De Dakar, à Ouagadougou, en passant par Bamako, Bangui et d’autres villes africaines, les discours semblent être les mêmes à l’encontre de la politique française en Afrique. Le mouvement « France Dégage » étale ses tentacules dans presque toutes les régions de l’Afrique francophone. Un mauvais signal pour l’ex colonisatrice qui est mal barrée devant un tel ressentissent qui risque de profiter à de nouveaux partenaires, comme la Russie qui commence à être « adopté » par ces pays d’Afrique dont le divorce d’avec la France peut se justifier par divers facteurs. C’est dans cette dynamique que des chercheurs Thierry Vircoulon, Alain Antil, et François Giovalucchi, tous chercheurs à l’Institut français des relations internationales (Ifri) ont fait une étude sur les « Thématiques, acteurs et fonctions du discours anti-français en Afrique francophone ». Ils abordé l’exemple du Sénégal et d’autres pays de la zone Afrique francophone.
La politique française en Afrique au banc des accusés
En Afrique, la critique de la politique française a une longue histoire et n’est pas née avec l’opération Barkhane. Cette politique est généralement qualifiée de néocoloniale car elle viserait à faire perdurer la domination coloniale par d’autres moyens. Depuis plusieurs décennies, des thématiques critiques ont été formulées et développées dans les milieux africains. Ces thématiques concernent ce qui est perçu, à tort ou à raison, comme les instruments de la domination : l’interventionnisme militaire, le franc CFA et la politique d’aide. Ces thématiques forment le corpus de la dénonciation du « complot de la France contre l’Afrique ». Ce chapitre expose ces thématiques et non pas l’ensemble des griefs faits à la politique française. Cela conduirait à évoquer, entre autres, la politique migratoire qui constitue certes un sujet contentieux mais ne fait pas partie du réquisitoire sur le « complot de la France contre l’Afrique ».
L’interventionnisme militaire
L’interventionnisme militaire est une caractéristique majeure de la politique africaine de la France et celle qui suscite le plus de réprobation. L’historien des relations internationales Robert Frank considère que la France « puissance contrariée se considère toujours depuis 1789-1792 comme une puissance ayant un devoir d’engagement à l’extérieur9 ».
Depuis les indépendances, l’Afrique est la zone de prédilection des interventions militaires françaises. Celles-ci ont été rendues possibles par des accords de coopération militaire et de défense avec les pays africains et un dispositif militaire permanent implanté sur le continent. Au début des années 1960, l’armée française entretenait 30 000 hommes dans des bases implantées en Côte d’Ivoire, en République centrafricaine, à Djibouti, au Gabon, à Madagascar, au Niger, au Sénégal et au Tchad. Entre 1960 et 1963, la France a signé une douzaine d’accords de défense avec des pays d’Afrique francophone nouvellement indépendants. Les effectifs furent réduits à environ 20 000 hommes en 1970 puis continuèrent leur décroissance pour atteindre 6 100 hommes aujourd’hui10. De même, les bases militaires françaises ont considérablement diminué et il n’y a plus que quatre bases permanentes (Dakar, Abidjan, Libreville, Djibouti) regroupant 3 100 hommes. S’y ajoute le dispositif de 3 000 hommes mis en place dans le cadre de Barkhane, disposant d’implantations au Tchad et au Niger, à la suite du retrait récent du Mali et du Burkina Faso à la demande des autorités de ces pays.
Figure 1 : Évolution de la présence militaire française en Afrique (1960-2014)
1960 | 1970 | 1980 | 1990 | 1997 | 2010 | 2013 | 2014 | |
Militaires français en Afrique | 30 000 | 20 000 | 15 000 | 10 000 | 8 405 | 8 515 | 9 350 | 6 596 |
Source : « 50 ans d’Opex en Afrique 1964-2014 », Cahier du Retex, ministère de la Défense, 2015.
Retours sur l’interventionnisme
Malgré l’évolution historique à la baisse du dispositif militaire français en Afrique, l’interventionnisme n’a pas diminué. Le ministère de la Défense a dénombré pas moins de 52 interventions militaires en Afrique de 1964 à 2014.
Certaines opérations firent date : soutien aux présidents tchadiens Tombalbaye, Maloum, Goukouni, Habré et Deby (opérations Limousin et Bison 1969-1971, opération Tacaud 1978-1980, opération Manta 1983, opération Épervier 1986-2008), soutien au président zaïrois Mobutu avec l’opération Léopard à Kolwezi en 1978, renversement de l’empereur Bokassa en 1979 avec l’opération Barracuda, soutien au président togolais Eyadema en 1986, soutien au président gabonais Bongo en 1990 avec l’opération Requin, etc. Le Tchad est le pays d’Afrique qui a connu le plus grand nombre d’interventions militaires françaises depuis son indépendance et l’armée française y est présente de façon quasi continue depuis les années 196012. Déclenchées pour soutenir des régimes africains alliés ou plus rarement pour déposer des régimes ennemis, ces interventions ont montré aux opinions publiques africaines que l’armée française jouait le rôle de « gendarme de l’Afrique francophone » en fonction des convergences ou divergences d’intérêts entre Paris et certains pouvoirs, qu’ils soient démocratiques ou non.
Les expéditions militaires les plus décriées sont sans conteste Turquoise (Rwanda, 1994), Licorne (Côte d’Ivoire, 2002-2015) et Harmattan (Libye, 2011). Si la première a gravement terni l’image internationale de la France en l’associant au dernier génocide du XXe siècle13, les deux autres ont démis des présidents africains, accréditant l’idée que Paris faisait et défaisait les régimes par la force et selon son bon vouloir.
L’opération Licorne a connu un moment tragique en novembre 2004, quand l’armée française a tiré sur la foule hostile après la destruction des moyens aériens de l’armée ivoirienne qui vint sanctionner le bombardement de la base française de Bouaké ayant fait neuf morts parmi les militaires français. Le point d’orgue de l’opération a été l’arrestation de Laurent Gbagbo en 2011 pour permettre l’installation d’Alassane Dramane Ouattara, dont l’élection avait été reconnue par la communauté internationale. Pendant les treize ans de la crise ivoirienne, la France a été confrontée à l’hostilité des « jeunes patriotes » animés par des factions du régime appelant à une nouvelle indépendance. La mobilisation de ces jeunes ne fut pas seulement opportuniste. Ils « avaient trouvé dans la cause anticolonialiste un vecteur d’autonomisation : le discours de la libération nationale servait une autre forme de lutte d’émancipation, générationnelle, familiale, communautaire, économique et, in fine, politique ». Cette mobilisation est restée gravée dans les mémoires en Afrique de l’Ouest.
Malgré sa justification par la défense des populations civiles face au régime de Kadhafi, l’opération Harmattan a abouti à l’élimination de ce dernier, qui disposait d’une certaine aura sur le continent et est devenu pour certains un martyr de la cause africaine. Les accusations du clan Kadhafi à l’égard de Nicolas Sarkozy concernant le financement de sa campagne électorale puis les rebondissements de l’affaire entretiennent un doute durable sur les arrière-pensées de cette expédition militaire.
