avril 29, 2025
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Sécurité

France-Afrique : la cassure

En Afrique de l’Ouest, la France désavouée par les opinions publiques

« France-Afrique, la cassure » (1/3). Le rejet de l’influence française s’est peu à peu installé au sein des populations d’Afrique de l’Ouest, au point de faire de l’ancien colonisateur le coupable de l’ensemble des maux de la région.

C’est devenu un air à la mode, même à Libreville, la capitale plutôt francophile du Gabon. « Français, rentrez chez vous ! » Le slogan fuse, ce lundi 4 septembre. Il est lancé à la volée à l’attention de quelques journalistes par une poignée de personnes réunies devant le palais du Bord de mer, siège de la présidence de la République.

Au même moment, le général Brice Clotaire Oligui Nguema, nouvel homme fort du pays, prête serment comme président du Comité pour la transition et la restauration des institutions. Celui qui commandait la garde républicaine a déposé, trois jours plus tôt, le chef de l’Etat en exercice, Ali Bongo Ondimba, héritier du pouvoir à la mort de son père, Omar Bongo Ondimba. Dans les faits, l’officier supérieur a mis fin à cinquante-six ans de pouvoir familial et, dans les imaginaires, à presque autant d’années de connivences avec la France.

A Libreville, aucun parti politique n’instrumentalise (encore) ce sentiment antifrançais qui bouillonne ailleurs en Afrique. « Mais c’est à fleur de peau, confie un diplomate français, il vaut donc mieux faire profil bas. » Paris se contente du minimum. Condamnation du coup d’Etat, sans trop en dire, appel au retour à l’ordre constitutionnel, aucun conseil sur la durée ou le contenu de la transition. Surtout pas de vague. Ici, le désamour de la France s’est installé progressivement depuis la fin du « règne » du patriarche et autocrate Omar Bongo, en 2009, sans éruption de haine.

Dans d’autres capitales africaines, en revanche, le ressentiment est vif. De Bamako à Kinshasa, de Dakar à N’Djamena, dans les limites de l’ancien pré carré français de ses anciennes colonies, ou de l’espace francophone (comme en République démocratique du Congo), un faisceau de raisons complexes explique la perte d’influence française, pouvant aller jusqu’au rejet. Vécu à des intensités diverses, ce long processus s’est amorcé au lendemain de la seconde guerre mondiale. Il s’est stratifié avec les indépendances des années 1960, puis renforcé à la fin de la guerre froide. Dorénavant, dirigeants et opinions publiques africains l’expriment de plus en plus bruyamment.

Au Gabon, le ressentiment est notamment d’ordre politique, nourri par un passé chargé et entretenu par des maladresses nouvelles. En mars, à Libreville, lorsque Emmanuel Macron participe au One Forest Summit consacré à la préservation du bassin du fleuve Congo, il est immédiatement suspecté par une partie de la société civile et de l’opposition d’avoir fait le déplacement pour soutenir Ali Bongo Ondimba, candidat à un troisième mandat lors de la présidentielle, prévue le 20 août. Le scrutin s’annonce comme une mascarade. Le président gabonais, victime d’un grave accident vasculaire cérébral en 2018, n’apparaît pas en mesure d’occuper cette fonction. Emmanuel Macron n’est-il pas venu pour lui donner un coup de pouce ? Comme avant ?

Le poids de l’histoire

Si les Gabonais cultivent cette suspicion, c’est qu’ils se souviennent d’une autre époque. En 1964, les parachutistes français, armes à la main, sauvent la tête du président Léon Mba, menacé par un coup d’Etat de l’armée. Trois ans plus tard, ils placent sur le « trône républicain » Albert-Bernard Bongo, qui deviendra Omar Bongo Ondimba après sa conversion à l’islam, peu avant l’entrée de son pays dans l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, en 1975. A la tête d’une autocratie pétrolière construite en grande partie par Elf Aquitaine (future TotalEnergies), il avait financé bien des partis politiques français, tout particulièrement le RPR de Jacques Chirac, dans les années 1970 et 1980. Mais pas seulement. « Je ne nie pas avoir aidé les uns et les autres (…) comme j’en ai le droit, c’était mon argent à moi », reconnaissaitil dans le livre d’entretiens Blanc comme nègre (Grasset, 2001). A sa mort, en 2009, Paris adoube son fils Ali, successeur dynastique, déclaré vainqueur à l’issue d’un scrutin douteux. La France ne cille guère plus lors de sa réélection, en 2016. Scrutin frauduleux, de nouveau, ensanglanté par plusieurs dizaines de morts.

Le lien entre Libreville et Paris s’est effiloché au fil du temps. Comme un symbole, ce n’est pas en français, mais dans un anglais hésitant qu’Ali Bongo Ondimba, le regard vague, lance, le 30 août depuis son domicile, un appel à l’aide « aux amis du Gabon » pour le sauver du coup d’Etat commis quelques heures auparavant. Le même a fait entrer son pays dans le Commonwealth l’année précédente. Dans les couloirs et les alcôves du palais du Bord de mer, ce ne sont plus ni des anciens de Sciences Po Paris ou de Saint-Cyr ni des pétroliers français qui dirigent les affaires. Une « young team », telle que les Gabonais surnomment cette équipe menée par le fils du président, Noureddin, et composée de jeunes gens formés à Londres, a mis la main sur les affaires de l’Etat après l’AVC d’Ali Bongo Ondimba.

Certes, le camp militaire De Gaulle – qui héberge au cœur de la capitale depuis 1975 les « éléments français au Gabon » – compte encore quelque quatre cents militaires. Ils étaient mille deux cents à la fin des années 2000. Ils ne seront plus que deux cents à l’horizon 2024, chargés de former au combat en forêt tropicale des soldats du Gabon et d’autres pays de la région. Même les opposants gabonais ont pour habitude de faire un détour par le Quai d’Orsay au moment des élections.

Mais Paris le voudrait-il, il n’a plus les moyens de décider du résultat des élections gabonaises. Emmanuel Macron l’a reconnu à Libreville : « Notre histoire ici, au Gabon, c’est aussi celle de la “Françafrique” », autrement dit, celle des réseaux occultes et des connivences postcoloniales. Mais, selon lui, « cet âge est bien révolu ». A raison. Sauf que le poids de l’histoire demeure.

« La France a été trop complaisante »

Le Gabon est loin d’être la seule ancienne colonie où l’on reproche à la France d’avoir installé et-ou soutenu jusqu’au point de rupture des systèmes politiques basés sur un multipartisme de façade. Que dire de Paul Biya (90 ans), au pouvoir au Cameroun depuis 1982 ? De Denis Sassou-Nguesso, « roi élu » du Congo-Brazzaville depuis 1979 (avec une coupure de 1992 à 1997) ? De la valse des présidents centrafricains orchestrée par les services français ? Ou du Tchadien Idriss Déby Itno, tombé au front en avril 2021, mais sauvé plus d’une fois par des militaires français de rébellions menaçant son pouvoir brutal et clanique ? Et du Togo, dirigé depuis plus d’un demi-siècle par les Gnassingbé père et fils ?

« La France a été trop complaisante avec les fausses démocraties, les élections truquées, ça la rend impopulaire, juge un conseiller occulte de plusieurs présidences africaines. Comment Emmanuel Macron peut-il rendre visite aux autocrates d’un autre temps, comme Biya ou Sassou ? C’est destructeur pour l’image de la France. Ce n’est pas nouveau, mais auparavant Paris était au moins à l’écoute des opposants, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. »

En 2012, François Hollande avait promis de rompre avec cette complaisance. Dans le programme électoral du candidat socialiste, au 58e engagement, le seul consacré au continent africain, on peut lire : « Je romprai avec la “Françafrique”, en proposant une relation fondée sur l’égalité, la confiance et la solidarité. » Peu de temps après son élection à la présidence de la République, il snobe ostensiblement les présidents rangés dans la catégorie des « mauvais démocrates », lors du Sommet de la francophonie organisé à Kinshasa. Il insiste sur le respect des droits humains et n’hésite pas à s’affranchir d’un certain nombre de principes recommandés par l’usage diplomatique envers ses hôtes pour marquer le début de cette nouvelle ère. Idriss Déby, autocrate tchadien arrivé au pouvoir par les armes et le soutien français vingt-deux ans plus tôt, en 1990, se fait alors porter pâle, prétextant un séjour déjà programmé en Guinée équatoriale. « Présider la République, c’est ne pas inviter les dictateurs en grand appareil à Paris », lance le président français.

Ces engagements n’ont pas tardé à se fracasser sur le mur de la géopolitique locale. En février 2013, quelques mois après les leçons de morale républicaine du président Hollande, la libération d’une famille de sept Français enlevés par Boko Haram dans le nord du Cameroun, près de la frontière nigériane, remet en selle Paul Biya. Au même moment, Denis SassouNguesso devient incontournable pour le règlement de la crise en Centrafrique. Puis au Mali, l’appui des soldats tchadiens d’Idriss Déby est salutaire dans le cadre de l’opération antiterroriste française « Serval », lancée elle aussi début 2013.

