Sahara.

Pour beaucoup d’observateurs, les spécificités du rayon d’action, de la mobilité et de la rapidité des djihadistes d’aujourd’hui tiendraient plutôt au type de médias qu’ils utilisent pour communiquer, d’une part, et aux conséquences de la globalisation dans une des régions les plus pauvres du monde, d’autre part. Les progrès technologiques, en l’occurrence, exercent depuis longtemps une certaine fascination sur le monde de la recherche en sciences sociales, sans parler des milieux sécuritaires et des décideurs politiques. Dès les années 1950, par exemple, des spécialistes de l’Afrique occidentale commencent à s’inquiéter du développement des ondes courtes et du moteur à explosion « qui permettent de relayer la propagande arabe le long des routes commerciales1 ». À l’époque, les Français redoutent notamment que la lutte pour l’indépendance de l’Algérie ne déborde vers leurs colonies sahéliennes avec l’appui de l’Égypte nassérienne. À présent, ce sont plutôt les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) qui préoccupent les spécialistes, en particulier Internet et la téléphonie mobile. De nombreuxanalystes s’intéressent ainsi à leur rôle dans la production et la diffusion de mouvements qualifiés de terroristes car, dans les pays développés, les réseaux sociaux ont effectivement servi à lever des fonds, endoctriner de nouvelles recrues, former de futurs « martyrs » et partager des informations sur les cibles à attaquer.

Au Sahel, il est indéniable que les progrès technologiques ont bouleversé les modalités de propagation de modèles et de mots d’ordre révolutionnaires. Au XIXe siècle, les jurisconsultes maures (fuqahā’) s’invectivaient à propos du djihad en s’écrivant et en se répondant à coups de fatwas et d’avis consultatifs (nawāzil, sg. nāzila) qui circulaient par voie orale de Samara, au Sahara occidental, jusqu’au Fouta Djalon, dans l’actuelle Guinée Conakry. Les imams peuls n’étaient pas en reste. En 1804, Ousmane dan Fodio, futur fondateur d’un califat qui allait rayonner du Cameroun jusqu’au Mali, faisait distribuer des pamphlets qui appelaient les fidèles à le rejoindre dans ses camps de Degel puis de Gudu, le long de la rivière de Sokoto, pour aller affronter l’émir haoussa de Gobirau Nigeria4. De leur côté, les rebelles mahdistes du Soudan communiquaient par le biais de poèmes qui étaient récités par des griots pour vilipender l’impiété de l’occupant britannique et turco-égyptien5. Plus à l’est, en direction de la Corne de l’Afrique, les nomades somali se caractérisaient quant à eux par une fort ancienne tradition de poésie guerrière. Au tout début du XXe siècle, au Somaliland, le soulèvement du « mollah fou » s’accompagna ainsi de virulentes imprécations contre l’envahisseur britannique, assimilé au diable.

Avec la colonisation, l’introduction de nouvelles technologiesa ensuite modifié le mode de transmission des missives et des instructions clandestines des révolutionnaires de la région, que ceux-ci disent ou non combattre au nom de l’islam. Du télégraphe au chemin de fer en passant par la radio, le développement des transports et des télécommunications a notamment permis d’accélérer la circulation des idées, des hommes et des armes. Après le temps des indépendances, la densification des réseaux routiers et une relative « démocratisation » de l’accès à l’automobile ont aussi facilité les raids des mouvements rebelles contre des positions gouvernementales alors que les forces de défense et de sécurité, désormais dotées de blindés, avaient les plus grandes difficultés à poursuivre les guérilleros retranchés dans des zones reculées et inatteignables par des voies carrossables. Depuis les années 2000, qui plus est, l’apparition de téléphones portables, de Thuraya et d’Internet a bouleversé les modes de communication des insurgés. Dans le centre du Mali, au nord du Burkina Faso ou autour du lac Tchad, les instructions « militaires » des « terroristes» passent désormais sous la forme de SMS et les groupes djihadistes d’aujourd’hui se révèlent particulièrement férus des réseaux sociaux. Les bandits armés se sont également mis de la partie. Dorénavant, ils ne prennent plus la peine de dérober du liquide et rançonnent les voyageurs en leur demandant de transférer directement de l’argent sur leur compte téléphonique.