Même si les autorités françaises ont inscrit ces opérations militaires dans le cadre de mandats internationaux à partir de l’opération Turquoise et ont souvent opté pour des opérations sous drapeau européen dès le début du XXIe siècle, cela n’a pas convaincu les opinions africaines qui perçoivent les mandats comme de simples paravents diplomatiques. Ceci a été particulièrement net pendant la crise ivoirienne, où la perception de la France n’a cessé de se dégrader aux yeux de la partie de l’opinion mobilisée par Laurent Gbagbo.
Barkhane et l’approche globale
Malgré la réduction du dispositif militaire français en Afrique, ces interventions ont continué au XXIe siècle pour déboucher sur la plus ambitieuse expédition militaire française, l’opération Barkhane (20142022). Cette dernière a cristallisé le mécontentement des autorités du Mali et de l’opinion publique ouest-africaine au point de conduire à une crise entre Paris et Bamako et de susciter une campagne hostile sur les réseaux sociaux en Afrique. L’échec de l’armée française dans son appui à l’armée malienne pour réduire les groupes djihadistes et contenir l’insécurité a été imputé à un agenda caché par une opinion publique africaine qui ne comprend pas comment une armée moderne, équipée des dernières technologies et composée de soldats formés et régulièrement payés, peut échouer face à un ennemi en situation d’infériorité militaire. Pour cette opinion publique, loin de combattre, l’armée française coopérait avec les djihadistes et s’adonnait au pillage des ressources de la région (or, bétail).
Par ailleurs, l’origine coloniale des méthodes employées par l’armée française en application de la stratégie des 3 D (Défense, Diplomatie et Développement) pour la lutte contre le djihadisme au Sahel a aussi contribué au rejet de cette « opération ». Cette origine a été revendiquée par le général François Lecointre, chef d’État-Major des armées : « je décrirai notre vision de l’“approche globale” comme une stratégie de gestion de crise centrée sur les populations et sur leur perception du développement de la crise. Ce concept est hérité de notre aventure coloniale. Dans la manière dont les militaires français, de Gallieni à Lyautey, ont pensé l’établissement d’un empire colonial, il y avait d’abord une vision humaniste de la gestion de crise et de la guerre. Relisons Gallieni : “Ne gagner du terrain en avant qu’après avoir complètement organisé celui qui est en arrière […] y faire œuvre pacifique en rappelant les populations, en faisant reprendre les cultures, en ouvrant les marchés, en créant les écoles et enfin en mettant les villages et les habitants à l’abri de nouvelles incursions”. » La filiation entre doctrine de pacification, doctrine de contre-insurrection et approche globale est bien documentée20, après une période où les traumas de la guerre d’Algérie avaient rejeté dans l’ombre les doctrines de contre-insurrection. Autre point commun avec les guerres coloniales, l’intervention au Sahel est perçue par une partie des militaires français comme une guerre de civilisation visant à éviter aux Africains de régresser dans les ténèbres, dans une problématique proche de celle de la mission civilisatrice21. Une recension des principaux essais ou mémoires consacrés par des militaires français à leurs opérations en Afrique montre la prégnance des représentations coloniales.
En définitive, l’échec de l’opération Barkhane marque un basculement. Prenant en compte l’hostilité générale qui s’exprime contre la présence militaire française en Afrique, le président Macron a annoncé une nouvelle politique de coopération militaire sur le continent en février 2023. Elle consiste en une baisse des effectifs des bases et en leur possible transformation en académies. Une réduction de voilure se profile en Afrique : la Loi de programmation militaire en cours d’examen tire les leçons des insuffisances révélées par la guerre en Ukraine.
La souveraineté monétaire en question : le franc CFA
Le franc de la Communauté financière africaine (FCFA) a succédé en 1960 au franc de la Communauté française d’Afrique (1958-1960), lui-même issu du franc des colonies françaises d’Afrique (1945-1958). La Guinée dès son indépendance a abandonné le FCFA. Le Mali a créé a eu recours à sa propre monnaie (le franc malien) de 1962 à 1984, année de son retour dans la Zone franc. La Mauritanie et Madagascar ont abandonné le FCFA respectivement en 1973 et 1975. Création coloniale, le FCFA qui a cours dans quinze États d’Afrique a vu son existence prolongée par divers accords de coopération monétaire prévoyant jusqu’à très récemment :
Critiques économiques et critiques politiques
Si le FCFA a fait l’objet de critiques techniques de la part d’économistes de tous horizons, ce sont aujourd’hui les critiques politiques qui sont brandies par ses détracteurs les plus virulents. Les critiques économiques avancées sont que la parité fixe avec l’Euro conduit à des politiques monétaires restrictives qui brident l’offre de crédits et donc l’investissement, pénalise les exportations en obérant la compétitivité des productions locales et favorise les importations. Au total, le FCFA conforterait le caractère rentier des économies, au bénéfice des élites locales qui de surcroît voient leurs transferts de capitaux facilités. Les critiques politiques avancées mettent l’accent sur la « souveraineté monétaire confisquée », c’est-à-dire la dépendance de la politique monétaire des États africains à l’égard de Paris, en rappelant la dévaluation imposée de 1994 qui a été perçue comme une rupture majeure de contrat après quarante-six ans de parité fixe avec le franc français et a provoqué une importante baisse du pouvoir d’achat dans les pays concernés. Par ailleurs, la centralisation des devises est perçue comme un hold-up français, même si elles restent disponibles et sont bien rémunérées. La représentation de la France dans les instances des deux banques centrales est vécue comme une ingérence et enfin la fabrication en France des billets est vue comme inique et offensante.
« À travers le franc CFA, l’on peut retrouver les différents éléments constitutifs de la “Françafrique” comme dispositif néocolonial : l’absence de considération pour la souveraineté des pays africains ; la politique de changements superficiels pour assurer la continuité des relations coloniales ; la répression des dirigeants politiques, des intellectuels et mouvements dissidents ; la cooptation des élites acceptant de jouer le jeu ; le maintien de structures politiques, économiques et financières extractives au détriment de l’autodétermination et de la prospérité des peuples africains ; la “crétinisation” d’une opinion publique française qui demeure persuadée que la France agit en puissance bénévole dans son ancien empire colonial. » écrit Ndongo Samba Sylla. Il est révélateur que les pays ayant pris leurs distances avec la France soient sortis de la Zone franc, sans au demeurant que s’enclenche le cercle vertueux de croissance aujourd’hui attendu par les économistes critiques du FCFA
La contestation du FCFA a pris des formes très démonstratives : manifestations devant l’ambassade de France au Cameroun, brûlage public d’un billet par l’activiste Kemi Seba au Sénégal, fédération de plusieurs associations en un « Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (FRAPP) » en vue de la campagne « Pour la souveraineté monétaire, France dégage ».