Arrogance

L’épisode de Kinshasa laissera des traces auprès des partenaires africains de la France. Tout comme, quelques années plus tard, une autre démarche perçue en Afrique comme le comble de l’arrogance. Emmanuel Macron est alors aux commandes. Les signes d’enlisement de l’opération « Barkhane » au Sahel – qui a succédé à « Serval » le 1er août 2014 – sont patents. Loin d’être contenus, les groupes djihadistes étendent leur emprise. Après le nord, le centre du Mali s’embrase. Les violences débordent sur le Burkina Faso et le Niger.

Le 20 janvier 2020, quelques semaines après la mort de treize soldats au Mali, le président français réunit ses homologues du G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad) à Pau, pour définir une nouvelle stratégie et resserrer les rangs alors que les critiques montent, y compris parmi les gouvernants, contre l’intervention française.

« Il nous convoque, plutôt, se souvient un ministre sahélien, et il n’était pas question de discuter, c’était assez humiliant. » « Ce fut une grande erreur de communication. Le ton employé donnait l’impression que les chefs d’Etat de la région étaient au service de la France », ajoute Baba Dakono, analyste malien, secrétaire exécutif de l’Observatoire citoyen sur la gouvernance et la sécurité. Pour Robert Dussey, ministre des affaires étrangères du Togo, cet épisode illustre combien « Paris n’écoute pas assez les Africains ». « Sous la présidence [française actuelle], ce déficit flagrant se répète de crise en crise, du Mali au Burkina Faso, puis au Niger », ajoute le diplomate.

Sur le fond, tout le monde s’accorde à reconnaître l’utilité du sommet de Pau face à l’ampleur de la crise sécuritaire. Mais sur la forme, cette « convocation » ne froisse pas seulement les présidents du G5. Elle braque les opinions publiques des pays concernés. « Quel qu’il soit, aucun président français sous la Vᵉ République n’a pu se départir d’une forme de paternalisme arrogant », glisse un responsable guinéen. Dans une lettre ouverte publiée au moment du sommet par Mediapart, un collectif de personnalités d’Afrique de l’Ouest dénonce « une humiliation de plus ».

« L’enlisement d’une vaine solution militaire à des problèmes politiques et sociaux a légitimement retourné progressivement l’opinion malienne contre la France », écrivent les signataires. Dénonçant notamment le soutien de Paris aux « dictateurs » Blaise Compaoré (renversé par un mouvement de contestation fin 2014 et exfiltré du Burkina Faso par les forces spéciales françaises) et Idriss Déby, ainsi qu’aux dirigeants du Niger, « où les manifestations de la société civile sont systématiquement interdites », ce collectif rassemblant des écrivains, syndicalistes, avocats ou activistes associatifs affirme que « la montée d’un sentiment “antifrançais” n’a rien d’étonnant ».

Les leçons de démocratie

Beaucoup d’observateurs jugent à ce titre que la guerre civile en Libye marque un tournant dans la perception des opinions publiques africaines à l’égard de la France. L’intervention des hélicoptères et des avions de chasse français dans le conflit de 2011, puis l’élimination du Guide, Mouammar Kadhafi, ont entraîné la déstabilisation de toute la sous-région.

Cette initiative est perçue comme un élément déclencheur de la crise malienne, qui a permis aux groupes armés de prospérer. « La mort de Kadhafi et les conditions de celle-ci ont été la grande faute [du président Nicolas] Sarkozy. La France la paye encore et n’a pas fini de la payer, car c’est le point de départ de la déstabilisation de toute la région. Cela a démontré que la défense de la démocratie et des droits humains pour justifier l’intervention en Libye n’était qu’une posture », soutient le conseiller sahélien précédemment cité.

Un ancien ministre de cette région qui l’a côtoyé rappelle cependant que « Kadhafi a été, de son vivant, à l’origine de la situation sécuritaire actuelle ». « C’est lui qui a enrôlé des milliers de Touareg dans la Légion islamique avant de les libérer du jour au lendemain avec d’importants stocks d’armes », affirme-t-il, avant que les chefs d’Etat voisins n’instrumentalisent la mort de celui qui s’était proclamé « roi des rois traditionnels d’Afrique ». Cet épisode a été vécu comme une nouvelle humiliation occidentale, d’autant plus que l’intervention militaire franco-britannique s’était faite contre l’avis de l’Union africaine, ainsi désavouée.

Dès le début des années 2010, les leçons de démocratie professées par la patrie des droits de l’homme ne passent donc plus. Le 21 septembre, à la tribune des Nations unies, lors de la dernière Assemblée générale, le président putschiste de Guinée, le colonel Mamadi Doumbouya, s’est taillé un franc succès dans son pays.

En substance, il y a décrit comme un échec les tentatives de greffe sur le continent de la démocratie occidentale, « ce modèle que vous nous avez si insidieusement et savamment imposé (…) presque de façon religieuse. » L’ancien sous-officier de la Légion étrangère française ne montre pas la France du doigt. Mais au pays de Sekou Touré, celui qui, le premier dans l’empire colonial français, retoqua, en 1958, le projet de communauté franco-africaine proposé par le général de Gaulle – son assertion : « Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage » est restée gravée dans les esprits de tous les panafricanistes –, tout le monde a compris à qui Mamadi Doumbouya faisait allusion.

Dire, comme le fit le colonel guinéen, que ce modèle n’a pas réussi, en Afrique, à « s’adapter à [leurs] réalités, à [leurs] coutumes, à [leur] environnement », est pour le moins contestable. Une étude de l’Afrobaromètre (un réseau africain indépendant de sondages), réalisée dans trente-six pays du continent en 2021 et 2022, montre que deux tiers des Africains préfèrent la démocratie à toute autre forme de gouvernement et que 80 % d’entre eux rejettent le régime d’un seul homme ou d’un seul parti. Mais seulement 38 % des Africains se disent satisfaits du fonctionnement de la démocratie dans leur pays.

Un « os antifrançais » à ronger

A ce titre, le renversement de Blaise Compaoré, suivi de deux coups d’Etat militaires dans ce même Burkina Faso (en janvier et septembre 2022), ainsi que les putschs au Mali et au Gabon ont été perçus par les populations comme les seuls moyens de débloquer des systèmes politiques à bout de souffle, rongés par le népotisme, la corruption et le trucage électoral.

« Le degré de satisfaction a diminué à travers l’Afrique, sapant la confiance des citoyens en la gouvernance démocratique », analyse le directeur général d’Afrobaromètre, Joseph Asunka. La même étude montre qu’une majorité de personnes âgées de 18 ans à 35 ans soutiennent le principe d’une prise de pouvoir par l’armée si les élus abusent de leurs pouvoirs. Environ 70 % des Subsahariens ont moins de 30 ans.

Mais quelle est la responsabilité de la France dans ces blocages et ces fragilités institutionnels ? « Quatre-vingt-dix pour cent des fautes dont on accuse Paris sont de l’ordre du fantasme, mais la France n’a rien vu venir et n’a donc pas su anticiper », observe une source introduite auprès de plusieurs présidences africaines. « Même si la contestation antifrançaise est exagérée, elle existe chez les jeunes, notamment dans un contexte où le niveau éducatif s’est effondré », souligne un officiel ivoirien, sous-entendant que cette jeunesse est plus perméable aux manipulations. « Il n’y a rien d’idéologique, mais nos dirigeants n’ont rien d’autre à lui proposer que cet os antifrançais à ronger », ajoute-t-il.

Un « os » que leur proposent également, en Afrique de l’Ouest, certaines élites religieuses, notamment celles formées en Arabie saoudite depuis le début des années 1980 pour contrer le « concurrent » iranien. « Du Mali à la Côte d’Ivoire, les associations salafistes et wahhabites ont connu un essor considérable ces dernières décennies et contribuent à la transformation des pratiques islamiques. Si les salafistes n’appellent pas au djihad, ils partagent avec les groupes djihadistes le rejet de la France et de ses valeurs laïques », écrit Luis Martinez, directeur de recherche au Centre de recherches internationales, dans la dernière livraison du trimestriel Politique internationale (n° 180, été 2023). Selon ce spécialiste du Maghreb et du ProcheOrient, le phénomène relève d’« une révolution endogène, portée par des élites nationales religieuses enracinées dans leur terroir culturel ».

Dans une analyse publiée début septembre sur le site du Grand Continent, l’historien Achille Mbembe relativise lui aussi la responsabilité française au profit de causes propres à l’Afrique. Sans écarter l’idée que « la Françafrique continuerait de prospérer en dépit des promesses de rupture », l’universitaire camerounais juge que « la France n’est plus en position de décider de tout dans ses anciennes possessions coloniales ». Selon lui, « la plupart des outils militaires, monétaires et culturels qu’elle utilise pour maintenir sa présence et sauvegarder ses intérêts en Afrique sont dorénavant désuets ou manquent de légitimité ».

Les fantasmes de la surpuissance

Pourtant, l’argument de la toute-puissance française reste populaire. « Paris est devenu le bouc émissaire des Sahéliens car il a trop fait étalage de sa force, et les populations n’ont pas compris qu’il n’arrive pas à venir à bout des djihadistes », explique un ancien ministre des affaires étrangères de cette région. Cet « étalage » alimente les théories complotistes véhiculées par un certain nombre d’activistes sur les réseaux sociaux. A les croire, si l’armée française ne contient pas les groupes armés, c’est afin de créer le chaos nécessaire pour mieux piller les richesses du sous-sol sahélien.