Les nouvelles technologies n’ont cependant pas mis un terme à des pratiques plus anciennes. Aussi tard que pendant les années 1980, les guérillas actives au Sahel faisaient encore passer leurs messages codés dans des caravanes à dos de chameau, parfois en camion. Depuis lors, l’accélération de la circulation des idées n’a pas forcément signalé une plus grande propension à la violence et à l’extrémisme. Lessociétés rurales sont rarement connectées à Internet et il serait assez étonnant de prétendre que les réseaux sociaux seraient la cause de conflits sahéliens dont on ne peut nier les dynamiques locales et la profondeur historique. Les djihadistes restent assez ambigus à cet égard. D’un côté, ils aiment se mettre en scène pour diffuser des communiqués vidéo qui appellent à la révolution islamique. De l’autre, ils se conduisent en iconoclastes, interdisent les représentations humaines, condamnent le culte des acteurs de cinéma et détruisent les tombeaux de saints soufis au prétexte que Dieu est unique et que lui seul doit être vénéré. Leur stratégie de la terreur consiste aussi à se rendre invisibles, soit pour instiller la peur d’une menace qui peut surgir de n’importe où, soit pour masquer leurs propres faiblesses.

Ainsi, la rareté des apparitions du mollah Mohammad Omar (1960-2013) en Afghanistan ou du « calife » Abou Bakr al-Baghdadi (1971-2019) en Syrie ne visait pas seulement à valoriser leur présence. En pratique, elle avait également pour objectif de dissimuler leur cachette, voire leur mort. Le procédé n’est d’ailleurs pas nouveau et les djihadistes africains y avaient également eu recours. Envoyé en 1864 négocier avec les Toucouleurs d’al- Hadj Oumar Tall (1797-1864), le lieutenant français Eugène Mage a dû patienter pendant deux ans dans la région de Ségou au Mali sans jamais rencontrer son interlocuteur6. Comme les talibans d’Afghanistan, les insurgés peuls souhaitaient en effet cacher la mort de leur leader. C’est finalement un fils et successeur d’al- Hadj Oumar Tall, Ahmadou, qui accepta d’annoncer le décès de son père et de signer un accord de paix en son nom propre.

Aujourd’hui encore, la stratégie de communication des djihadistes africains oscille entre l’invisibilité et la mise en scène de l’horreur avec des exécutions filmées. D’un côté, les leaders des insurgés cherchent à protéger leur anonymat en adoptant des noms de guerre (kunya), caractéristique qui, bien souvent, correspond aussi à l’habitude de prendre des surnoms pour compenser la rareté des patronymes dans des sociétés musulmanes comme celle des Somali de la Corne de l’Afrique ou des Kanouri de la région du lac Tchad. La stratégie de l’invisibilité se révèle encore plus efficace lorsqu’elle va de pair avec une réputation d’invincibilité. Les armées des coalitions antiterroristes y ont elles-mêmes contribué quand elles ont annoncé à maintes reprises avoir tué le même homme qui, à chaque fois, resurgissait dans des vidéos provocantes, àl’exemple d’Abubakar Shekau et d’Amadou Koufa, les leaders de Boko Haram au Nigeria et de la Katiba Macina au Mali.

D’un autre côté, les djihadistes africains ont très bien su jouer avec les peurs et les fantasmes des Occidentaux à propos de l’existence d’un vaste complot islamiste à l’échelle mondiale. Bien souvent, leurs affiliations à des groupes terroristes arabes ont surtout répondu aux besoins d’une politique de communication qui visait à afficher une dimension internationale mais qui n’avait guère de conséquences opérationnelles sur le terrain.

Malgré leurs références grandiloquentes à une révolution mondiale, les djihadistes du Sahel n’ont pas été en réalité plus,ou moins, globaux que les mouvements prophétiques et évangélistes qui, en Afrique tropicale, ont fait feu de tout bois pour assimiler les diverses modes religieuses et pratiques prosélytes du moment.

LE « SAHELISTAN » DANS UN MONDE GLOBAL

Assurément, l’accélération et le développement des modes de déplacement et de communication ne suffisent pas à expliquer la résilience des contestations et des rébellions portées au nom du Coran. Dans la région, les migrations qu’ont entraînées les insurrections djihadistes et leurs répressions ont certes favorisé l’éparpillement et l’infiltration des rebelles à travers des frontières poreuses.