Des critiques qui perdurent malgré les réformes
Le projet de renommer Eco le FCFA d’Afrique de l’Ouest, annoncé par les présidents Français et Ivoiriens à Abidjan en décembre 2019, a été perçu comme un changement d’étiquette sur une bouteille au contenu identique. Les réformes (la fin de l’obligation de dépôt d’une quotité de devises au Trésor français, le retrait de la France des instances de la BCEAO, tout en maintenant la parité FCFA/euro garantie par le Trésor) n’ont pas convaincu. Le retrait de la France des instances de la BCEAO a été jugé cosmétique, le gouvernement français demeurant informé au jour le jour de la situation monétaire et devant revenir au Comité de politique monétaire en cas de crise. Il a été avancé que la fin de l’obligation de dépôt des devises ne faisait pas cesser l’obligation de les utiliser à la défense de la parité.
Enfin, la préemption de l’Eco apparaissait comme une mauvaise manière faite à une initiative purement africaine, celle de la CEDEAO – incluant, outre les pays de la Zone franc d’Afrique de l’Ouest regroupés dans l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) le Cap–Vert, la Gambie, le Ghana, la Guinée Conakry, le Liberia, le Nigeria, et le Sierra Leone – de créer l’Eco comme monnaie unique au terme d’une réunion tenue en juin 2019. Cette réunion de la CEDEAO prévoyait que, pour adhérer à la future zone Eco, les pays devaient satisfaire des critères de convergence (déficit budgétaire inférieur à 3 % du PIB, inflation inférieure à 10 % et dette publique inférieure à 70 % du PIB). Ceci n’était généralement pas le cas des pays de la zone FCFA (UEMOA). Les présidents Macron et Ouattara faisaient donc fi des préalables jugés indispensables à la création d’une zone monétaire viable. Le président du Nigeria fera au demeurant un tweet réprobateur.
En définitive, la réforme de 2019 n’a pas mis fin aux critiques contre le « colonialisme monétaire ». Comme l’a rappelé la « déclaration des intellectuels africains sur la réforme du FCFA26 », la monnaie est le symbole politique national par excellence et l’opinion publique est plus à même d’appréhender la symbolique politique du FCFA que ses avantages et inconvénients économiques.
Une politique d’aide discréditée auprès de ses bénéficiaires
Le contraste est désormais criant entre le consensus politique étonnant dont bénéficie l’aide au développement en France (vote à l’unanimité en 2021 du projet de « Loi de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales ») et l’image de plus en plus défavorable de la politique française d’aide en Afrique. Ainsi, lors du sommet Afrique-France de Montpellier d’octobre 2021, a-t-elle été dénoncée par les représentants choisis de la jeunesse africaine comme paternaliste et politiquement motivée. Si l’aide française n’est pas toujours la première aide bilatérale en Afrique francophone, elle reste bien visible et charrie le souvenir des milliers de coopérants présents jusqu’aux années 1980. À ce titre, il convient de noter que les critiques contre la politique d’aide en Afrique sont plus politiques qu’économiques et ne reprennent pas toujours à leur compte le procès de l’inefficacité de l’aide mené par les économistes.
L’aide comme continuité de la « mission civilisatrice »
La politique d’aide est généralement critiquée comme porteuse d’un sentiment implicite de supériorité, notamment dans le cas français où la mission civilisatrice a été l’un des motifs majeurs invoqué pour la colonisation. Les origines coloniales de l’aide sont bien connues, le colonialisme tardif ayant mis l’accent sur la mise en valeur de l’Empire, avec notamment le plan Sarraut de 1921. Avec les indépendances, les anciens administrateurs de la France d’Outre-mer ont été recyclés au ministère de la Coopération ; la Caisse centrale de coopération économique (ancêtre de l’Agence française de développement) a succédé à la Caisse centrale de la France d’outre-mer et le Fonds d’investissement pour le développement économique et social des territoires d’outre-mer est devenu le Fonds d’aide et de coopération. Du fait de cet héritage, la politique d’aide est perçue comme l’expression d’un donateur sûr de lui-même et prescripteur autoritaire. L’application plus ou moins rigoureuse des principes de la déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide (appropriation, participation, recours aux systèmes budgétaires et procédures des pays aidés, etc.) n’a en rien modifié cette perception et a induit le recours à des aides budgétaires ayant donné lieu à des détournements majeurs dont le manque de sanction accrédite l’idée d’une complicité des donateurs avec les gouvernants. Sur le plan politique, cette perception se manifeste par la critique des conditionnalités de l’aide. D’abord économiques (privatisations, libéralisation des marchés et réduction de la fonction publique à l’époque des plans d’ajustement structurel), ces conditionnalités sont devenues aussi politiques à la charnière du XXe et du XXIe siècles (ouverture de l’espace politique, élections, bonne gouvernance, etc.). Bien que de nos jours on ne compte plus les satisfactions de conditionnalités en trompe-l’œil et les reprises de l’aide après des détournements, moyennant l’adoption de réformes de gouvernance cosmétiques, la critique des conditionnalités qui seraient une contrainte insultant la souveraineté des États africains perdure et, par contraste, certains vantent l’apparente absence de conditionnalités de l’aide des nouveaux bailleurs chinois, turcs, indiens ou du Golfe persique.
L’aide et les intérêts cachés
Dans la continuité de ce raisonnement, l’aide est critiquée comme une politique d’intérêt alors que, pour la majorité de l’opinion publique des pays bénéficiaires, elle est un dû qui ne saurait être asservi à aucun objectif du donateur, ceci pour réparer le passé et atténuer les conséquences d’un ordre international injuste. Il est frappant que le soupçon s’accroisse alors que les difficultés économiques et sociales de la France deviennent manifestes. Pour une grande partie de l’opinion publique africaine, dépenser de l’argent pour l’étranger quand on manque de moyens chez soi ne peut s’expliquer que par un agenda caché, forcément turpide. La politique d’aide est ainsi souvent dénoncée comme recherchant un retour sur investissement dissimulé, que ce retour soit économique, politique ou militaire. Certes, depuis quelque temps le souci d’un retour sur investissement de l’aide est plus affirmé à Paris. Certains gouvernements ont fait le choix du couplage de l’aide et du commerce extérieur : mercantilisme assumé par Alain Joyandet, secrétaire d’État chargé de la Coopération et de la Francophonie sous Nicolas Sarkozy et revendiqué par Laurent Fabius, promoteur de la diplomatie économique en tant que ministre des Affaires étrangères de François Hollande. Ce couplage expose les projets d’infrastructures développés dans le cadre de partenariats public-privé à la critique :
« La Françafrique c’est le Train express régional (TER), surfacturé à plus de 1 000 milliards de francs CFA pour les beaux yeux de Alstom et de la bourgeoisie bureaucratique sénégalaise aisée, et à des années-lumière des priorités du peuple Sénégalais. C’est aussi une autoroute à péage financée majoritairement par le peuple sénégalais, mais qui donne des avantages ahurissants à une société privée française, Eiffage. C’est aussi la téléphonie et l’eau du Sénégal contrôlées par Orange, Free et Suez. », déclare l’opposant sénégalais Guy Marius Sagna.
