L’automne 2024 est alarmant pour l’Union européenne. Elle apparaît de moins en moins capable d’assumer les missions dont elle s’est chargée.
Pour le prouver, il suffit d’énumérer les tâches qu’elle doit accomplir sans délai: soutenir l’Ukraine en guerre et préparer son incorporation dans l’Union ; redresser la compétitivité de l’industrie européenne, menacée de déclassement par la double concurrence de la Chine et des États-Unis ; lutter victorieusement contre le réchauffement climatique ; orchestrer les dépenses d’armement des États-membres ; intégrer les petites nations balkaniques qui frappent à sa porte depuis des décennies ; trouver une solution durable aux problèmes que pose l’irruption croissante d’immigrés clandestins. Ces tâches n’ont pas pour seul caractère commun d’être urgentes ; la plupart sont aussi très coûteuses. Rattraper le retard européen de compétitivité exigerait un effort financier considérable : 800 milliards d’euros par an pendant dix ans, dont 150 au moins à prélever sur l’argent commun, suivant les calculs du financier Mario Draghi. Incorporer l’Ukraine imposerait des dépenses si lourdes que le budget de l’Union, tel qu’il a été organisé depuis l’origine, serait durablement déséquilibré, affirment les experts d’un institut hollandais. Lutter contre le réchauffement climatique va engloutir au moins 30% des ressources communautaires, disent les spécialistes de l’administration bruxelloise.
Encore faut-il souligner que toutes ces tâches sont nouvelles ; elles s’ajoutent aux missions dont l’Union a la responsabilité exclusive en vertu des traités fondateurs. Comment trouver des ressources suffisantes alors que, déjà, le budget communautaire peine à satisfaire, par exemple, les réclamations des agriculteurs européens ? Les États-membres, qui ont du mal à boucler leur propre budget, refusent d’augmenter leur contributions ; aucune taxe supplémentaire ne monterait à la hauteur des besoins, à supposer qu’elle soit acceptée par ces mêmes États ; quant à un emprunt communautaire, il serait considéré comme une dangereuse fuite en avant par les gouvernements les plus parcimonieux ; ils ont fait savoir qu’ils y mettraient leur veto.
Dans ces conditions, l’Union fait face à un dilemme insoluble. La Commission, abandonnée à elle-même, en est réduite à des expédients. Par exemple les 50 milliards d’euros qu’elle a promis à l’Ukraine pour renflouer ses finances exsangues sont retranchés, à la hâte, de diverses ressources affectées à d’autres tâches mais pas encore engagées. La Commission court d’une brèche à l’autre sans plan d’ensemble. Gagner du temps est sa hantise.
Mais l’impasse financière n’est qu’une face des embarras dans lesquels l’Union se débat. Un autre problème a été révélé par la consultation électorale de juin dernier. Jamais les forces dites « eurosceptiques » n’ont réuni autant de votes que cette année. Déjà les partis d’extrême-droite avaient réussi, il y a dix ans, à accroître fortement leur présence au Parlement européen, en raison de la crise monétaire qui avait secoué notre continent. De nombreux électeurs avaient alors jugé que la promesse d’une « Europe qui nous protège » était trahie. Au scrutin suivant, les eurosceptiques avaient marqué le pas. Leur avance semblait contenue. On sait maintenant que ce n’était qu’une pause. Les voici qui reprennent leur progression, ébranlant de l’intérieur toute la construction communautaire.