Fondé sur l’exil, le modèle de l’hégire du prophète, en l’occurrence de La Mecque à Médine, a par ailleurs été une source d’inspiration pour les moudjahidines. À l’occasion, cependant, les doctrines de type djihadiste ont aussi pu favoriser l’immobilité, notamment pour les femmes recluses, tandis que les stratégies d’attrition des coalitions antiterroristes ont considérablement restreint la circulation des hommes et des marchandises dans les zones de conflit. Pour préserver la pureté de la terre d’islam, des théologiens, tant soufis que salafistes, ont ainsi interdit aux « bons » musulmans d’aller vivre dans des pays majoritairement chrétiens. Quant aux proto-États islamiques du Sahel au XIXe siècle, leurs leaders religieux ont cherché à affirmer leur pouvoir en fixant la noblesse guerrière à la cour et en sédentarisant les nomades pour mieux les contrôler, par exemple dans le Macina malien ; certains, comme le calife de Sokoto dans l’actuel Nigeria, ont même essayé de freiner les départs de pèlerins vers La Mecque afin d’empêcher la formation d’une opposition en exil.

Quoi qu’il en soit de l’ampleur et de la vitesse de circulation des idées et des hommes, d’autres changements d’ordre structurel retiennent toutefois l’attention des théoriciens de la « globalisation », ici comprise comme une « contraction de l’espace- temps». En effet, nombre d’observateurs estiment que les dynamiques insurrectionnelles au Sahel ne sont pas sans liens avec l’intégration de pays émergents dans une économie planétaire et multipolaire qui se distinguerait fondamentalement des rapports coloniaux de la « mondialisation » des empires d’antan, caractérisés par l’exploitation exercée par les centres sur leurs périphéries. À sa manière, la crise actuelle témoignerait aussi du triomphe d’un modèle néolibéral qui aurait entériné le retrait de la puissance publique en permettant à des groupes rebelles de prospérer dans des situations de vide politique. Sur le plan culturel, enfin, le succès des djihadistes signalerait des processus d’interdépendance grandissante avec le reste du monde, en particulier du côté du Moyen-Orient et de l’Asie.

À la réflexion, on peut cependant s’interroger sur la relation supposée de la globalisation avec une plus grande propension à la violence insurrectionnelle. Au Sahel, les tendances ne se recoupent pas. Conjuguées à la terrible sécheresse des années 1970, les guerres qui ont autrefois dévasté le Sahara occidental, le Tchad, le Soudan, l’Éthiopie, l’Érythrée et la Somalie ont été beaucoup plus meurtrières que les attaques terroristes d’aujourd’hui au Mali ou même au Nigeria, pays le plus peuplé du continent. Dans une des régions les plus pauvres du monde, le développement des échanges a aussi pu, dans l’adversité, inciter des groupes en compétition àmutualiser leurs intérêts et à monter des affaires ensemble, quitte à privilégier la corruption, le racket et la violence mafieuse plutôt que la lutte armée. Gardons-nous à cet égard de céder aux effets de mode sur la globalisation économique et la poussée migratoire en direction de l’Europe. Indubitablement, les habitants de la région peuvent se déplacer plus vite et plus massivement qu’autrefois, au prorata de la croissance de la population et du développement des transports.

Pour autant, leur mobilité reste contrainte par un accès à la voiture, au train ou à l’avion plus limité que sur les autres continents. Dans le même ordre d’idées, il n’est pas évident que les Sahéliens voyagent plus facilement si l’on en juge par la multiplication des frontières, des rackets policiers, des obstacles administratifs locaux et des pressions de l’Union européenne qui visent à limiter les possibilités d’émigration – ceci sans parler des conséquences de la crise sanitaire de la Covid-19 depuis 2020. En outre, l’intensification des déplacements suit d’abord la croissance démographique et nesignale pas forcément une plus grande propension à quitter son pays au niveau individuel. Dans la région, la tendance de fond est surtout à la sédentarisation des groupes pastoraux et, d’une manière générale, à l’urbanisation des sociétés sahéliennes : à l’exode rural plutôt qu’à l’émigration outre-mer.