Par ailleurs, l’usage clientéliste de la politique d’aide l’a discréditée en la faisant apparaître comme un soutien aux régimes plus qu’aux populations. Si cet usage clientéliste s’est dilué dans un marché de l’aide largement alimenté par les bailleurs multilatéraux et émergents, il n’a pas disparu. La France a ainsi été le seul pays occidental à fournir un appui budgétaire au régime tchadien dont la corruption est dénoncée par l’opposition et de nombreuses études34. La persistance de l’aide (y compris budgétaire) à des régimes corrompus dont les détournements sont massifs et bien connus de leur opinion publique et des bailleurs corrobore l’idée d’un retour sur investissement politique caché. De ce point de vue, les détournements substantiels de l’aide fournie lors de la crise du Covid-19, montrant le peu de cas que certains régimes faisaient des difficultés traversées par les populations, n’ont pas conduit les autorités françaises (ni même les autres bailleurs) à revoir fondamentalement leur politique d’aide. Pourtant, ces détournements ont atteint une telle ampleur que 19 femmes politiques et de la société civile au Cameroun ont appelé publiquement le Fonds monétaire international à cesser d’aider leur pays – appel qui est demeuré sans écho35.
Enfin, la doctrine des 3 D « Défense, Diplomatie et Développement » promue sous Emmanuel Macron, en mettant l’aide au service de la lutte contre le terrorisme, confirme son assujettissement à des objectifs militaires, si louables soient-ils. L’idée de couplage de l’aide et des opérations militaires est ancienne. Elle remonte aux doctrines coloniales de la pacification et aux doctrines de l’après-guerre de la contre-insurrection, réactualisées en Afghanistan avec le succès que l’on sait. Loin de « gagner les cœurs et les esprits », l’aide à qui l’on demande de réussir en temps de guerre ce qu’elle n’a pas su faire en temps de paix est reçue comme un alibi par des populations qui la voient instrumentalisée par les forces en présence, au risque de pérenniser les conflits.
Le passé colonial, une question étonnamment secondaire
Si la critique africaine contre la politique étrangère française se focalise sur ces trois thématiques (l’interventionnisme expéditionnaire, la question de la souveraineté monétaire et la politique d’aide), elle s’intéresse peu au renouveau de l’histoire coloniale qui a lieu en France et aux polémiques qui l’accompagnent.
En effet, à l’inverse de l’Algérie où les débats sur la colonisation ont un fort écho politique et où les gouvernants réagissent vivement aux prises de position officielles françaises, dans les anciennes colonies françaises d’Afrique subsaharienne, ces débats, éventuellement relayés par des membres de la diaspora, trouvent un écho chez les intellectuels mais ne mobilisent ni les gouvernants ni l’opinion publique. Les passes d’armes entre la gauche et la droite françaises sur la colonisation (crime ou bienfait ?) et la reconnaissance par les autorités françaises de la responsabilité de la France dans des massacres coloniaux (la « part sombre de notre histoire », selon François Hollande) sont certes commentés mais les crimes avoués ne figurent pas dans le réquisitoire contre la politique française. Cela s’explique par le fait que les luttes coloniales ont été clivantes dans les sociétés africaines et que leur souvenir l’est toujours.
Ainsi à Madagascar, le Parti des déshérités de Madagascar accommodant avec la France s’opposa au Mouvement démocratique de la rénovation malgache (MDRM) indépendantiste. De plus, le MDRM à direction Merina (ethnie des hauts plateaux) lança des appels au calme au début de l’insurrection de 1947, pouvant donner le sentiment de se désolidariser des régions côtières où le mouvement et la répression furent les plus violents, même si ladite direction a également subi les foudres du pouvoir colonial (levée de l’immunité parlementaire de trois députés, torture et condamnation à mort non exécutée). De même, au Cameroun, la répression du maquis de l’Union du peuple camerounais (UPC), présenté comme communiste, a continué durant la première présidence qui a suivi l’indépendance : le dernier dirigeant de l’UPC, Ernest Ouandié, a été fusillé en 1971. De ce fait, certains gouvernements africains préfèrent ne pas remettre au goût du jour l’histoire des luttes coloniales.
En 2005, lors d’une visite à Madagascar, le président Chirac évoqua « le caractère inacceptable des répressions engendrées par les dérives du système colonial », mais le président Ravalomanana se déclara plus enclin à regarder vers le futur. Aujourd’hui, la célébration du 29 mars 1947 ne suscite qu’une faible attention, le nationalisme s’étant « en tant qu’idéologie mobilisatrice, étiolé », selon l’historien malgache Denis Alexandre Lahiniriko. La faiblesse des moyens pédagogiques consacrés à l’enseignement de l’histoire de l’insurrection n’aide pas. Au Cameroun, ce n’est qu’en 1991 qu’une loi de réhabilitation des dirigeants de l’UPC a été adoptée. Elle concerne aussi l’ennemi de l’UPC que fut le président Ahidjo, mort en exil en 1989 après une tentative de coup d’État contre le président Biya en 1984. En 2007, un monument à la gloire d’Um Nyobe, tué par les troupes françaises en 1958, a été érigé à Eseka en pays Bassa dont il est originaire. En revanche, si l’ouvrage Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971 a suscité un grand intérêt en France en contribuant à sortir de l’oubli cette guerre de décolonisation oubliée, il n’a pas généré le même intérêt au Cameroun où les autorités sont peu demandeuses et l’opinion prudente sur les sujets clivants. De même le roman d’Hemley Boum publié en 2015, Les maquisards, qui a reçu le grand prix littéraire d’Afrique noire de l’Association des écrivains de langue française, n’a eu qu’un écho limité au Cameroun. En 2018, des chefs Douala du clan Bell ont mis fin au chantier de construction d’un mémorial pour le secrétaire général de l’UPC Ruben Um Nyobe à Douala, lancé à l’instigation du Délégué du gouvernement. Un des motifs invoqués était qu’il convenait de réaliser d’abord un mémorial célébrant le roi Douala Manga Bell, fusillé en 1914 par le colonisateur allemand. Les enjeux de mémoire des luttes anticoloniales ne sont pas dénués d’arrière-pensées politiques et ethniques.
En définitive, si on ne peut parler en Afrique subsaharienne francophone de rente mémorielle, comme le président Macron l’a fait pour l’Algérie, les fantômes du passé sont toujours susceptibles d’être convoqués, comme celui de Thomas Sankara, qui incarne une histoire récente, sans toutefois constituer une ressource politique de premier plan pour mobiliser le plus grand nombre. L’état du système éducatif et la focalisation sur les soucis de survie quotidienne ne favorisent pas le retour sur l’histoire. Les drames du passé occupent donc une place modeste dans le discours antifrançais d’aujourd’hui.