Là encore, le passé trouble est appelé à la rescousse : l’uranium nigérien indispensable aux centrales nucléaires françaises, le pétrole gabonais du temps d’Elf Aquitaine, la dizaine de ports gérés par Bolloré Africa Logistics (revendue en décembre 2022 à l’armateur italo-suisse MSC) de Dakar à Pointe-Noire (Congo-Brazzaville), en passant par Abidjan… Impossible de savoir combien de personnes se laissent convaincre par ces arguments désormais fallacieux. Mais ils sont largement repris depuis que le groupe de sécurité russe Wagner diffuse à échelle industrielle le poison de sa propagande en Afrique.

Le poids économique de la France en Afrique n’a pourtant pas cessé de se réduire, même si de grands groupes demeurent en position dominante (Total, BNP, Bouygues, Orange, Alstom, Orano…). En 2021, les échanges commerciaux avec l’Afrique subsaharienne ne représentaient que 2 % du total du commerce extérieur de la France, selon les chiffres du ministère de l’économie. Inversement, « en 2014, les ex-colonies africaines de la France effectuaient moins de 15 % de leurs échanges avec elle, contre les deux tiers en 1960 », note Denis Cogneau, économiste et directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement, dans un texte publié dans Colonisations, notre histoire (ouvrage collectif sous la direction de Pierre Singaravélou, Seuil, 720 pages, 35 euros). « Si le lien a largement rétréci, il n’a pas disparu. Etant donné que la France ne pèse plus que 3 % du commerce mondial, une part de marché de 15 % suggère qu’une forme d’avantage subsiste [notamment] dans le cas de la zone franc CFA », ajoute l’économiste.

Or, le franc CFA est l’un des chiffons rouges agité dans l’arène des fantasmes sur la surpuissance française. Cette monnaie, créée pour faciliter le commerce entre la métropole et son espace conquis, est un reliquat du passé dominateur de l’Hexagone. Le « franc des colonies françaises d’Afrique » a vu le jour le 26 décembre 1945. Rebaptisé « franc de la communauté financière africaine » avec les indépendances, il a pour caractéristiques la fixité de la parité avec l’euro (depuis la disparition du franc), la garantie de la convertibilité, la liberté de circulation entre zones FCFA et euro et la centralisation des réserves de change.

Au-delà des débats d’économistes sur le ratio avantages-inconvénients du FCFA se pose la question de la perception d’une monnaie qui a conservé le même acronyme que la précédente, répulsive pour beaucoup, symbole de la domination du colonisateur. Dans l’esprit de nombreux Africains, elle demeure aussi associée à la dévaluation traumatisante de 1994. Du jour au lendemain, sous la présidence de François Mitterrand, le FCFA avait perdu 50 % de sa valeur.

Des réformes fondamentales ont été menées, mais pas jusqu’au découplage total des deux systèmes monétaires. Le remplacement par une monnaie régionale, l’eco, est acté, mais le processus avance très difficilement pour des raisons liées, notamment, aux disproportions économiques existant entre les pays africains concernés.

« Acte raciste »

En attendant, Kako Nubukpo, professeur d’économie à l’université de Lomé, observe que « la perpétuation du franc CFA est de plus en plus perçue par les jeunesses africaines et les diasporas comme une illustration frappante de la forte dépendance économique et politique qui caractérise les économies africaines de la zone franc ».

La disparition du FCFA est aujourd’hui ardemment réclamée par tous les adeptes du « néosouverainisme » africain – « version appauvrie et frelatée du panafricanisme », selon Achille Mbembe –, un concept qui prospère au milieu du marasme idéologique.

Au Sénégal, Ousmane Sonko, bouillant leader politique aux accents populistes, en a fait son fonds de commerce électoral. Des magasins, agences bancaires ou stations-service aux enseignes françaises ont été saccagés en marge de manifestations violentes organisées pour soutenir cet ancien candidat à la présidentielle de 2019, très populaire auprès d’un certain pan de la jeunesse. Le FCFA et les entreprises françaises sont accusés, de façon récurrente, de freiner le développement local.

L’argument antifrançais porte d’autant mieux qu’il se greffe sur un contexte économique et social extrêmement déprimé qui alimente, au Sénégal comme dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, les flux migratoires. Alors qu’en 2022, environ 50 % des immigrés adultes présents en France étaient nés dans l’ancien empire et que la France demeure, en Europe, le lieu d’accueil dominant des immigrés des anciennes colonies africaines, la colère contre Paris est exacerbée par les politiques restrictives du Vieux Continent. « Nous n’avons rien contre la France, d’ailleurs, lorsque nous avons un problème, nous cherchons tous un visa pour là-bas, relativise un diplomate tchadien. Mais aux yeux de nombreux Africains, la fermeture des frontières est vécue comme un acte raciste. Pour eux, la porte se ferme parce qu’ils sont Noirs. » Une perception renforcée par la démonstration de l’accueil offert aux Ukrainiens depuis le début de l’invasion russe, en février 2022, ainsi que par la mobilisation sans précédent de l’aide internationale en faveur de ce pays.

« Tout n’est pas perdu », veut croire Achille Mbembe. Mais, selon lui, pour parvenir à « forger une autre voie (…), la France doit reconstruire de fond en comble son outil diplomatique sur le continent ». « La lutte contre les groupes djihadistes ne peut pas constituer l’alpha et l’oméga de la sécurité humaine sur le continent. Celle-ci ne peut pas non plus être envisagée uniquement sous le prisme des seuls intérêts européens, à commencer par la protection des frontières extérieures de l’Union. » Vaste programme, qui supposerait un rééquilibrage de l’approche française en direction de l’Afrique, avec davantage de dialogue et de diplomatie, et une réduction de cette empreinte militaire et sécuritaire qui alimente la vague de rejet envers l’ancien colonisateur.

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Au Sahel, l’insurmontable échec de la stratégie française

Par Cyril Bensimon , Christophe Châtelot , Philippe Ricard  et Elise Vincent Publié le 03 novembre 2023 à 06h00, modifié le 03 novembre 2023 à 11h34

Récit

« France-Afrique, la cassure » (2/3). La trop grande part accordée au volet « sécuritaire » du plan développé par Paris dans la région sahélienne, aux dépens de l’accompagnement du développement des différents Etats, a abouti à l’échec de dix années de présence militaire.

C’est l’une des règles de base de la planification de toute opération militaire, presque un dogme, répété à l’envi aux jeunes officiers afin de leur éviter des guerres perdues d’avance : il n’est pas de victoire militaire qui vaille sans accompagnement social et politique. S’il est une leçon, pourtant, qui s’impose brutalement à la France, au terme de dix ans d’interventions en Afrique, c’est bien l’échec de cette coopération « civilo-militaire » – la « Cimic », comme on l’appelle dans les manuels de doctrine –, qui devait être la condition sine qua non d’une présence prolongée au Sahel.

« Maladresses », « bisbilles », les mots sont encore pudiques, au sein des cercles de défense, pour qualifier les errements de cette coordination qui était, dès le début, censée allier l’endiguement de l’expansion du djihadisme dans cinq pays du Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad) à une aide massive au développement des pays de la région. Cette coordination n’a jamais vraiment pris corps, même après la tentative de l’articuler autour d’un véritable consortium de bailleurs : l’Alliance Sahel, lancée en juillet 2017 par la France, l’Allemagne et l’Union européenne, auxquelles se sont adjoints dix pays et des institutions financières internationales.

« Est-ce que l’on s’est raconté des histoires ? », s’interroge une source aux affaires au moment du lancement des principales opérations militaires françaises de ces dernières années. « On a géré tout cela comme des idiots », tranche plus durement un diplomate, longtemps en poste dans la région, alors qu’a débuté, le 10 octobre, le retrait des 1 500 militaires français du Niger, prévu pour la fin d’année. Il s’agit du troisième départ en moins de deux ans d’un pays de l’ex- « pré carré » de la France en Afrique.

Comment en sommes-nous arrivés là ? A qui la faute ? Une certitude émerge, de Bamako à Paris, de Ouagadougou à Lomé : ce grand égarement date de 2014, l’année où l’opération militaire « Serval » s’est muée en « Barkhane ». A l’époque, la France peut se targuer d’un bel exploit militaire. Le Mali était menacé d’effondrement, coupé en deux depuis plusieurs mois. Des indépendantistes touareg alliés à des groupes djihadistes affiliés à Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) contrôlaient la moitié nord du pays. Ils ne menaçaient pas la capitale, Bamako, mais leur emprise ne cessait de croître vers le centre du Mali. L’opération « Serval », lancée en janvier 2013, à la demande des autorités maliennes, par l’ancien président François Hollande, après en avoir longtemps repoussé l’hypothèse, permet alors de donner, en à peine trois mois, un grand coup de pied dans cette fourmilière.