Quant aux migrations internationales à l’échelle du continent, la majeure partie des flux ne sort pas d’Afrique. Dans le cas du Sahel, les populations se dirigent essentiellement vers lesud : la côte Atlantique ou l’océan Indien. Seule une petite proportion d’émigrés africains essaie de gagner les rivages de la Méditerranée. Encore s’agit-il de populations originaires, principalement, de pays côtiers comme la Côte d’Ivoire ou le Nigeria. Les Sahéliens, eux, migrent peu outre-mer, à l’exception des Cap-Verdiens, des Somaliens et, dans une moindre mesure, des habitants du sud et de l’est du Mali. Certes, ils circulent beaucoup à l’intérieur de la région. De nombreux Maliens et Burkinabè se sont ainsi installés au Sénégal ou en Côte d’Ivoire ; dans ce dernier pays, leur présence a d’ailleurs pu influencer le cours des événements durant la guerre civile des années 2000. Pour autant, il importe de ne pas confondre les flux à l’international avec des déplacements de proximité qui ont parfois une nature saisonnière et qui consistent surtout à franchir les frontières poreuses d’États fragiles à l’intérieur de la zone. À la différence du migrant qui veut quitter son milieu d’origine, les pasteurs transhumants, notamment, ne cherchent pas à partir. Sans doute donnent-ils l’impression d’être toujours en mouvement. Mais au total, ils ne bougent quasiment pas, faisant vaquer leurs troupeaux dans le même espace et revenant généralement à leur point de départ… ou d’arrivée suivant les points de vue, les saisons et l’état des pâturages.

Il convient à cet égard de dire un mot du mythe d’une « cinquième colonne » d’éleveurs peuls, touareg ou somali qui, au nom d’un islam radical, embraserait l’ensemble de la bande sahélienne le long d’un « arc de crise » allant de la Corne de l’Afrique jusqu’aux rivages de la Mauritanie. Dans les récits alarmistes qui circulent à leur sujet, les groupes pastoraux sont souvent décrits comme des hordes de miséreux qui déferleraient subitement sur des régions riches en pâturages. Pourtant, l’idée d’invasions soudaines ne correspond guère à la réalité de transhumances qui évoluent suivant des rythmes beaucoup plus lents, au gré des changements de saisons et des variations climatiques. De plus, beaucoup de pasteurs se sont sédentarisés pendant que les cultivateurs se mettaient à l’élevage pour diversifier leurs revenus.

Dans des pays comme le Nigeria aujourd’hui, l’essentiel destroupeaux est en fait entre les mains des agriculteurs et les tensions autour des couloirs de transhumance proviennent plutôt d’empiètements fonciers réalisés avec la complicité d’une administration corrompue, de pair avec la pression grandissante d’un cheptel dont les stocks ont massivement été reconstitués depuis la grande sécheresse des années 1970.

Enfin, il convient de noter que les sociétés pastorales sont elles-mêmes très divisées et ne constituent nullement des blocs ethniques. Au XIXe siècle, par exemple, les Peuls de l’actuelle province du Soum, au Burkina Faso, avaient déjà refusé de se soumettre à leurs coreligionnaires de « l’empire » théocratique du Macina, au Mali. Ceux de Sénégambie avaient quant à eux rejoint le djihad d’al-Hadj Oumar Tall pour régler leurs comptes avec les chefs peuls (almaami) du Fouta Djalon en Guinée. Lorsqu’ils partirent à l’assaut du Macina, ils se heurtèrent ensuite à une coalition constituée de Peuls, de Dogons et de Bambaras. Au Niger, les Peuls de Zinder et Maradi ont également cherché à échapper à la férule du califat de Sokoto. À l’époque, certains observateurs n’en ont pas moins entrepris d’exagérer délibérément l’ampleur de ce qu’on appelait un peu pompeusement « l’Empire peul », notamment pour justifier l’extension des frontières du Nigeriabritannique.

Aujourd’hui encore, on trouve en fait des Peuls qui, pour les uns, combattent dans les rangs des milices paragouvernementales et, pour les autres, prennent les armes dans des groupes djihadistes, ce qui ne les empêche pas d’ailleurs de changer d’allégeance et de passer à l’ennemisuivant les besoins du moment. L’assimilation systématique de certains groupes pastoraux à des logiques de rébellion islamiste se révèle être très réductrice à cet égard. Dans le cas des Peuls, le mythe se nourrit beaucoup de l’histoire car leurs lointains ancêtres ont effectivement mené les grands djihads sahéliens du XIXe siècle. Pour autant, leur rapport au culte musulman est complexe et ne répond à aucun déterminisme.