Thématiques, acteurs et fonctionsdu discours anti
–
français
en Afriquefrancophone
Thierry
VIRCOULON
AlainANTIL
FrançoisGIOVALUCCHI
Le « complot français », une ressource politique
La critique de la politique africaine de la France dénonce une domination politique, militaire et économique, s’exprimant de manière simpliste à travers l’idée d’un « complot de la France contre l’Afrique » qui expliquerait tous les échecs du continent (sous-développement, démocratisation cosmétique, conflits). Fréquemment évoquée par les intellectuels, les gouvernants et les opposants africains, cette idée est entretenue en temps de paix et instrumentalisée en temps de crise au point de s’imposer comme une évidence dans une grande partie des opinions publiques africaines. Son instrumentalisation, tant par les gouvernants que par les opposants, démontre qu’elle constitue dans le champ politique africain une ressource de premier ordre.
Gouvernants et opposants : la main de la France est partout
Le bouc émissaire parfait des régimes en place
Depuis plusieurs décennies, la critique de la politique française est un leitmotiv des gouvernants et opposants africains. C’est notamment le cas des gouvernements africains en difficulté. Il peut s’agir de pays faillis, dont l’administration est déliquescente, l’économie en ruines et où l’insécurité est généralisée, mais aussi de régimes tout simplement en butte à un fort mécontentement de leur population. Ces gouvernements choisissent d’imputer leur situation générale à la France et d’en faire le bouc émissaire systématique de leurs malheurs passés, présents et même futurs. En dénonçant le « complot français », ils apportent une explication toute faite au mécontentement populaire et lui fournissent une cible de choix. La politique française devient la mère de tous leurs maux, ce qui présente l’avantage de les exonérer de toute responsabilité.
Le ressentiment contre la politique française a été utilisé comme ressource politique par des dirigeants africains pour se défausser de leurs propres responsabilités à de multiples reprises ces dernières années. Lors de l’apparition des djihadistes de Boko Haram au nord du Cameroun en 2014, certains acteurs politiques et médiatiques de ce pays ont expliqué qu’il s’agissait d’un complot contre le régime ourdi conjointement par la France et les élites camerounaises de cette région. Cette thèse était soi-disant prouvée par l’équipement des djihadistes avec des armes françaises – accusation portée à la fois par les autorités gouvernementales tchadiennes et camerounaises. Si cette thèse fournissait une grille d’interprétation populaire de l’émergence et des succès l’offensive de Boko Haram, elle avait aussi un objectif politique : désigner les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur du régime camerounais. Elle fut d’ailleurs complaisamment relayée par les cercles dirigeants. À noter qu’au Nigeria, à la même époque, se développait une rhétorique complotiste identique expliquant que Boko Haram était une conspiration de Washington pour affaiblir et diviser le pays. Les mêmes raisonnements complotistes voyagent d’un pays à un autre en changeant simplement la désignation des comploteurs. Cette grave accusation portée à la fois par les autorités gouvernementales tchadiennes et camerounaises contre la France intervenait un an après l’organisation d’un sommet international spécial à Paris sur la menace de Boko Haram et auquel participaient les présidents tchadien et camerounais.
Le « complot français » sert non seulement à expliquer les conflits mais aussi à justifier les dérives anti-démocratiques de certains présidents. En 2017, le président tchadien Idriss Déby, au pouvoir depuis 1990, avait ainsi déclaré devant des journalistes français incrédules que le changement de la Constitution lui permettant de rester au pouvoir avait été concocté à son insu par les autorités françaises ! Ayant promis de quitter le pouvoir lors d’un précédent mandat, il imputait dans cette interview télévisée qui a fait date le reniement de sa promesse à la pression du gouvernement français. Il se disculpait ainsi auprès du peuple tchadien en expliquant qu’il restait président contre son gré à la demande de Paris !
Le complot français selon l’opposition : l’exemple sénégalais
Du côté des oppositions africaines, la même rhétorique sur le « complot français » prévaut souvent. Elle sert aussi à expliquer les problèmes du pays, à accuser les gouvernants d’être les complices de la politique française et à rendre compte de l’impossibilité d’accéder au pouvoir. Plusieurs figures de l’opposition sénégalaise (Guy Marius Sagna et Ousmane Sonko) illustrent cette stratégie politique.
Ancien fonctionnaire, inspecteur principal des impôts et des domaines, administration au sein de laquelle il a créé un syndicat autonome, Ousmane Sonko s’est fait un nom en dénonçant les malversations de personnalités publiques, ce qui lui a valu une révocation de la fonction publique. Il est entré en politique en 2014, en créant un parti avec d’autres jeunes fonctionnaires, les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité. Ce parti, accusé par ses adversaires d’être proche des islamistes, tient un discours conservateur en matière de mœurs, célèbre les « valeurs sénégalaises », dénonce la corruption du pouvoir, le coût de la vie, la spoliation des terres des agriculteurs et développe une rhétorique anti-impérialiste qui vise directement la France. En 2019, Ousmane Sonko s’est présenté aux élections présidentielles et a réalisé un score de 15,67 % des voix, devenant alors un des personnages centraux de la vie politique sénégalaise. Il a accusé directement le frère du président sénégalais (Aliou Sall) de fraudes fiscales, pointé des problèmes de détournement au Trésor public et dénoncé le coût du Train express régional (TER). Depuis mars 2021, à la suite d’une plainte pour viol, puis d’une plainte pour diffamation du ministre du Tourisme, il apparaît aux yeux de nombreux Sénégalais comme la victime d’une machination politico-judiciaire. Durant la présidence de Macky Sall, les leaders de l’opposition ou les possibles candidats à l’élection présidentielle comme Karim Wade et Khalifa Sall ont en effet souvent été poursuivis. Ses convocations par la justice sénégalaise ont donné lieu à des mobilisations partisanes violemment réprimées à Dakar et dans d’autres villes. Il fait figure de principal challenger du président Macky Sall dans la perspective de la prochaine élection en 2024 qui s’annonce d’ores et déjà problématique. En effet, le président Macky Sall sera alors parvenu au terme de ses deux mandats constitutionnels, mais il laisse planer le doute sur son intention de se représenter une troisième fois49. Dans ce contexte tendu, Ousmane Sonko et ses partisans reprochent aux autorités françaises de soutenir le président Macky Sall, appelé parfois localement le « sous-préfet ». Sa condamnation, en juin 2023, à deux ans de prison le disqualifie pour la prochaine présidentielle. À l’annonce du verdict, des manifestations violemment réprimées se sont déroulées dans les principales villes. Au moment où nous écrivons ces lignes, plus de vingt morts sont à déplorer.