Changer de posture

Avec quelque 4 500 soldats déployés, « Serval » devient la plus importante opération extérieure française depuis la guerre d’Algérie. Elle était en gestation depuis la présidence de Nicolas Sarkozy (2007-2012), qui, dès 2009, avait commencé à déployer un « plan Sahel » de lutte antiterroriste, avec l’envoi d’instructeurs français au Mali, en Mauritanie et au Niger, puis l’installation d’une base permanente des forces spéciales à Ouagadougou, au Burkina Faso. « Serval » est surtout une réponse aux conséquences de la mort, le 20 octobre 2011, de Mouammar Kadhafi, le dirigeant libyen tué après l’intervention des avions de chasse et des hélicoptères de combat français envoyés par M. Sarkozy. La chute du régime de Kadhafi a libéré des cohortes de combattants touareg engagés dans sa Légion islamique, qui sont ensuite retournés dans le désert malien.

Mais alors qu’en février 2013, dans Tombouctou libérée des djihadistes par les militaires de « Serval », François Hollande qualifie cette victoire de « journée la plus importante de [s]a vie politique », le président français n’entend guère les voix, au Quai d’Orsay ou chez les experts au sein des instances internationales, qui appellent déjà à changer de posture. « Il y avait un enthousiasme collectif qui nous poussait en avant », reconnaît la source aux affaires déjà citée. A Paris, on se prend à rêver de faire mieux que les Etats-Unis en Afghanistan. On jure que l’on a observé de près tous leurs écueils. En 2014, « Serval » devient donc « Barkhane », avec tout ce qu’il faut de moyens aériens et de troupes – jusqu’à 5 000 hommes, désormais en rotation permanente –, et l’objectif de jouer les fédérateurs autour d’un vaste plan de sécurisation du Sahel, pendant dix ans.

« Personne ne pouvait rien dire », se désole Luis Martinez, directeur de recherche au Centre de recherches internationales et auteur de L’Afrique, le prochain califat ? La spectaculaire expansion du djihadisme (Tallandier, 240 pages, 20 euros). « Dès le début, Laurent Fabius [ministre des affaires étrangères de 2012 à 2016] a été prévenu qu’il fallait absolument ajouter un volet sociétal au volet militaire pour espérer capitaliser sur le plan diplomatique », poursuit le chercheur. Fin mars 2013, lors d’un colloque à la Sorbonne, le ministre expose bien une « approche globale » de sortie de crise : « Nous allons donc gagner la guerre, mais il va nous falloir aussi gagner la paix. L’enjeu, c’est la stabilisation, la reconstruction, le processus politique de réconciliation et le développement du Mali », esquisse-t-il.

Mais, en avril 2013, Paris nomme à Bamako un ambassadeur de France au profil plus sécuritaire : Gilles Huberson, saint-cyrien, ancien chef d’escadron de gendarmerie. En interne, au Quai d’Orsay, plusieurs diplomates de la direction Afrique s’en offusquent de manière un peu trop hardie : ils sont écartés de leur poste.

« Vision kaki » du monde

La concomitance de ces évictions et la suppression de la cellule Afrique à l’Elysée, avec l’intérêt limité de Laurent Fabius pour le continent africain, vont progressivement entériner l’effacement de la diplomatie française devant l’émergence d’une puissante seigneurie : celle de Jean-Yves Le Drian au ministère de la défense. De 2012 à 2017, aidé par son directeur de cabinet, l’hyperactif Cédric Lewandowski, souvent considéré comme un « ministre bis », le ministre de la défense va sans relâche pousser l’outil militaire dans ce qu’il sait faire de mieux : des opérations ciblées, minutieusement préparées, pour « neutraliser » des chefs djihadistes ardemment recherchés.

A son arrivée à l’Hôtel de Brienne, l’une des ambitions de Jean-Yves Le Drian est alors de redonner au ministère le pouvoir perdu sous la présidence de Nicolas Sarkozy. « Du temps d’Hervé Morin et de Gérard Longuet, le ministre de la défense n’était plus guère qu’un supercomptable des armées », écrit le journaliste Christophe Boisbouvier dans son livre Hollande l’Africain (La Découverte, 2015). L’objectif de Jean-Yves Le Drian sera alors servi par l’organisation, propre à la France, du commandement interne des armées. Par l’intermédiaire du Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), situé dans les entrailles de l’état-major des armées à Paris, le sommet de la hiérarchie militaire est en lien direct, jour et nuit, avec l’Elysée.

A l’époque, l’homme fort de l’Elysée sur la question du Sahel est le général Benoît Puga. A son arrivée au pouvoir, François Hollande avait en effet choisi de conserver le chef d’état-major particulier de Nicolas Sarkozy. Un militaire chevronné, dont les états de service en Afrique remontent à 1978, en tant que légionnaire du 2e régiment étranger parachutiste, où il a eu l’occasion de sauter sur Kolwezi, au Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo). « Il fait partie de cette génération d’officiers qui connaissent intimement la politique militaire de Paris dans les anciennes colonies françaises d’Afrique [et dont] le côté “colonial” est souvent épinglé par ceux qui l’ont côtoyé », rappelle Christophe Boisbouvier.

Une « vision kaki » du monde, selon les mots d’un général en retraite, qui va demeurer très influente jusqu’aujourd’hui, et particulièrement sur les affaires africaines. Le CPCO est en effet taillé sur mesure pour la gestion des opérations et l’action, beaucoup moins pour la coopération civilo-militaire, de l’aveu même des cercles militaires. Au Quai d’Orsay, la direction de l’Afrique et de l’océan Indien est, quant à elle, depuis 2016, le plus souvent pilotée par des diplomates passés par le renseignement, en particulier par la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).

« La même erreur que les Américains en Afghanistan »

Cette approche très sécuritaire des affaires sahéliennes va se doubler de plusieurs erreurs stratégiques, considèrent un certain nombre d’observateurs. L’une d’elles est liée à la signature, à Alger en 2015, d’un accord de paix intermalien entre Bamako et les groupes armés, principalement des rebelles touareg, partisans de l’indépendance de l’Azawad (la partie nord du pays), à l’origine de la crise. Un accord de paix que ne signent pas les djihadistes, ces derniers finissant par déborder les groupes rebelles.

« On a donné les clés de la solution politique à l’Algérie, qui s’est ensuite contentée de glisser les problèmes non résolus sous le tapis. Les Français ont fait la même erreur que les Américains, qui ont donné les clés de l’Afghanistan au Pakistan », analyse le chercheur Luis Martinez. « Cela a aussi nourri les suspicions et beaucoup de théories conspirationnistes », estime Baba Dakono, analyste au sein de l’Observatoire citoyen sur la gouvernance et la sécurité, un centre de réflexion malien. Notamment celle d’une collusion entre l’armée française et les indépendantistes touareg.

La deuxième erreur, selon nombre d’experts, est d’avoir fixé comme ligne rouge, dès le départ et jusqu’au retrait de « Barkhane », l’existence de toute négociation avec les chefs djihadistes. Au premier rang desquels figure l’insaisissable Iyad Ag Ghali, le chef du Groupe de soutien de l’islam et des musulmans, que Paris a placé en tête de la liste de ses ennemis publics. Et tant pis si, en décembre 2019, les conclusions d’une consultation, baptisée « dialogue national inclusif », organisée par le président malien, Ibrahim Boubacar Keïta, démis huit mois plus tard par des militaires putschistes, recommandent justement l’ouverture de négociations avec les chefs djihadistes Amadou Koufa et Iyad Ag Ghali pour « ramener la paix au Mali ».

« Paris a regardé avec les mêmes yeux les djihadistes opérant au Sahel que ceux qui agissaient en Occident et avaient frappé la France [en 2015] », observe un ancien ministre sahélien. « La France a cru pouvoir affirmer un leadership, mais, en réalité, c’est comme si elle avait interdit aux Sahéliens de trouver la paix. Les djihadistes ont eu beau jeu ensuite de dire qu’ils ne négocieraient pas tant que la France serait là. On a créé les conditions de notre propre exclusion et le compte à rebours a commencé », reprend Luis Martinez.

« Les militaires n’ont pas perçu, au sein même de la hiérarchie militaire, la montée des putschistes », regrette pour sa part un vétéran de la diplomatie française. « Je ne leur jette pas la pierre, ajoute-t-il, les diplomates auraient dû, aussi, sentir ce qu’il se passait parmi la jeunesse vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale et des régimes en place. » Gilles Holder, anthropologue au CNRS et spécialiste du Mali, résume à sa façon l’écueil français : « La France s’est fait piéger par l’outil postcolonial de ses interventions militaires. Depuis les indépendances, à la différence des Britanniques, elle n’a pas assez investi les champs économiques et culturels. » « Finalement, dit-il, ses amitiés militaires se sont retournées contre elle, avec des coups d’Etat menés par des officiers, pour certains entraînés ou équipés par elle. »

Un sentiment d’humiliation

Au tournant de l’année 2021, l’échec de l’approche sécuritaire française est patent. Certes, en neuf années de traque dans le désert, jusqu’à la fin de « Barkhane » en 2022, le tableau de chasse s’est bien garni. Ont notamment été « neutralisés », selon la terminologie du ministère de la défense : le responsable de la katiba Tarik Ibn Ziyad, Abdelhamid Abou Zeid, dès février 2013 ; le fondateur d’AQMI, Abdelmalek Droukdel, en juin 2020 ; et le chef du groupe Etat islamique dans le Grand Sahara, Adnan Abou Walid Al-Sahraoui, dit « Awas », en septembre 2021. Ces éliminations désorganisent probablement pour un temps ces groupes armés. Mais les têtes ne cessent de se renouveler et les causes profondes des insurrections ne sont pas traitées.