En effet, l’islam des origines est urbain. Il valorise le thème de l’hégire ou de la migration plutôt que les vertus bucoliques ou guerrières du nomadisme. Le modèle sunnite des salafistes, en particulier, renvoie à l’épopée du prophète à Médine, la ville par excellence. Certains islamologues évoquent en conséquence une incompatibilité profonde avec le monde rural, notamment la vie nomade des populations pastorales, qui empêche de se retrouver en groupe pour prier à la mosquée. En Afrique du Nord, par exemple, ce sont plutôt des mouvements schismatiques comme le kharidjisme qui ont fini par convertir les nomades arabes et berbères.

Historiquement, l’Afrique subsaharienne, elle, s’est surtout islamisée par le biais des marchands des villes et non des éleveurs de la campagne. Cela ne signifie pas qu’il n’y aurait aucun lien entre les conflits de bétail et les insurrections djihadistes d’aujourd’hui. Au contraire, le rapport est étroit et il est indispensable de le prendre en compte pour mieux appréhender le développement des crises autour du lac Tchad ou dans la région dite des trois frontières, à cheval sur le Mali, le Niger et le Burkina Faso. Mais le lien entre djihadisme et élevage ne renvoie pas directement à la question de la globalisation. À l’exception peut-être du bétail somalien en direction de la péninsule arabe, le marché de la viande reste essentiellement régional. Il n’a pas l’ampleur mondiale de pays exportateurs comme l’Afrique du Sud, l’Argentine ou l’Australie. En pratique, le bétail en provenance du Sahel est généralement convoyé sur pied avant de finir dans les abattoirs des grandes villes de la côte Atlantique.

Autrement dit, on serait bien en peine d’imputer à la globalisation une résurgence du djihadisme du fait de l’expansion supposée du marché de la viande. Les connexions avec les réseaux internationaux de blanchiment d’argent ne sont pas non plus aussi évidentes que veulent bien le supposer des auteurs analysant le recel et la revente en Mauritanie du bétail razzié dans le centre du Mali par des voleurs appelés Terere. Dans des sociétés d’origine pastorale, la possession de troupeaux est d’abord un investissement de prestige, tout comme l’immobilier. Elle rapporte beaucoup moins d’argent que les trafics de drogue. Sans même compter le coût de son entretien, un troupeau d’un millier de vaches atteint péniblement les 300 000 euros quand les cours sont à la hausse et que la bête peut se vendre jusqu’à 200 000 francs CFA, en l’occurrence au début des années 2020. Le rendement est bien inférieur aux investissements sécurisés que privilégient les trafiquants de drogue dans des stations-services ou les transports en commun, notamment des minibus qui peuvent aussi servir à convoyer des stupéfiants.

Toutes proportions gardées, le bétail n’est vraisemblablement pas la principale ressource financière des djihadistes du Sahel. À défaut d’être soutenus par des États ou des groupes terroristes en provenance du Moyen-Orient, ceux-ci disposent de nombreuses alternatives, du kidnapping au trafic de drogue en passant par le recel de marchandises, la taxation du commerce licite, le hold-up de banques, la revente de voitures volées, la contrebande d’armes, le pillage des récoltes, la réquisition des produits de la pêche et l’extraction minière. Autour du lac Tchad, par exemple, Boko Haram n’a pas hésité à collaborer avec les braconniers de la forêt de Sambisa et de la réserve naturelle de Waza, au prétexte que les animaux étaient un don de Dieu et qu’ils pouvaient donc servir à financer une guerre sainte. À en croire les spécialistes, d’autres groupes djihadistes ont par ailleurs racketté les orpailleurs des mines d’or artisanales du nord du Niger, du Burkina Faso et, dans une moindre mesure, du Mali, autour de Kidal, même si l’essentiel des gisements du pays se trouve dans le sud du pays. À la différence des combattants de Daech, qui ont pu exploiter et exporter eux-mêmes le pétrole d’Irak et de Syrie, ils ne semblent cependant pas avoir été en mesure de taxer directement les rares industries de la région (voir encadré).