Autre homme politique sénégalais en vue, Guy Marius Sagna, – un député qui a dirigé la campagne de la coalition d’Ousmane Sonko aux élections législatives de 2017 et a soutenu sa campagne présidentielle de 201952– expliquait le sens de son combat : « Et je pense que le président Macky Sall et l’impérialisme savent que si rien n’est fait fondamentalement, le cinquième président s’appelle Ousmane Sonko, [c’est-à-dire] la victoire d’une famille politique anti-impérialiste. […] La France impériale n’acceptera jamais que ses anciennes colonies sortent du pré carré. Le Sénégal, c’est la “vitrine démocratique” de la Françafrique ; la Côte d’Ivoire, c’est la “vitrine économique” de la Françafrique. Nous sommes des piliers de la Françafrique. Si un seul de ces deux pays sort, la Françafrique s’écroule, le franc CFA s’écroule. C’est ça l’enjeu. 53 » La future élection présidentielle sénégalaise est donc d’ores et déjà interprétée à l’aune du « complot français ». On peut d’ailleurs prévoir l’effet désastreux, dans l’opinion publique sénégalaise, qu’un juriste français ait été consulté par le président Macky Sall pour lui poser la question de la constitutionnalité d’un éventuel troisième mandat54. Même si cet universitaire a été contacté à titre personnel et que son analyse favorable à une troisième candidature du président Macky Sall ne reflète pas la position des autorités françaises sur cette question éminemment politique, cette consultation viendra alimenter le sentiment que le président Sall est a minimasoutenu par Paris, voire qu’il est une sorte de pion français dans l’échiquier africain.
Outre le complot français pour prolonger le pouvoir de Macky Sall, les partisans d’Ousmane Sonko jouent aussi sur le mécontentement socioéconomique dans la jeunesse sénégalaise et en rendent responsable la politique française. Tel est le cas du Front pour une révolution antiimpérialiste populaire et panafricaine (FRAPP), appelé aussi « FRAPP France dégage » dont Guy Marius Sagna est une des figures de proue. Comme l’explique le journal sénégalais Seneplus : « Le […] FRAPP est né en 2017 d’une jonction entre dix-sept organisations autour d’une campagne dénommée “Pour la souveraineté monétaire, France Dégage”55 ». De même des plateformes citoyennes comme Aar Li nu Bokk dénoncent un lien étroit entre le régime de Macky Sall, son supposé soutien par Paris et les intérêts des entreprises françaises présentes au Sénégal. De ce fait, des campagnes contre certaines entreprises françaises ont été lancées et des enseignes françaises ont été attaquées lors des manifestations de mars 2021.
Toutefois Ousmane Sonko, dans ses dernières déclarations publiques, a tempéré ses critiques vis-à-vis de la France et n’appelle plus à une rupture comme par le passé, prenant soin de distinguer l’État français du peuple français contre lequel ni lui ni ses soutiens n’ont le moindre grief.
Crise et critique de la politique française : l’exemple centrafricain
Comme l’indiquent les exemples précédents, la mise en accusation de la politique française s’épanouit en temps de crise, dans une stratégie classique de désignation d’un bouc émissaire. La Centrafrique étant un pays en crise structurelle, elle constitue un excellent observatoire de la maturation d’un ressentiment puissant contre la politique française et de son instrumentalisation politicienne. Dans ce pays, ce ressentiment a été entretenu pendant plusieurs décennies par les autorités gouvernementales pour devenir maintenant une figure obligée du discours public. En ravivant le souvenir du renversement armé de Bokassa par l’armée française en 1979, plusieurs présidents centrafricains ont dénoncé un complot français dès qu’ils se sentaient menacés par des rébellions. À dix ans de distance, la fin des présidences de Patassé (2003) et Bozizé (2013), tous deux chassés par des mouvements rebelles, a ainsi été caractérisée par une forte paranoïa anti-française et des déclarations hostiles plus ou moins publiques. La paranoïa anti-française des dirigeants a ressurgi à Bangui pendant la présidence Touadéra et donne lieu à des prises de position, sur les réseaux sociaux notamment, exacerbées en sous-main par les autorités gouvernementales et leur allié russe, le groupe Wagner. Si les membres du gouvernement se gardent généralement de propos publics anti-français, ils n’en sont pas avares en privé et certains leaders d’opinion connus comme leurs porteparoles officieux en font leur fonds de commerce avec leur bénédiction.
Pression médiatique et influence étrangère
En Centrafrique, certains médias ont fait du discours anti-français leur principale ligne éditoriale. Trois d’entre eux se singularisent dans ce domaine : Lengo Songo, en français « cohésion sociale », le Potentiel Centrafricain, et Ndjoni Sango (« bonne nouvelle »). Lengo Songo est une station de radio employant un peu plus d’une vingtaine de journalistes, couvrant 60 % du territoire centrafricain et bénéficiant d’une forte audience. Le deuxième média est un site d’informations en ligne et le troisième est un site d’informations en ligne et en version papier, très relayé sur Facebook. Ces médias mettent systématiquement en avant le complot des autorités françaises contre la Centrafrique avec des titres accusatoires sans ambiguïté :
« La France déterminée à nuire à la République centrafricaine »
« Quand la France veut maintenir la RCA dans la misère»
« RCA : attaque de Bossangoa, les manigances de la France pour nuire à l’économie »
« Un groupe de communicateurs financé par l’ambassade de France contre le régime de Bangui »
« Le Quai d’Orsay cherche à utiliser la diaspora de France pour déstabiliser le pouvoir de Bangui par le biais de la cour constitutionnelle»
À l’instar des griots politiques, ces médias imputent les malheurs de la Centrafrique aux autorités françaises qui ne cessent de comploter :
« Personne ne peut tromper le peuple centrafricain sur la politique extérieure de la France qui est celle de diviser pour mieux régner. À vrai dire, la France est spécialiste et experte en matière des coups bas politiques, coups d’État, rébellions et autres stratégies de déstabilisation des institutions.
Chaque dix ans en Centrafrique, le pays est victime de coup d’État ou de rébellions armées. »
Ces médias ciblent toutes les organisations françaises, qu’elles soient publiques ou privées. En premier lieu, les agissements de l’ambassade de France sont interprétés par ces médias comme autant de manœuvres de déstabilisation : soutien à l’opposition, fourniture d’armes aux rebelles, infiltration d’espions. Depuis quelques années, les « affaires d’espions » français se succèdent et défraient la chronique à Bangui. Après l’affaire Raineteau79, les autorités centrafricaines ont déclaré avoir découvert d’autres agents déstabilisateurs en la personne d’un ancien militaire français résidant en Centrafrique et d’un Français vivant au Cameroun. L’arrivée au début de l’année de deux anciens militaires français travaillant pour les Nations unies a été immédiatement interprétée comme une nouvelle tentative de déstabilisation et a donné lieu à des diatribes anti-françaises. Radio France Internationale est présentée comme étant la voix du gouvernement français et qualifiée de « radio mille collines », en référence à la radio ayant appelé au génocide au Rwanda. Les rares sociétés françaises encore présentes en Centrafrique figurent aussi parmi les cibles de ces médias et des réseaux sociaux qui amplifient leurs messages. TotalEnergies, qui avait encore quelques stations d’essence à Bangui et a désormais amorcé son retrait, a été accusé d’être à l’origine de la pénurie d’essence en 2022 ; la filiale centrafricaine de Bolloré Transport & Logistics, la Socatraf, a été décrite comme une entreprise esclavagiste ; les filiales centrafricaines du groupe Castel, la brasserie Mocaf et la compagnie sucrière Sucaf, sont décriées comme des « sociétés terroristes », accusées de créer des pénuries artificielles, de gonfler les prix et d’intoxiquer les consommateurs. La Sucaf aurait, en effet, à l’instar d’entreprises forestières dénoncées dans un rapport de Global Witness, consenti des facilités à un groupe armé pour poursuivre son activité, ce qui a conduit à une violente campagne médiatique contre elle en RCA et alimente le discours anti-français.