Preuve en est l’extension, telle une tache d’huile, de la zone d’influence des groupes djihadistes. Lorsque « Serval » débarque, seul le nord du Mali est touché. Dix ans plus tard, au moment où les militaires français commencent à faire leurs paquetages pour quitter le Niger, à l’automne 2023, quelques mois seulement après s’être retirés sans gloire du Mali et du Burkina Faso, le Sahel brûle. Les accords d’Alger sont moribonds. Les indépendantistes touareg ont reformé les rangs au sein d’une armée nationale de l’Azawad. Surtout, les groupes djihadistes liés à AlQaida ou à l’organisation Etat islamique ont chassé l’Etat burkinabé d’une grande partie du territoire. Ils sont maîtres de la zone dite « des trois frontières » (Mali, Niger et Burkina Faso). Pire, ils poussent dorénavant leurs incursions dans le septentrion de plusieurs Etats du golfe de Guinée, comme la Côte d’Ivoire, le Togo ou le Bénin.

Parallèlement à la lutte antiterroriste, la France, qui s’est longtemps vue affublée du qualificatif de « gendarme de l’Afrique », a justifié le maintien de sa présence militaire en arguant que celle-ci pouvait participer à l’endiguement des flux migratoires vers l’Europe. Mais l’argument a progressivement perdu de son impact face à la hausse continue du nombre d’arrivées clandestines sur les îles de Lampedusa, en Italie, ou des Canaries, en Espagne. Il a aussi durablement alimenté les rancœurs, alors que cette stratégie s’est en grande partie appuyée sur une politique très restrictive en matière de visas. Partout dans les pays du Sahel, les files d’attente devant les consulats ont été le puissant diffuseur d’un sentiment d’humiliation.

Les diplomates se retrouvent en première ligne. « Notre politique des visas a été catastrophique pour notre image », s’emporte Jean-Marc Simon, ex-ambassadeur de France en Côte d’Ivoire, en République centrafricaine, au Gabon et au Nigeria. « La gestion d’une ambassade, c’est un casse-tête, car le ministère de l’intérieur tente d’imposer sa mainmise en supposant que le consulat est laxiste. Cela pousse les fonctionnaires à en rajouter et, au final, on empêche des gens de rendre visite à leur famille, de faire un stage, tout en ne freinant en rien l’immigration illégale », ajoute l’ambassadeur.

Exigences contradictoires

Dès son arrivée au pouvoir, en mai 2017, Emmanuel Macron a conscience de l’impasse sécuritaire qui s’est enclenchée au Sahel. Il cherche d’ailleurs rapidement une porte de sortie aux militaires. « On a très vite vu que “Barkhane” aspirait toute la visibilité de l’action de la France », expliquait au Monde l’un de ses proches collaborateurs, en mars 2022. « On était arrivé à une identité défavorable dans la durée : Barkhane = France = pouvoirs en place », ajoute ce diplomate. « Mais on ne change pas de modèle en appuyant sur un bouton. C’est ce qui nous différencie du régime poutinien ! Il faut créer une forme d’adhésion collective dans le système, du côté de l’état-major des armées ou du Quai [d’Orsay]. Mais il est vrai que, si l’on avait pu le faire plus tôt, la posture aurait été un peu plus favorable », ajoutait-il.

Les armées vont désormais tenter d’atténuer leur visibilité en s’associant à d’autres partenaires européens dans la lutte antiterroriste. En 2020, les Français parviennent ainsi à constituer la « Task Force Takuba », une coalition de forces spéciales de onze nationalités différentes, placée sous commandement français et chargée d’assister les forces maliennes. Mais le projet va vite être démantelé avec la fin de l’opération « Barkhane ». En parallèle, le grand mantra de la coopération « civilo-militaire » est ressorti du placard, agrémenté d’un nouveau concept technocratique : l’« approche nexus sécurité développement ». Ce que l’on peut résumer par l’idée que le développement et la sécurité dépendent l’un de l’autre.

A l’Elysée, Emmanuel Macron décide d’amplifier la force de frappe de l’Agence française de développement (AFD). Avec son statut de banque publique, celle-ci doit être le bras armé d’une future politique d’influence efficace sur le continent. Avec sa principale filiale, la Société de promotion et de participation pour la coopération économique, l’agence compte 3 600 collaborateurs en 2022 contre 2 500 en 2016. Ses engagements financiers doublent sur la même période, pour atteindre presque 14 milliards d’euros. « L’aide au développement n’est pas seulement un enjeu de solidarité, mais d’influence, car il y a sur le développement une guerre de modèles », défend ainsi, en février 2021, au micro de France Inter, Jean-Yves Le Drian, devenu ministre des affaires étrangères d’Emmanuel Macron, en 2017.

Pour concrétiser cette ambition, le chef de l’Etat peut s’appuyer, à la tête de l’AFD, sur Rémy Rioux, un énarque, ancien secrétaire général adjoint du Quai d’Orsay et très proche du président. Mais l’homme a beau être un fin tacticien, sa mission consiste en partie à satisfaire des exigences parfois contradictoires. D’un côté, celles des armées, qui considèrent que l’AFD doit être en mesure de décaisser rapidement des subsides là où elles opèrent, de l’autre, celles d’agents du développement farouchement opposés à tout mélange des genres entre aides civile et militaire. La signature, en 2018, d’un « accord de terrain » entre l’AFD et « Barkhane », destiné à rapprocher l’action des militaires de celle des acteurs du développement, va fortement agacer ces derniers.

Eriger des digues

Le réinvestissement de l’aide au développement va se doubler d’une tentative, côté état-major des armées, d’une redéfinition des partenariats avec les pays d’Afrique de l’Ouest, notamment là où la France possède encore, au tournant de l’année 2021, des bases militaires : en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Tchad, au Niger, au Burkina Faso et au Mali. L’idée est de faire en sorte que les autorités locales réclament désormais officiellement de l’aide, et non que la France ne les impose. L’armée française encourage alors les états-majors locaux à prendre le contrôle ou les aide à créer leurs propres services de communication au sein de leurs armées. Au Mali, avant le départ des troupes françaises, en 2022, cette mission occupait un officier français à plein temps.

« Cela fait des dizaines d’années que l’on se pose la question de savoir s’il faut garder les bases militaires ou pas, mais, à chaque fois, on est restés. On a tourné autour du pot, alors que l’on aurait dû partir beaucoup plus tôt », regrette un diplomate. L’idée du « faire faire plutôt que faire » est arrivée trop tard, tranche un officier qui a occupé des postes importants au sein de plusieurs organisations internationales. « En Afrique, la diplomatie militaire est désormais devenue un boulet qui plombe la diplomatie tout court », analysait Thierry Vircoulon, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales, avant même le retrait précipité du Niger. « La dénonciation du néocolonialisme de la France par des leaders d’opinion africains repose pour l’essentiel sur la présence militaire permanente. Tant qu’elle se prolonge, cette présence complique toute tentative d’améliorer l’image de la France », affirme le chercheur.

Depuis 2017, la France doit affronter sur la scène africaine un acteur qu’elle n’a pas vu venir : le Groupe Wagner. Cette société de sécurité privée russe liée au Kremlin dispose, au-delà de ses capacités militaires, d’un savoir-faire certain dans l’art de la propagande anti-impérialiste en général et antifrançaise en particulier. Pour tenter de limiter la portée de l’intoxication russe, l’armée française va jusqu’à organiser la visite de parlementaires africains au quartier général de « Barkhane », à N’Djamena. L’objectif est de leur expliquer que l’utilisation de satellites, de drones et d’avions de chasse ultra-sophistiqués ne peut être le seul levier pour gagner la guerre contre les djihadistes cachés dans l’immensité désertique.

Pour éviter d’être submergé par cette « vague populiste antifrançaise », selon l’expression d’un diplomate français, Paris va aussi tenter d’ériger des digues, en musclant encore plus sa « politique d’influence ». Entre 2021 et 2022, des équipes aux CV bien fournis sont structurées au ministère des armées et au Quai d’Orsay. Leur rôle : veiller sur les réseaux sociaux, tisser un réseau dans les milieux journalistiques, convaincre en France et surtout en Afrique, et faire en sorte que les canaux d’échanges demeurent ouverts, jour et nuit si besoin est, en particulier avec les médias en Afrique. Mais, parallèlement, le pilotage général des affaires africaines, civiles ou militaires, ainsi que l’enchaînement des coups d’Etat, au Mali, au Burkina Faso puis au Niger, transforment rapidement ces nouvelles équipes en pompiers plutôt qu’en guérisseurs.