L’ÉCONOMIE POLITIQUE DES INSURRECTIONS

Il convient donc d’analyser plus en détail l’économie politique des insurrections de la région. La prédation, par exemple,s’exerce de façon sensiblement différente suivant les circonstances, les stratégies du moment, les besoins des belligérants, les contextes sociaux, les ressources disponibles, les alliances matrimoniales et les affinités lignagères des combattants avec les habitants. Elle est mesurée et cible les riches à des fins re-distributives lorsqu’il s’agit de gérer un espace connu et de s’installer dans la durée en conquérant les coeurs et les esprits de la population, par exemple dans le nord et le centre du Mali avec AQMI et la Katiba

Macina. Mais elle peut aussi être délibérément brutale afin de conquérir de nouveaux territoires et de chasser les autochtones en faisant le vide autour de soi, à l’instar de Boko Haram dans les contreforts des monts Mandara au Cameroun ou de l’EIGS dans la zone des trois frontières. Les modalités de financement des groupes djihadistes dépendent également du type d’activités menées. L’extorsion, le recel et les rackets de protection, par exemple, sont plus enracinés localement car ils requièrent davantage de main-d’oeuvre.

L’industrie du kidnapping, en revanche, nécessite une gestion plus centralisée et globale pour suivre les transferts d’argent qui accompagnent le versement des rançons à l’international. En fin de compte, c’est essentiellement la nature et la valeur du produit qui déterminent l’ampleur géographique de son commerce. Ainsi, la pêche et la culture du poivron rouge, qui ravitaillent les combattants de Boko Haram autour du lac Tchad, n’ont pas du tout la même envergure que les trafics de drogue ou de migrants qui sont supposés financer les djihadistes du Mali.

Les situations sont aussi très différentes d’une région à l’autre.Des trois principaux foyers djihadistes en Afrique subsaharienne, les Chebab de Somalie sont les seuls à avoir vraiment pu s’appuyer sur une diaspora. Ils ont donc bénéficié des envois de fonds informels de certains migrants somali qui, échappant en grande partie au circuit bancaire, ont servi à financer des achats  d’armes pour les divers groupes insurrectionnels de la Corne de l’Afrique. Le procédé n’est pas nouveau : il avait déjà pu être observé lors de la guerre d’indépendance de l’Algérie. Autour du Mali ou du lac Tchad, en revanche, les combattants de la mouvance d’AQMI ou de Boko Haram ne disposaient pas de relais diasporiques. Fondés sur la prédation, le recel, le racket et l’industrie de l’enlèvement, leurs réseaux financiers se sont en conséquence développés à l’intérieur de régions aux frontières poreuses, à défaut d’acquérir une ampleur vraiment mondiale. Là encore, les différences ont été importantes. Alors que certains djihadistes maliens ont entretenu des contacts avec des trafiquants de drogue internationaux, les combattants de BokoHaram n’ont jamais établi la moindre connexion avec la mafia italienne ou les cartels latino-américains.

Souvent fantaisistes, les récits sensationnalistes à ce sujet ne doivent pas tromper. Par automatisme et par facilité d’analyse, de nombreux observateurs ont en fait procédé par amalgames et appliqué à l’ensemble de la région les paradigmes utilisés pour comprendre des situations insurrectionnelles ailleurs dans le monde. En Afghanistan et au Moyen-Orient, les trafics de drogue ont effectivement financé des groupes djihadistes.

Mais c’est beaucoup moins évident dans la Corne de l’Afriqueet l’océan Indien, où les Chebab de Somalie et du Mozambique semblent plutôt avoir essayé, avec plus ou moins de succès, de prélever des commissions sur les trafics déjà existants. A priori, les clercs islamiques réprouvent en effet l’usage et le commerce de stupéfiants. Seuls quelques extrémistes ont argué qu’il était licite de convoyer des substances destinées à empoisonner les « mécréants ». Les autres ont condamné des trafics qui contrevenaient aussi à la charia parce qu’ils reposaient sur des prêts remboursables avec des taux d’intérêt. En pratique, les interactions entre djihadistes et cartels de la drogue en Afrique ont surtout signalé la capacité des organisations criminelles à profiter des troubles et à infiltrer des réseaux religieux pour maximiser leur profit.