Cependant, le discours anti-français n’est pas le discours officiel. Plusieurs communiqués de presse du gouvernement centrafricain soulignent ainsi que les propos de Didacien Kossimatchi ne reflètent pas la position des autorités centrafricaines – ces propos étant même qualifiés de « déclarations tendancieuses » par la ministre des Affaires étrangères. Cette distanciation permet aux autorités centrafricaines de tirer parti de la désignation d’un bouc émissaire tout en se ménageant la possibilité de nier leur responsabilité dans la promotion du discours anti-français en l’imputant à des « voix de la société civile ». Dans les faits, le discours anti-français est officieusement assumé, validé et encouragé par les autorités, notamment au sein du premier cercle du président.
Convergence d’intérêts russo-africains
En Centrafrique et ailleurs, l’exacerbation du discours anti-français et le rapprochement avec la Russie ont étrangement coïncidé. 2018 a été l’année charnière qui a vu naître une médiasphère centrafricaine francophobe et prorusse. Cette « coïncidence » révèle le rôle majeur joué par le groupe Wagner dans la médiatisation à outrance du sentiment anti-français. La prise en main d’une partie du secteur médiatique centrafricain par les agents du groupe Wagner est maintenant largement documentée. Depuis l’une des premières études publiées sur ce sujet par l’Ifri, les informations se sont accumulées et la stratégie de communication du groupe Wagner en Centrafrique est clairement établie et documentée.
Un des axes de cette stratégie consiste à exacerber le sentiment antifrançais dans l’opinion publique. Pour ce faire, une cellule de communication russe a été mise en place à la présidence dès 2018 et des « assistants en relations publiques » russes ont recruté dans le milieu médiatique local. Des médias et leaders d’opinions centrafricains ont été financés par le réseau d’affaires de Prigojine (par exemple, Lengo Songo et Ndjoni Sango) et les réseaux sociaux ont servi de caisse de résonance à leur discours francophobe. Des faux et vrais comptes Facebook pro-russes amplifient la diffusion de leurs messages hostiles à la France. Autre indice du lien entre l’expansion du discours anti-français et l’émergence d’un discours pro-russe, les griots précédemment cités répètent aussi les éléments de langage du gouvernement russe sur l’invasion de l’Ukraine. En définitive, la propagande russe et la prise de contrôle d’une partie du secteur de l’information ont été facilitées par la préexistence de la théorie du complot de la France contre la Centrafrique et la marchandisation de l’information – une pratique fréquente dans les médias africains.
Cette coïncidence entre l’amplification médiatique du discours antifrançais et le rapprochement avec la Russie a aussi été remarquée dans d’autres pays tels que le Mali, le Burkina Faso et plus récemment la République démocratique du Congo (RDC). À la fin de l’année 2022, dans le contexte de la confrontation entre l’armée congolaise et le mouvement rebelle M23, les réseaux sociaux en RDC ont été inondés par des nouvelles selon lesquelles la France bloquerait les livraisons d’équipements militaires à l’armée congolaise et livrerait des armes au M23. Cette campagne médiatique est intervenue en 2022, juste après la réactivation des relations entre Kinshasa et Moscou (création d’une chambre de commerce russo-congolaise pendant l’été 2022, négociations d’un contrat de livraisons d’armes, visite d’une délégation de parlementaires russes, etc.).
Les convergences que l’on peut observer dans certains pays dans le champ médiatique peuvent se lire également dans les réseaux sociaux. Les analyses quantitatives des réseaux sociaux burkinabè et maliens réalisées par la société Bloom Social Analytics démontrent indubitablement des accointances entre sphères néo-panafricanistes, gouvernementales et pro-russes.
Le rôle du néo-panafricanisme
Mouvement intellectuel et politique africain et nord-américain qui prône une vraie indépendance de l’Afrique ainsi qu’une solidarité entre peuples africains et afro-descendants, le panafricanisme connaît un renouveau souvent dénommé néo-panafricanisme101. Les discours anti-français sont amplifiés, voire exacerbés, dans l’espace public par les néo-panafricanistes qui proposent un brouet où complotisme, populisme, dégagisme, désinformation et xénophobie sont les principaux ingrédients. Diffusés à travers les réseaux sociaux, ces discours basculent vite de la dénonciation de la politique française à la francophobie, du raisonnement à l’invective. Ces réquisitoires agressifs rencontrent une audience importante dans la jeunesse urbaine et offrent les « coupables » sur un plateau d’argent. Bien que de nombreux intellectuels africains soient sceptiques face à ces dérives qui desservent le panafricanisme102, le néo-panafricanisme est le discours le plus répandu et s’incarne dans une myriade d’organisations de la société civile très politisées103. La convergence d’intérêts entre les milieux néopanafricanistes et le régime poutinien est telle que certains d’entre eux peuvent être légitimement considérés comme des agents d’influence occasionnels ou durables de la Russie.
Les tribuns néo-panafricanistes
Kemi Seba, l’étoile centrale
Le plus emblématique et célèbre des néo-panafricanistes est Stellio Gilles Robert Capo Chichi alias Kemi Seba. Ce franco-béninois, né en France, s’est fait connaître dans les années 2000 à travers la tribu Ka. Son premier engagement militant, quelques années plus tôt, se fait dans la branche française de l’organisation américaine Nation of Islam. Il en épouse le cœur doctrinal à savoir la nécessaire séparation des « Blancs » et des « Noirs » qui, selon cette organisation comme d’autres prônant le Black Nationalism, ne peuvent faire société. Il quitte ensuite le mouvement pour embrasser l’idéologie kémite, adoptant en 2002 le nom de Kemi Seba (l’étoile noire). Le kémitisme, né aux États-Unis, est fondé sur une réécriture de l’histoire de l’Égypte ancienne arguant que les premiers pharaons étaient noirs. Pour affirmer l’antériorité de la civilisation noire sur toutes les autres, les Kemites s’appuient notamment sur les travaux afro-centristes de l’intellectuel sénégalais Cheikh Anta Diop, qui ont pu être taxés de véritable « gobinisme107 ». Kémi Séba s’est formé au kémitisme au début des années 2010 auprès du philosophe gabonais Grégoire Biyogo.