« Ce n’est pas la fin »

A l’été 2022, l’ancien envoyé spécial pour le Sahel, le diplomate Frédéric Bontems, après d’intenses consultations, rend un rapport sur tout ce qu’il estime nécessaire pour sauver les intérêts français sur le continent. Un travail sans concession, dit-on. Aucune exégèse publique n’en sera jamais faite. La guerre en Ukraine a surgi en février 2022, une semaine après l’annonce du désengagement du Mali.

Au cœur de ces hésitations se trouve l’épineux dossier de la révision de la coopération militaire en Afrique, soit l’ensemble de la formation dispensée par les soldats français aux armées et aux forces de sécurité du continent. Une coopération menée historiquement à partir des bases de Dakar, au Sénégal, de Libreville, au Gabon, et d’Abidjan, en Côte d’Ivoire. « Plusieurs fois, au cours de ma carrière, il m’est arrivé de demander : mais pourquoi on fait de la coopération ? Je veux que l’on m’explique pourquoi on consacre autant d’efforts depuis les années 1960 à former des armées qui se débinent au combat ou qui portent des coups difficiles aux valeurs démocratiques », s’emporte un général en retraite.

Mais ces opérations de formation sont toujours considérées comme un précieux outil d’influence par les armées. Et son orientation se trouve ainsi ballottée au gré des revers successifs de la France sur le continent. Avant l’été, il était acté d’en réduire la voilure, en abaissant progressivement les effectifs d’au moins deux des trois bases où sont déployées des unités françaises à cette fin – 350 soldats à Dakar et à Libreville, 800 à Abidjan –, le but étant de limiter la visibilité française dans ces derniers pays alliés de Paris, avec moins de soldats en uniforme. Mais le retrait forcé du Niger rebat à nouveau les cartes.

« Concernant la lutte contre le terrorisme, on n’a pas sifflé la fin de la partie. Ce n’est pas la fin. Ce n’est que le début de la première mi-temps. On a une méthode, une direction, on n’a pas le choix, il faut la décliner », défend Jean-Michel Jacques, député Renaissance du Morbihan, dix-sept ans de carrière au compteur au sein des commandos marine comme infirmier. « Ce qui est difficile aujourd’hui, c’est que certains ne nous ouvrent plus la porte, [mais] ces pays africains finiront par revenir car nous sommes un partenaire économique et militaire fiable », veut croire celui qui a été rapporteur de la loi de programmation militaire votée en juillet, et est aujourd’hui l’un des rares à afficher un soutien sans faille à la stratégie gouvernementale.

Le repli peu glorieux des forces françaises du continent use toutefois les vocations. Si tout un pan de l’armée de terre reste attaché aux bases françaises de Dakar, de Libreville ou d’Abidjan, l’Afrique ne fait plus rêver les jeunes diplomates depuis longtemps. Quelques jours avant le coup d’Etat au Niger, fin juillet, c’est même le plus influent d’entre eux qui a fini par opter pour un changement de cap radical.

Depuis son vaste bureau situé au rez-de-chaussée du 2, rue de l’Elysée, avec sa large baie vitrée donnant accès aux jardins de cette annexe des bureaux du chef de l’Etat, Franck Paris, le conseiller Afrique d’Emmanuel Macron à l’Elysée depuis 2017, a suivi de près tous les renoncements français sur le continent. Fin juillet, ce taiseux, passé par la direction du renseignement de la DGSE et partisan d’une réduction drastique du nombre de militaires dans la région, a décidé de se tourner vers une tout autre zone du globe. Comme plusieurs autres cadres de la « boîte » de sa génération, il a choisi l’Asie, plus particulièrement la direction du bureau français de Taipei, à Taïwan.

Christophe Châtelot

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La politique africaine d’Emmanuel Macron, histoire d’une rupture

Par Cyril Bensimon , Philippe Ricard , Elise Vincent  et Christophe Châtelot Publié le 04 novembre 2023 à 06h00, modifié le 04 novembre 2023 à 20h52

Récit« France-Afrique, la cassure » (3/3). Malgré l’ambition saluée de renouveler les relations entre l’ancien pré carré français et l’ex-puissance coloniale, le président de la République a échoué à engager un réel renouveau.

Ce 28 novembre 2017, l’ambiance est fébrile dans l’amphithéâtre central de l’université Joseph Ki-Zerbo de Ouagadougou, au Burkina Faso, construite sur des fonds libyens à l’époque de Mouammar Kadhafi. « Il n’y a plus de politique africaine de la France », affirme Emmanuel Macron sous les applaudissements des étudiants, qu’il tente de mettre de son côté. « Je suis comme vous, d’une génération qui n’a jamais connu l’Afrique comme un continent colonisé… Je suis d’une génération dont l’un des plus beaux souvenirs est la victoire de Nelson Mandela… Je suis d’une génération de Français pour qui les crimes de la colonisation sont incontestables… Je suis d’une génération où l’on ne vient pas dire à l’Afrique ce qu’elle doit faire », clame-t-il, sans mesurer tout ce qui, au-delà de l’âge, le sépare de son auditoire. Le discours se veut fondateur. Il affiche l’objectif de renouveler le lien entre l’ancienne puissance coloniale et cette partie du continent qu’elle a colonisée.

Un incident marquera tout autant les esprits lors de cette conférence. Interpellé sur la question des coupures de courant récurrentes au Burkina Faso, le chef de l’Etat prend à témoin son homologue burkinabé de l’époque, Roch Marc Christian Kaboré, présent à ses côtés. « Mais moi, je ne veux pas m’occuper de l’électricité dans les universités au Burkina Faso ! C’est le travail du président », dit-il. Au même moment, son homologue s’éclipse pour assouvir, comprendra-t-on plus tard, un besoin pressant. « Du coup, il s’en va… Reste là ! », lui lance le président français, sur un ton familier, un rien moqueur, que beaucoup jugeront paternaliste. Et il conclut : « Il est parti réparer la climatisation. »

Six ans plus tard, alors que le retrait forcé des quelque 1 500 militaires français déployés au Niger, engagé début octobre et faisant suite au coup d’Etat militaire du 26 juillet, constitue un échec de taille pour le locataire de l’Elysée, l’anecdote est restée dans les mémoires. « La boutade a eu plus d’impact que tout ce qu’il a dit lors de sa visite, se souvient un diplomate. Emmanuel Macron, de par son âge, aurait pu être très populaire en Afrique, mais ce n’est pas le cas, car son style direct, suggérant à ses interlocuteurs de se prendre en main plutôt que de se plaindre, a du mal à passer. »

Quant au discours de Ouagadougou, il a montré ses limites. Rien, pas même le volontarisme alors affiché, ne semble pouvoir endiguer le recul de l’influence française en Afrique francophone depuis que des militaires putschistes, qui, du Mali (2020) au Burkina Faso (2022) puis au Niger (2023), ont fait – avec un certain succès populaire – de la remise en cause du lien avec Paris leur premier combustible politique.

La France et son président semblent bien seuls

Le dernier camouflet remonte au dimanche 24 septembre. A son corps défendant, le président de la République cède alors aux exigences de la junte nigérienne : il se résout à rappeler son ambassadeur à Paris, puis à retirer les troupes françaises d’ici à la fin de l’année. S’il reste en contact avec le président déchu, Mohamed Bazoum, et demande sa libération, Emmanuel Macron voit s’éloigner la perspective du retour au pouvoir de ce précieux allié, démocratiquement élu en 2021 et dernier président sahélien à assumer publiquement la nécessité du soutien militaire français dans la lutte contre les groupes armés djihadistes. « Macron est quelqu’un qui comprend bien la complexité de l’Afrique, mais, sur le Niger, il n’a pas eu d’autre ligne politique que “Il faut sauver Bazoum” », déplore un ancien général français.

La France et son président semblent bien seuls dans le rapport de force engagé avec les militaires nigériens, illégitimes certes, mais bel et bien au pouvoir. Dans un premier temps, leurs alliés américains et européens se sont montrés plus indulgents sur les principes, comme Paris l’a si souvent été ailleurs sur le continent et l’est encore, au Gabon, après la chute d’Ali Bongo Ondimba, le 26 août, ou encore au Tchad. Emmanuel Macron fut le seul chef d’Etat occidental à se rendre aux obsèques d’Idriss Déby Itno, tué au front par des rebelles en avril 2021, dont le bilan démocratique entre son arrivée au pouvoir, les armes à la main en 1990, et sa disparition est sans aucun doute très négatif. Le Tchad constitue pour les militaires et les présidents français la clé de voûte de l’architecture sécuritaire régionale et Paris n’a eu aucun problème à adouber Mahamat Idriss Déby, projeté, à 37 ans, à la tête du pays par un coup d’Etat constitutionnel après la mort de son père.

Le Niger n’a pas cette importance. Hors de question, donc, d’accepter le coup de force du chef de la garde présidentielle, le général Abdourahamane Tiani. Lorsque la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) agite la menace d’une intervention militaire pour rétablir l’ordre constitutionnel dans les jours suivant le putsch du 26 juillet, l’Elysée se range ostensiblement derrière cette organisation régionale. La France, qui, au mois d’août, multiplie les conseils de défense d’urgence, fait même savoir que, le cas échéant, ses militaires appuieraient l’opération ouest-africaine.