Au Mali, par exemple, les combattants de la nébuleuse d’AQMI se sont plutôt contentés de reprendre à leur compte les rackets pratiqués depuis fort longtemps par les groupes armés de la zone et les fonctionnaires d’un État corrompu. Certains djihadistes ont alors prélevé des commissions sur des trafics de drogue qui existaient déjà avant la crise de 2012. En fait de « narco- terrorisme », ils ne se sont cependant pas mêlés des filières de production, contrairement aux guérillas de Colombie. De plus, ils ont pris soin de marquer leur différence. De son côté, l’armée française a continué de les cibler spécifiquement en laissant de côté les trafiquants. Dans le nord-est du Nigeria, les combattants de Boko Haram, eux, ont été des consommateurs de Tramadol et non des exportateurs. En effet, les trafics de faux médicaments dans la région étaient plutôt entre les mains des chrétiens ibo de la côte Atlantique, au sud, tandis que ceux de drogues dures avaient été initiés par des militaires nigérians en formation ou en opération à l’étranger, en particulier en Inde et au Libéria. Il convient à cet égard de bien distinguer les réseaux de cocaïne ou d’héroïne. Alors que la production de faux médicaments vise les marchés locaux et provient en grande partie d’ateliers établis dans le sud du Nigeria, les trafiquants de drogues dures sont plus directement insérés dans une économie-monde.

En témoignent leurs connexions avec les cartels qui, depuis la Colombie, ont utilisé la Guinée-Bissau ou le Mali pour convoyer leur marchandise vers l’Europe, sans pour autant chercher à y établir des laboratoires de transformation. Le caractère global des trafics de drogues dures est d’autant plus manifeste que des mafias de migrants originaires du sud du Nigeria ont également créé leurs propres filières en Asie et en Amérique latine au cours des années 1980. Au Sahel, leur incidence sur les groupes djihadistes n’est cependant pas aussi évidente qu’on pourrait le croire de prime abord. En effet, il demeure difficile de mesurer la diffusion et la possible intensification d’un commerce de nature clandestine.

De plus, il n’est pas du tout certain que, depuis les années 1990, le développement des trafics de drogues et la mondialisation des réseaux mafieux puissent vraiment expliquer la résurgence de mouvements djihadistes, soit en finançant des rébellions, soit, au contraire, en provoquant des réactions puritaines à la criminalisation des sociétés musulmanes au sud du Sahara. Il convient à cet égard de se méfier des discours structuralistes sur « la faute à la globalisation » qui reviennent à disculper les dirigeants locaux de leurs profondes responsabilités dans le déclenchement et la poursuite des hostilités. Bien souvent, les récits sur les connexions criminelles des djihadistes servent surtout à discréditer les insurgés et à occulter les complicités dont les trafiquants de drogue jouissent auprès d’officiels haut placés dans des administrations corrompues, qu’il s’agisse d’États producteurs de hachich comme le Maroc ou de pays de transit comme le Mali et le Niger. Ces représentations sont elles-mêmes relayées à l’international par les gouvernements qui ne veulent pas ternir la réputation de leurs alliés africains, en particulier les régimes qui combattent à leurs côtés contre des groupes qualifiés de terroristes.

Sur le terrain, cependant, les rapports de force laissent entrevoir une tout autre réalité. En effet, les gouvernements en place n’ont généralement pas les moyens de combattre efficacement des trafics qui sont parfois protégés ou animés par des dirigeants opportunistes et des militaires véreux. Par profit autant que par nécessité, les autorités cherchent donc à trouver des compromis afin de ne pas troubler la paix sociale. Désireux de ménager des économies fragiles, certains espèrent notamment que le commerce de stupéfiants aura des retombées positives dans la population, par exemple en soutenant les investissements dans le secteur de la construction, même si les trafics de drogues sont généralement monopolisés par des mafias qui n’emploient pas beaucoup de monde localement.

LA FORCE DES DYNAMIQUES LOCALES

Ainsi, l’économie politique des groupes djihadistes au Sahel oblige à dépasser la question de la globalisation et de l’endoctrinement islamiste pour comprendre les mécanismes à l’œuvre dans les révoltes portées au nom du Coran. La complexité des dynamiques locales de conflits engoncés dans des logiques de terroir, plus que d’ethnie, invite aussi à s’affranchir des thèses malthusiennes les plus populaires sur l’explosion démographique et la raréfaction des ressources dans des pays très pauvres. Du Tchad à l’Éthiopie en passant par la Somalie, les guerres civiles des années 1970 ont été autrement plus meurtrières alors qu’à l’époque, le Sahel était moins peuplé mais ravagé par une terrible sécheresse. À présent, de nombreuses études montrent qu’en réalité, le changement climatique joue, en matière de violence, un rôle assez secondaire relativement aux effets délétères de la mauvaise gouvernance, de la corruption des autorités et de l’incapacité des États africains à réguler les conflits fonciers pour l’accès aux points d’eau ou aux couloirs de transhumance du bétail.