Pourquoi attirent-ils de plus en plus d’Européens ? L’Union n’a-t-elle pas trois buts éminemment louables : la paix en Europe, le bien-être de ses citoyens et le respect des valeurs démocratiques ? Ne poursuit-elle pas avec une constance sans faille ce triple objectif ? Elle s’y emploie, certes, mais sa manière de faire est si défectueuse qu’elle aboutit à des contradictions insupportables. La promotion de la paix s’est retournée en soutien inconditionnel à un pays en guerre ; la poursuite systématique du bien-être, a eu pour conséquence l’irruption de produits à bon marché venus du monde entier, la débâcle de notre industrie prise à revers, la marginalisation de notre population ouvrière et l’appauvrissement de régions entières ; quant aux valeurs démocratiques, dont le cœur est une exaltation de la liberté individuelle, elles conduisent l’Europe à d’inadmissibles inégalités de condition sociale, des revendications identitaires sans cesse plus virulentes, des gouvernements aussi éphémères qu’impuissants et de redoutables explosions de nihilisme, dont nos banlieues donnent une illustration répétitive. Quand on voit l’étendue de ses effets pervers, on comprend pourquoi le projet communautaire suscite un rejet populaire de plus en plus affirmé.
Mais la classe dirigeante de l’Union reste obstinément attachée à une « construction européenne » dont les principes et les méthodes ont été fixés une fois pour toutes il y a un quart de siècle. Ni l’impasse budgétaire que j’ai décrite ni le refus grandissant des électeurs ne la poussent à changer ses idées ou ses actes. Elle vient de le prouver en choisissant une Commission vouée aux mêmes errements que celle dont le mandat est arrivé à son terme. Notre classe dirigeante est persuadée que la « crise » actuelle sera surmontée, comme les précédentes, en utilisant les manières de faire du passé.
Je ne partage pas son optimisme.
Il fut un temps, éloigné lui aussi d’un quart de siècle, où l’Occident dominait le monde. Il imposait sans peine ses idées : la libre circulation des biens, des hommes et des capitaux, la démocratie, la résolution des conflits par des instances dites « supranationales ». Tous principes qui étaient d’ailleurs à son avantage. L’Union s’épanouissait en s’appliquant ces idées à elle-même. Son entreprise était grandement facilitée par la protection bienveillante de l’Amérique, puissance surplombant de haut un monde unipolaire.
Cette courte période de l’histoire universelle est terminée. Les idées d’hier sont épuisées. Elles ne montrent plus que leurs faces négatives. La suprématie américaine est contestée. L’ordre du monde est en train de changer. C’est pourquoi l’application des principes qui ont fait hier le succès de l’Union, provoque maintenant son affaiblissement. L’édifice communautaire se fissure. Il pourrait s’effondrer dans les prochaines années. Au minimum, il risque de n’être plus qu’un décor pour de vains simulacres d’action. Notre classe dirigeante, en continuant de s’accrocher à un ordre désuet, ne voit pas que son obstination menace de faire sortir l’Europe de l’histoire.
Des rénovations peuvent-elles sauver l’Union ? Je veux le croire. Mais elles doivent être radicales. Je propose d’en décrire ici une seule. Il s’agit des relations de l’Union avec la Russie.
Il y a un quart de siècle, la Russie apparaissait comme une nation retardataire, une « station-service délabrée avec un arsenal nucléaire en mauvais état » selon la formule dédaigneuse des diplomates occidentaux. L’Union acheta volontiers son pétrole et son gaz parce qu’ils étaient bon marché. En accord avec les États-Unis, elle éloigna le danger que présentaient les missiles et les bombes encore possédés par le Kremlin, en étendant le domaine conjoint de l’Union et de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie. Ainsi refoulée et surveillée de près, cette dernière ne serait plus jamais, pensait-on dans les classes dirigeantes d’Amérique et d’Europe, une puissance susceptible de perturber l’ordre occidental triomphant.
C’était vrai il y a 20 ans ; c’est faux maintenant. L’Occident, même coalisé dans sa totalité, ne réussit pas à chasser la Russie hors d’Ukraine. Il s’est d’abord cru capable de l’abattre d’une chiquenaude bien ajustée : des représailles économiques « comme le monde n’en a jamais connues ». Illusion vite dissipée. Puis l’Occident a fourni aux troupes de Kiev des armes de plus en plus puissantes et évoluées. En vain. Sa suprématie écrasante d’il y a trente ans, n’est plus aujourd’hui qu’arrogance impuissante. En s’entêtant dans la chimère d’une supériorité invincible, notre classe dirigeante en vient à réaliser cet étonnant paradoxe : ce n’est pas Moscou que les sanctions et la guerre appauvrissent, mais l’Union. La récession frappe l’Allemagne et la France ; elle épargne la Russie.