Mais voilà, si la Cedeao continue de dire que l’option militaire demeure sur la table, celle-ci est affaiblie par les dissensions entre partisans et opposants de la manière forte en son sein. A Paris, il devient de plus en plus difficile de camper sur la ligne dure. Les soldats français sont donc contraints de se retirer d’un troisième pays du Sahel en moins de trois ans, après l’annonce de la fin de l’opération « Barkhane » au Mali, en novembre 2022, puis celle de l’opération « Sabre » au Burkina Faso, trois mois plus tard.

Enlisement sécuritaire

La pilule est amère pour celui qui martelait encore, le 27 février, dans un discours prononcé cette fois de l’Elysée, son intention de mettre en place « un nouveau partenariat pour l’Afrique ». Comme à Ouagadougou, six ans plus tôt, le président met alors l’accent sur la jeunesse, la culture, le sport, les questions mémorielles, la diaspora et la démocratie. Une autre innovation porte sur la volonté d’associer plus étroitement les secteurs privés et les sociétés civiles de part et d’autre de la Méditerranée. « Un projet prometteur dont le bilan est étique », tranche sévèrement une étude de l’Institut français des relations internationales publiée le 10 mai.

« L’intuition initiale d’Emmanuel Macron était bonne, mais elle a été mal mise en œuvre, estime Thierry Vircoulon, chercheur associé à ce centre de réflexion. Elle a souffert d’une surcommunication et du “en même temps” macronien. Dans un mélange de nouveau et d’ancien, il a câliné la jeunesse tout comme les pouvoirs en place, quitte à troubler tout le monde. » En octobre 2021, le nouveau sommet Afrique-France de Montpellier, organisé uniquement avec des représentants de la société civile, suscite la rancœur de nombreux dirigeants du continent, snobés pour l’occasion par l’Elysée. « Est-ce que quelqu’un peut lui expliquer comment se comporter avec nos présidents ? », questionnait alors, un peu stupéfait, le chef de la diplomatie d’un pays sahélien. « Le sommet de Montpellier a été une erreur flagrante. Il a vexé les chefs d’Etat et ne s’est finalement adressé qu’à la diaspora. Pour édicter une politique, il faut le faire avec les décideurs », estime un autre.

Pour Thierry Vircoulon, les choix et le style présidentiels n’ont fait qu’accélérer un « mouvement de fond historique », qui voit le continent africain prendre ses distances avec la France, et l’Europe en général, au profit de nouveaux partenaires comme la Chine, la Russie ou la Turquie. « Ses maladresses ont été surexploitées mais, comme Nicolas Sarkozy, il aurait dû être plus prudent dans ses discours, renchérit un homme de l’ombre ayant ses entrées auprès de plusieurs présidences africaines. Il a mis en place un Conseil présidentiel pour l’Afrique afin de renouveler la relation, mais les gens qui le composent sont issus de la diaspora. Ils ne vivent pas les réalités du continent. Macron est arrivé avec des gens qui lui ressemblent, mais qui n’avaient pas l’expérience pour décortiquer la complexité des relations entre la France et des pays africains qui ont chacun leurs particularités. »

Quand il accède au pouvoir, en mai 2017, le chef de l’Etat a pour seule expérience africaine un séjour de six mois au Nigeria, comme stagiaire de l’Ecole nationale d’administration, mais une conviction forte : le renouvellement des relations avec le continent doit passer, en particulier, par leur démilitarisation. La situation sécuritaire est alors passablement dégradée au Sahel, en dépit du maintien de l’opération « Barkhane » et de ses 5 000 hommes. Celle-ci a remplacé l’opération « Serval », déclenchée en 2013 au Mali, par son prédécesseur, François Hollande, afin de combattre les mouvements djihadistes actifs dans le nord du pays.

L’enlisement sécuritaire est réel. Les autorités françaises peuvent afficher des succès sur le terrain avec la « neutralisation » de plusieurs chefs djihadistes. Mais, parallèlement, le rayon d’action des groupes armés s’est considérablement agrandi, portant dorénavant jusqu’au nord des pays du golfe de Guinée. La priorité d’Emmanuel Macron, dès le début de son premier mandat, est donc de rapatrier les soldats français.

Les diplomates déchantent

Le 19 mai 2017, cinq jours après son investiture, Emmanuel Macron se rend à Gao, dans l’est du Mali, ville libérée quatre ans plus tôt par les forces françaises et maliennes. La rencontre du tout nouveau et jeune président, âgé de 39 ans, avec son homologue malien, Ibrahim Boubacar Keïta (« IBK »), 72 ans, donne le ton de celles à venir. Contrairement à la bienséance diplomatique, le chef de l’Etat français ne rend pas visite à son hôte malien à Bamako. Il l’oblige à venir sur le tarmac de la principale base militaire française au Mali, à 1 200 kilomètres de la capitale. Les relations iront de mal en pis. « A plusieurs reprises, il a dit à “IBK” devant ses collègues : “Tu ne tiens pas ton pays.” Et lui encaissait. Il y a des manières de s’exprimer qui ne sont pas convenables », se souvient un ministre sahélien des affaires étrangères.

Réunion du G5 Sahel à Pau, le 13 janvier 2020, avec les présidents d’alors : de gauche à droite, le Malien Ibrahim Boubacar Keïta, le Burkinabé Roch Marc Christian Kaboré, le Nigérien Mahamadou Issoufou, le Tchadien Idriss Déby, le Mauritanien Mohamed Ould Ghazouani et le Français Emmanuel Macron. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR « LE MONDE »

Lors du sommet de Pau, en 2020, qu’il convoque après la mort de treize soldats au Mali, Emmanuel Macron somme les chefs d’Etat de la région de muscler leur engagement dans la lutte contre le terrorisme, dans le cadre du G5 Sahel (Burkina Faso, Mauritanie, Mali, Niger et Tchad). Mais cette « coalition internationale », qu’il porte à bout de bras, ne décollera jamais, minée par les ambitions contradictoires des cinq pays. Paris manifeste alors son impatience devant ce qu’il considère comme un manque d’implication des autorités sahéliennes et du double discours de certains dirigeants qui, tout en se félicitant de l’engagement de la France, rejettent sur elle la responsabilité de l’échec qui se profile. En coulisses, l’Elysée se félicite d’ailleurs du coup d’Etat militaire qui dépose « IBK » en août 2020. « Enfin, nous allons pouvoir travailler », glisse un conseiller.

Pourtant, assez rapidement les diplomates français déchantent, débordés par les « coups d’Etat dans le coup d’Etat » qui secouent le Mali puis le Burkina Faso et font basculer progressivement ces pays dans le camp de Moscou. Dans la foulée de la République centrafricaine, une autre ancienne colonie devenue alliée de la Russie, les mercenaires du Groupe Wagner, liés au Kremlin, débarquent en effet à Bamako. Au Burkina Faso, le chef de la junte, Ibrahim Traoré, profite du sommet Russie-Afrique organisé à Saint-Pétersbourg les 27 et 28 juillet 2023 pour revendiquer « une coopération voulue et affirmée » avec Moscou.

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« Le problème de Macron n’est pas d’avoir trop promis ou d’avoir suscité trop d’attentes, observe Robert Dussey, ministre des affaires étrangères du Togo. Il a surtout eu une mauvaise approche, notamment sur les questions sécuritaires au Sahel. La politique du “deux poids, deux mesures” n’est pas passée auprès de nombreuses opinions, car comment expliquer que l’on soutient certains régimes militaires et que l’on en condamne d’autres ? », interroge-t-il. « Macron ne sait pas s’adresser aux gens sans les blesser. Il a, comme son équipe, un réel problème de communication. Quand ils agissent, leurs actions aboutissent au contraire de l’effet recherché, décrypte un autre diplomate sahélien, ex-ambassadeur en France. Au Niger, il a confondu politique et sentiments. Il ne pouvait prendre la défense d’un chef d’Etat élu quand il ne le fait pas ailleurs. Les gens ne te prennent plus au sérieux quand tu n’appliques pas tes principes de la même manière partout. Au moins, ses prédécesseurs savaient faire preuve de nuances. »

« Un narratif dangereux »

Pour autant, il serait faux de croire qu’Emmanuel Macron a négligé le continent africain. L’Afrique, et le Sahel en particulier, demeure au cœur du domaine réservé de la présidence française. L’Elysée a donné le tempo cet été en pleine crise nigérienne. Le chef d’état-major particulier du président, le général Fabien Mandon, est au cœur de toutes les discussions avec les diplomates de la cellule africaine et du Quai d’Orsay. Le chef de l’Etat, commandant suprême des armées, s’est fait un devoir d’annoncer, le 24 septembre, le retrait des troupes françaises, au détour d’une interview télévisée largement consacrée à la question du pouvoir d’achat des Français.

Beaucoup de praticiens du terrain sahélien considèrent d’ailleurs que, appliqué à l’Afrique, le « micromanagement » macronien, « hypercentralisé », qui « force l’agenda », a parfois eu des effets délétères. Certes, il reproduit là une pratique commune à celle de ses prédécesseurs de la Ve République : la diplomatie représente l’un des domaines réservés de la présidence française. Mais, dans ce cadre, l’Afrique a toujours été une compétence encore plus particulière du président.