Kémi Séba connut des déboires judiciaires en France (il fut notamment condamné en 2007 pour antisémitisme) et subit la dissolution de son groupuscule, latribu Ka créé en 2004 et interdit en 2008. Il prônait la ségrégation raciale et le retour des diasporas noires en Afrique, et ne rechignait pas à l’intimidation voire à la violence. Il fonde ensuite le Mouvement des damnés de l’impérialisme, plus tourné vers le panafricanisme, puis rejoignit un temps le New Black Panther Party, devenant le dirigeant de sa branche française. Il s’installe en Afrique de l’Ouest en 2011, travaile pour divers médias et organisations non gouvernementales (ONG) et fonde en 2015 Urgences Panafricanistes. Depuis, son audience a grandi au point d’être devenu le néo-panafricaniste le plus connu du monde francophone. Fin avril 2023, il comptait 168 000 abonnés sur Twitter, 211 000 sur sa chaîne Youtube (qui compte 181 vidéos), 247 000 abonnés sur Instagram (avec 801 publications) et 1,1 million d’abonnés à sa page Facebook.
De ses nombreux écrits et déclarations publiques, se dégagent les idées suivantes qui forment son corpus idéologique :
“l’ethno-différentialisme”» ;
Dans ses prises de paroles, il n’hésite pas à user du registre de la polémique et des raccourcis, mais il faut bien admettre qu’au regard du niveau rhétorique des autres néo-panafricanistes il fait figure d’intellectuel. Il a publié plusieurs livres et est incontestablement un tribun avec un certain charisme.
La lutte contre les influences occidentales en Afrique étant le cœur de son combat, Kémi Séba assume ses liens avec Moscou. Dans une vidéo datée de 2020, il affirme avoir été invité une quarantaine de fois en Russie. Il a noué des relations avec des figures du régime russe, en l’occurrence :
Dans une publication du département d’État américain de novembre 2022, Kémi Séba est présenté comme un « porte-parole du projet colonial du Kremlin » et comme « colporteur de désinformation ». En octobre 2022, Kémi Séba était l’un des hôtes de marque de la conférence « Russia-Africa. What is next ? » organisée par l’Institut d’État des relations internationales de Moscou, une université réputée, en présence du viceministre russe des Affaires étrangères, chargé de l’Afrique et du MoyenOrient, Mikhaïl Bogdanov. Avant son interdiction en France, Kémi Séba était aussi un habitué des plateaux de Russia Today.
Nathalie Yamb, la passionaria du néopanafricanisme
Nathalie Yamb, surnommée « The lady of Sotchi » ou parfois « Nathalie Yambonov », est une autre figure du néo-panafricanisme faisant profession d’extirper l’influence française d’Afrique. Cette helvéto-camerounaise se déploie dans un registre rhétorique beaucoup plus limité que Kémi Séba. Active sur Twitter et Facebook, postant régulièrement des vidéos, elle reste confinée au militantisme de base anti-français, sans expliquer en quoi consiste son panafricanisme. Sur un registre polémique, parfois ordurier, elle vilipende la France et les présidents ouest-africains jugés par elle comme trop proches de Paris (Alassane Ouattarra, Macky Sall, Mohamed Bazoum, etc.). Ses prises de parole épargnent en revanche curieusement Paul Biya, ce qui ne manque jamais de lui être rappelé par ses contempteurs. Avant de se faire expulser de la Côte d’Ivoire, elle a été pendant plusieurs années membre du parti politique Lider et conseillère de son chef, l’homme politique Mamadou Koulibaly qui dénonce « […] la mainmise de l’État français sur nos autorités et, par ricochet, sur nos économies, sur nos peuples ». Elle a régulièrement affiché, sur les réseaux sociaux, sa proximité avec le défunt Jerry Rawlings, ex-président du Ghana aux convictions panafricaines bien connues.
Quelques mois avant son expulsion de Côte d’Ivoire121 et son installation en Suisse, Nathalie Yamb a été approchée par les autorités russes. Elle a été invitée à la première édition de la conférence Russie/Afrique de Sotchi122 les 23 et 24 octobre 2019. Cette tribune lui a conféré une audience importante dans la mouvance néo-panafricaniste. « Les bases militaires françaises ne servent qu’à permettre le pillage des ressources, l’entretien de rébellions, l’entraînement de terroristes et le maintien de dictateurs à la tête [des] États. », affirme-t-elle à cette occasion. Selon le magazine Jeune Afrique, elle comptait fin 2022 490 000 abonnés sur Facebook, 230 000 sur Twitter, 240 000 sur Youtube et 36 000 sur Instagram. À l’instar de Kémi Séba, elle a été approchée par des organismes liés à Evgueni Prigojine, notamment l’Association for Free Research and International Cooperation et la Foundation for the Protection of National Values dirigée par Alexander Malkevich126. Elle a participé en janvier 2020 à une conférence organisée par ces structures et apparaît en photo avec Alexander Malkevich.
Avant ce rapprochement, Nathalie Yamb dénonçait déjà l’« impérialisme français », ses outils (les bases militaires, le franc CFA), ses « valets » (certains dirigeants africains), ainsi que les organisations régionales africaines (UEMOA, CEDEAO, G5 Sahel) qui seraient, selon elle, inféodées à Paris. Autrement dit, ses positions s’ajustaient à l’agenda russe dans les pays africains francophones, dont l’un des aspects marquants est l’entreprise systématique de dénigrement de la politique française.
Depuis son rapprochement avec la Russie, sa lutte contre l’impérialisme français en Afrique s’accompagne de développements sur la guerre russo-ukrainienne. Elle soutient la Russie dans ce conflit ; elle félicite les pays qui, à l’Organisation des Nations unies, n’ont pas condamné l’intégration à la Russie des quatre oblasts ukrainiens; elle réprouve les sanctions économiques contre la Russie129 ; elle appelle certains dirigeants africains à se rapprocher de Moscou, ou encore à faire venir le groupe Wagner. À l’instar de Kémi Séba, elle promeut les succès des régimes africains protégés de Moscou (RCA et Mali) et tait les exactions des paramilitaires du groupe Wagner. Comme l’a démontré une enquête récente130, ce militantisme ne semble pas lui nuire financièrement. En revanche, elle est maintenant interdite de séjour en France.
Si Kémi Séba et Nathalie Yamb sont les deux néo-panafricanistes francophones les plus suivis, ils font des émules à l’aura plus limitée tel que Franklin Nyamsi. Originaire du Cameroun et devenu français en 2002, cet enseignant de philosophie dans l’académie de Rouen, ex-militant du Parti socialiste, ferraille continuellement contre la politique française et les régimes africains proches de Paris, louant loue ceux qui ont consommé leur « rupture » avec le « partenaire traditionnel». Professeur dans l’enseignement secondaire public, cedernier a été suspendu de ses fonctions en 2022. On peut évoquer également Egountchi Behanzin, le fondateur de la Ligue de défense noire africaine (organisation interdite en France en 2021).
Synthèse de Rokhaya KEBE