L’échec manifeste des élites qui dirigent l’Union a une cause fondamentale. Elles ont oublié une leçon que l’histoire enseigne avec patience depuis des siècles : l’Europe est une. Aucune de ses parties ne peut se passer du reste de notre continent. Si un État ou un groupe d’États tente de le faire quand même, c’est à son détriment. L’Union s’abuse en prétendant exclure la Russie de la famille des États européens. Des circonstances exceptionnelles ont pu faire croire à nos gouvernants, il y a un quart de siècle, que l’avenir appartenait à un ensemble transatlantique, ce qui avait pour conséquence d’abandonner la Russie à son incurable isolement. Le temps présent dissipe cette idée fallacieuse.
Si l’Union veut survivre en 2030, elle n’a qu’une issue possible : l’entente avec la Russie. Je sais que cette affirmation paraît une absurdité ou une monstruosité à notre classe dirigeante, convaincue qu’il n’est de salut pour l’Europe que dans une alliance étroite avec l’Amérique. Mais je ne fais que proclamer une vérité toute simple. Un peu de réflexion la confirme aisément.
En choisissant l’atlantisme, l’Union se place dans l’orbite d’une puissance qui appartient à un autre continent et dont le principal souci est de sauver son hégémonie mondiale. Biden a tenté d’envelopper l’objectif américain dans les voiles d’une croisade pour les valeurs démocratiques. Nous l’avons suivi. Le résultat étant médiocre, Trump choisit d’agir désormais à visage découvert : c’est l’intérêt de sa nation et lui seul qui va commander ses décisions, fut-ce au détriment de ses alliés. En nous soumettant à ce tuteur égoïste, l’Union est conduite à renier ses trois objectifs : elle est happée dans l’engrenage de la guerre, compromet le bien-être de ses peuples et contribue au discrédit de la démocratie. Comment y survivrait-elle ?
En recherchant une entente avec la Russie, l’Union s’engagerait sur une voie toute différente : d’abord elle renouerait avec sa vocation de paix en Europe ; en nous délestant du fardeau de dépenses militaires inutiles et en nous ouvrant à nouveau la porte des matières premières dont le sol de l’immense Russie regorge, elle œuvrerait au bien-être es Européens ; enfin, ses valeurs démocratiques, libérées d’une solidarité douteuse avec celles de l’Amérique, pourraient se confronter d’égal à égal, aux objections des peuples de l’Europe de l’Est, à l’avantage de tous.
Il est vrai que ce changement radical d’orientation est très difficile. Il se heurterait à la résistance acharnée de tous ceux qui, s’étant fourvoyés dans l’illusion atlantiste, y sont d’autant plus attachés ; il devrait franchir le fossé de méfiances et de ressentiments qui s’est creusé en Europe depuis trois ans ; il aurait à imaginer une structure de sécurité collective sans laquelle ni la Russie ni la Pologne ni les pays baltes ne consentiront à le soutenir. Il lui reviendrait de dessiner pour l’Ukraine des frontières définitives, reconnues et garanties par tous les États européens. Mais quel renouveau de prestige pour l’Union si, cessant d’être à la remorque de Washington, elle proclame que les problèmes de la paix en Europe doivent être réglés entre Européens !
Qui peut donner l’impulsion nécessaire ? Le tandem franco-allemand, qui a été l’âme de la construction communautaire pendant un demi-siècle, n’a plus de force. Personne ne prend sa place. Alors, la rénovation nécessaire n’est sans doute qu’un rêve.
Michel PINTON
Ancien élève de l’École Polytechnique et de l’université Princeton, il fut l’un des collaborateurs de Valéry Giscard d’Estaing au ministère de l’Économie et des Finances puis à la présidence de la République. Membre fondateur puis délégué général de l’UDF (1978-1983), Michel Pinton a été également député européen et maire de Felletin (Creuse).