L’engagement personnel d’Emmanuel Macron pour le continent serait donc dans la norme s’il n’avait prétendu faire autrement. « Je l’ai vu briefer les militaires de “Barkhane” en direct ou dire : “Je vais appeler demain ‘IBK’”. C’est louable pour essayer d’obtenir des résultats rapides, sauf que cela crée les conditions d’un narratif dangereux où la fin justifie les moyens, une sorte de “Je veux, donc je peux. Alignez-vous” », se souvient un ancien coopérant.

Au-delà du désengagement militaire mené sous la pression des putschistes, Emmanuel Macron a tenté de pousser les feux sur d’autres grands enjeux dans l’espoir de renouveler les relations avec l’Afrique francophone. Mais son entourage ne cache pas les « résistances » que ces projets ont suscitées. « Ne plus faire nous-mêmes, mais s’appuyer sur les Africains, tel est le fil conducteur de notre politique, explique un diplomate en poste à l’Elysée. Tout cela demande un changement profond, aussi bien en France qu’en Afrique. »

La réforme du franc CFA illustre ces difficultés. Cette monnaie héritée de l’époque coloniale est souvent perçue par les populations concernées comme un instrument de domination de la France. Pourtant, les liens entre le système CFA et l’euro, auquel elle est arrimée, se sont considérablement distendus. Et si les amarres n’ont pas été complètement larguées, c’est parfois parce que des présidents de la zone apprécient la stabilité qu’elle confère. Sans toujours oser le dire à leurs opinions publiques.

Donneur de leçons

Autre initiative ultrasymbolique : le travail de mémoire au sujet de ce que les autorités françaises appellent « l’histoire commune » – pour ne pas dire la colonisation – reste un chantier de longue haleine. Emmanuel Macron réalise ce que personne avant lui n’a fait : restituer à l’Afrique des œuvres d’art ou cultuelles détenues par les musées français. En juillet 2022, il visite, au côté du président du Bénin, Patrice Talon, les précieuses collections de masques rituels remises au pays, présentées provisoirement dans l’enceinte même de la présidence, à Cotonou. Mais le bénéfice diplomatique est délicat à quantifier. Ces gestes inédits rencontrent toujours des résistances en France auprès des établissements concernés par la détention de ces œuvres. Les différents textes législatifs, qui doivent simplifier les démarches, ne devraient pas être adoptés avant 2024.

Pour une puissance moyenne comme la France, dont l’influence à l’échelle du monde ne cesse de fondre, l’Afrique reste un enjeu majeur. Membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, elle y joue une part de sa crédibilité. Emmanuel Macron le sait. Il est l’un des présidents français qui s’est le plus souvent rendu sur le continent africain : 18 fois depuis son arrivée au pouvoir, pour 25 pays visités, parfois au pas de charge. Chaque déplacement illustre la difficulté de renouveler les liens avec les régimes en place ou d’établir le dialogue avec la société civile.

« Le problème d’Emmanuel Macron, c’est le décalage entre les discours et l’action. Ses idées sont bonnes, mais son comportement n’est pas en adéquation », juge un diplomate français ayant fait toute sa carrière en Afrique. Il garde un souvenir mitigé de la dernière tournée présidentielle en Afrique centrale, début mars : quatre pays visités (le Gabon, l’Angola, la République du Congo et la République démocratique du Congo) en soixante-douze heures. « A la veille de cette visite, il fait un très bon discours depuis Paris, mais dès qu’il arrive en Afrique centrale, son comportement avec [le président de la RDC, Félix] Tshisekedi est inimaginable. Personne d’autre que lui ne ferait cela », ajoute ce vétéran des relations franco-africaines.

L’étape de Kinshasa donne lieu à des échanges tendus entre les deux hommes. Emmanuel Macron ne parvient pas à réfréner son côté donneur de leçons. S’adressant à son homologue, présent à ses côtés pour une conférence de presse, il lui enjoint de « ne pas chercher de coupables à l’extérieur », en référence à l’ingérence, pourtant constatée par les experts de l’ONU, du voisin rwandais aux côtés des rebelles armés du M23, qui sèment le chaos et la mort dans l’est de la RDC. « Bâtissez une armée solide, construisez la sécurité autour de l’Etat (…), faites passer la justice transitionnelle pour que vous n’ayez pas de criminels de guerre encore en responsabilité ou sur le terrain », suggère Emmanuel Macron. « Regardez-nous autrement, en nous respectant, en nous considérant comme de vrais partenaires, et non pas toujours avec un regard paternaliste, avec l’idée toujours de savoir ce qu’il faut pour nous », lui rétorque son homologue congolais de RDC.

« Fâcherie »

La veille, le passage de trois heures à Brazzaville, sur l’autre rive du fleuve Congo, met aussi au jour des tensions. Là, le président Denis Sassou Nguesso s’applique avec délice à saboter tous les efforts de discrétion déployés par l’Elysée pour réduire au strict minimum la rencontre avec ce survivant de la grande époque de la « Françafrique », qui règne presque sans discontinuer depuis 1979 sur son pays. C’est fanfare à l’appui, avec tout le gouvernement en rang d’oignons aligné sur le tapis rouge du tarmac, qu’il accueille son homologue français. Appelé à justifier cette halte, Emmanuel Macron expliquera, un rien condescendant : « Il ne faut humilier personne quand on fait une tournée régionale. »

Au Gabon, où il participe, durant cette même tournée, à un sommet sur la protection des forêts, l’opposition lui reproche d’être venu soutenir le président Ali Bongo Ondimba à quelques mois de l’élection présidentielle. « Cet âge de la “Françafrique” est bien révolu », déclare pourtant le chef de l’Etat devant la communauté française. « Au Gabon comme ailleurs, la France est un interlocuteur neutre qui parle à tout le monde et dont le rôle n’est pas d’interférer dans des échéances de politique intérieure », ajoute-t-il. Mais la perception de la rue gabonaise, lassée du demi-siècle de pouvoir exercé par Bongo père puis fils, est tout autre. Le 30 août, Ali Bongo Ondimba est chassé de la présidence par les militaires après une parodie d’élection présidentielle organisée quatre jours auparavant. La population applaudit ce coup de force.

L’« épidémie » de coups d’Etat dénoncée fin août par le président français complique ses velléités de forger un nouveau récit des relations franco-africaines. A l’issue du putsch au Niger, le 26 juillet, les coopérations civile et militaire, l’aide au développement, les échanges culturels et universitaires ont été suspendus. Seules les aides d’urgence et humanitaire sont maintenues. « La fâcherie de Macron vise en fait les populations. Il en veut aux gens d’avoir applaudi les putschs et conspué la France », juge Gilles Holder, anthropologue au CNRS et grand connaisseur du Mali.

« Répondre aux crises africaines à la façon d’un amoureux éconduit ne mènera nulle part. La juste distance n’est l’équivalent ni de l’indifférence ni de l’ingérence ou du caporalisme », s’insurge Achille Mbembe, dans Libération, le 18 septembre. Le professeur d’histoire et de science politique camerounais a écrit en octobre 2021 un rapport sur les nouvelles relations Afrique-France, à la demande de l’Elysée. Il juge aujourd’hui qu’« Emmanuel Macron est allé au bout de ce qu’il voulait faire en matière de politique africaine ». « Il a ouvert plusieurs chantiers et fait bouger des lignes, considère l’historien. Que l’on pense aux restitutions [d’œuvres d’art], au travail sur les mémoires partagées, aux tentatives de réforme de la gouvernance financière internationale ou aux initiatives concernant la dette, le climat et la biodiversité. Au regard de ces innovations, le cours de sa politique au Niger et dans le Sahel, hypersécuritaire, est non seulement illisible, mais contre-productif. »

Malgré ces échecs, l’Elysée ne veut pas s’avouer vaincu. « La France n’est pas la seule visée par le populisme ambiant, se console une conseillère. Les lignes bougent, ce n’est pas le moment de renoncer à renouveler les relations avec les pays de la région. Il va au contraire falloir accélérer. »

« Emmanuel Macron voulait une rupture franche, mais dans les faits cela correspond à un retrait, regrette un diplomate en poste sous la présidence de François Hollande. Nous sommes peut-être, au regard de l’histoire, en train de purger le passé pour revenir à des relations d’Etat à Etat plus normales, mais nous ne sommes toujours pas arrivés à redéfinir la relation que nous souhaitons avec le continent. »

L’exercice est d’autant plus difficile à mener que la vague de « dégagisme » contre la France en Afrique n’a sans doute pas fini de déferler. Elle épouse la courbe ascendante des mouvements politiques qui considèrent que la France n’a pas encore réglé la note de l’époque coloniale, puis d’un demi-siècle de relations dans l’ombre de la « Françafrique ». Le volontarisme d’Emmanuel Macron se heurte, à court terme tout au moins, à ce passé douloureux. La refondation attendra.

Par Christophe Châtelot  et Cyril Bensimon

 

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