En pratique, les motivations des djihadistes d’aujourd’hui tiennent à une grande variété de raisons. En Somalie comme au Mali ou au Nigeria, les inégalités sociales, le sentiment d’injustice ou de persécution, les défaillances des gouvernements, les exactions des forces de sécurité et les contingences de la guerre se sont avérés être beaucoup plus déterminants pour déclencher et prolonger des rébellions sous la bannière de l’islam. Au lieu de se focaliser sur un endoctrinement religieux qui aurait ses racines dans les pays du Golfe, il importe ainsi de comprendre les dynamiques locales qui ont présidé à la mobilisation de jeunes musulmans africains dans des luttes armées. En effet, il paraît peu vraisemblable d’imaginer qu’il n’y aurait pas eu de soulèvements djihadistes au Nigeria, au Mali ou en Somalie sans le support doctrinaire du wahhabisme et, plus rarement, des financements en provenance d’Arabie saoudite. La genèse des mouvements en question le montre à sa manière.

À la suite de l’annulation de la victoire des islamistes par les militaires en Algérie en 1991, par exemple, les combattants qui allaient donner naissance à la nébuleuse d’AQMI n’auraient pas réussi à conquérir le nord du Mali sans l’appui des rebelles touareg, les compromissions du président Amadou Toumani Touré et le vide politique laissé par la chute du régime de Mouammar Kadhafi en Libye en 2011 puis le retrait de l’armée malienne du fait du coup d’État de 2012 à Bamako. Dans le même ordre d’idées, l’insurrection de BokoHaram a démarré à Maiduguri en 2009 à la suite d’exécutions extrajudiciaires et d’un affrontement avec la police à propos du port de casques de moto. Quant aux Chebab de Somalie, ils ont d’abord et avant tout prospéré sur les décombres d’un État failli après l’effondrement de la dictature de Syad Barre en 1991.

Les trajectoires politiques des pays en question ne sont certes pas le seul facteur explicatif de la résilience de groupes dont on ne saurait comprendre l’implantation sociale sans analyser aussi leur inscription dans des conflits anciens et souvent de nature communautaire. Dans le nord du Mali, par exemple, les combattants d’AQMI ont bien pris soin de se mêler à la population en évitant de se prononcer contre le projet d’indépendance des séparatistes.

À mesure qu’ils arrivaient d’Algérie au cours des années 2000, ils se sont notamment mariés à des femmes berabicheset touareg pour se faire accepter des habitants en exploitant leurs griefs contre le pouvoir central à Bamako. Certains observateurs soupçonnent même leurs leaders, Abdelmalek Droukdel et Mokhtar Belmokhtar, d’avoir délibérément suscité la création en 2011 d’un groupe composé de dissidents noirs, le MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest), pour confirmer leur ancrage local et vaincre les réticences des autochtones à combattre sous un commandement arabe. Bien souvent, le basculement dans la violence au nom du  an a, par ailleurs, témoigné d’une sorte de « djihadisation » plus ou moins opportuniste de luttes qui, initialement, n’étaient pas portées par un agenda religieux. Comme en Ouganda (voir encadré), le cas du nord du Mali est tout à fait significatif à cet égard. En 1990, la deuxième révolte touareg a ainsi démarré sans faire référence à la question religieuse. D’abord connue sous le nom de « front armé » (al-Jebha) et de « révolution » (ath-Thawra) en arabe, ou bien encore de « soulèvement » en tamasheq (Tanekra), elle a certes fini par se doter d’une composante qui a pris l’appellation de Front islamique arabe de l’Azawad (FIIA) au moment de la signature d’un premier accord de paix à Tamanrasset en janvier 1991. Mais les divergences idéologiques avec le Mouvement populaire de l’Azawad(MPA) d’Iyad ag Ghali étaient infimes. D’après Baz Lecocq, la création du FIIA par des Maures « blancs » (Beidan) d’origine arabo-berbère répondait plutôt à une logique ethnique, de la même façon que les idéaux d’égalité (timgheda) des exilés touareg s’effacèrent bientôt au profit de l’affirmation identitaire des valeurs (tefoghessa) de la noblesse des Ifoghas de l’Adrar. SOURCE : IRSEM

Marc-Antoine Pérouse de Montclos

 

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