Selon Myriam Benraad, chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (Cf2R), l’effacement graduel de tout esprit critique sous les assauts d’un « colonialisme numérique » toujours plus prédateur, virulent et sophistiqué a-t-il fini par conduire à celui d’une forme de savoir légitime, suivant une logique inédite d’obsolescence programmée au prisme de laquelle les connaissances ne seraient plus in fine que des « produits » consommables, qui se valent, sur ce vaste marché qu’est Internet, avec par essence et presque idéalement une durée de vie limitée ? Dans le meilleur des cas, des travaux universitaires seront partiellement recyclés sur les grands réseaux sociaux et accessoirement cités lorsqu’ils jouiront de ce « privilège » ; ou ils se verront purement et simplement effacés, « annulés », après avoir pourtant fourni maintes idées aux « experts » les plus en vogue sur ces plateformes, lesquels ne manquent pas de mettre à profit ce savoir récupéré à coups de threads faussement originaux et de buzz opportunistes à souhait. La manœuvre est grossière, au point que les universités préfèrent à présent déserter. L’auteur l’a fait savoir dans une note intitulée « Les universitaires sont-ils condamnés à déserter les réseaux sociaux ? Eléments de réflexion à partir du cas de la recherche sur l’Irak ».
Le cas de la recherche sur l’Irak est singulièrement évocateur. Tout d’abord, ce pays n’est plus médiatisé comme il le fut par le passé : est-ce la raison pour laquelle tant de carrières d’experts autoproclamés se sont réorientées ? En quête constante de reconnaissance, menant d’intenses campagnes d’autopromotion tout en jetant le discrédit sur d’autres sources de savoir bien plus crédibles, ceux-ci ont tôt fait de se tourner vers de nouvelles crises pour continuer d’exister, inondant leurs contacts et followers de posts insipides. Ils s’étaient acharnés à disqualifier avec véhémence et gratuité la parole de certains universitaires, pensant s’imposer par ce biais. Le cas irakien illustre, dans cet écosystème toxique à l’information virale mais d’une médiocrité confondante, comment des travaux clés ont été occultés de toute discussion. N’étant plus de ce monde, des érudits sur l’Irak n’ont d’ailleurs pas eu l’occasion de s’exprimer, de facto relégués aux oubliettes d’une histoire hyperconnectée et de plus en plus vide de sens.
Marion Farouk-Sluglett : un like, plusieurs années d’intervalle
Cette logique d’invisibilisation est partout sidérante. Considérons l’exemple de Marion Farouk-Sluglett. Une recherche sommaire sur les plateformes numériques fait à peine apparaître son nom, à l’exception d’une poignée dérisoire d’occurrences qui, de surcroît, n’emportent que peu de réactions. Sur le réseau X, anciennement Twitter, ne sont relevées que quelques mentions inégales et très espacées. Pis, ces mentions ne portent pas réellement sur ses travaux. Or, pour les connaisseurs, le nom de Marion Farouk-Sluglett importe. Décédée en 1996 au terme d’une longue bataille contre le cancer, cette Berlinoise d’origine qui s’était installée en Irak avec ses proches en 1954 et avait épousé trois ans plus tard Omar Farouk al-Awqati, officier de Mossoul lié à la monarchie de Fayçal II et assassiné en 1963 par le parti Baath, fut une référence pour de nombreux chercheurs. De retour en Allemagne et devenue l’épouse de l’historien lui-aussi défunt Peter Sluglett, elle fut une figure du savoir contemporain produit au sujet de l’Irak, dont on comprend dès lors très mal l’occultation numérique.
Marion Farouk-Sluglett était connue pour ses contributions critiques consacrées à l’histoire récente du pays, ancien poids lourd du Moyen-Orient, et l’autrice avec son époux de l’ouvrage réputé L’Irak depuis 1958 : de la révolution à la dictature (Iraq since 1958 : From Revolution to Dictatorship). Outre l’Irak, elle avait vécu dans d’autres pays de la région, comme le Liban, le Yémen, le Maroc, s’attelant ensuite à une recherche dans les archives ottomanes des XIXe et XXe siècles à Alep en Syrie. Au regard de ses engagements, antifascistes plus particulièrement, il est difficile de faire sens de son absence dans un « débat » qui se présente pourtant comme une conversation online et globale de tous les instants. Marion Farouk-Sluglett était aussi une voix libre et indépendante, sur des thématiques aussi hétérogènes que les questions foncières en Irak, les mouvements sociaux, les courants idéologiques et les enjeux historiographiques au Moyen-Orient. Est-elle au fond la seule frappée par ce terrible stigmate ?
Pierre Rossi : intime connaisseur de l’Irak et parfait inconnu ?
Tournons-nous vers la recherche française sur l’Irak. Sa situation sur des plateformes dont on pouvait autrefois espérer qu’elle favorise la circulation d’une ample connaissance académique n’est guère plus reluisante que pour ce qui concerne le monde anglo-saxon. Aucune publication Linkedin ne mentionne ainsi une seule fois le nom de Pierre Rossi (1920-2002), pour ne citer que lui. Une seule référence à son ouvrage L’Irak des révoltes1 existe sur X. Visionnaire, Rossi qualifiait en son temps l’Irak de « patrie des absences » et partageait son impression que « sous les rafales du temps, une volonté dominatrice a, ici, volontairement fait le vide pour imposer un spectacle de solitude propre à susciter une méditation sur la course infinie des illusions ». Il sera difficile de contester que les réseaux sociaux ont ajouté du vide au vide, de la solitude à la solitude, des illusions aux illusions. Originaire de Corse, Pierre Rossi était un intime de l’Irak et du monde arabe. L’oubli numérique qui l’entoure est tout aussi incompréhensible.
À ce titre, personne ne se risquera à interpeller les « experts de plateforme » pour juger de leur familiarité avec les travaux de ce professeur de lettres classiques, diplomate et romancier. Les réponses apportées auraient de grandes chances de conforter leur degré d’ignorance ainsi que leur mépris pour le savoir établi, en particulier celui porté par ceux qui n’ont pas vécu à l’ère des nouvelles technologies. L’unique mention faite au manuscrit clé de Pierre Rossi sur l’Irak, difficilement débusquée sur X, est sommaire et occupe un espace dans l’absolu trop réduit pour rendre compte du contenu comme de la portée de ses recherches remarquables. Disons-le sans ambages : l’écrivain est aujourd’hui abandonné. Sur le manque de visibilité dont bénéficient les universitaires encore de ce monde se greffe donc une suppression numérique des absents.
Ali al-Wardi : l’absence d’un sociologue et historien irakien clé
Le choix a été fait de conclure ce bref survol par une référence à l’éminent Ali al Wardi (1913-1995), connu pour ses travaux en histoire sociale et sur la laïcité en Irak. Boursier à Beyrouth puis diplômé aux États-Unis, Al-Wardi avait achevé sa carrière en tant que professeur émérite à Bagdad, précurseur d’une sociologie irakienne ouverte au monde, laquelle mériterait d’être plus explorée dans les temps présents. Spécialiste d’Ibn Khaldoun, auquel il avait consacré sa thèse, Al-Wardi considérait que l’Irak était déchiré entre, d’une part, une modernité sécularisée et la rémanence de traditions tribales, et, de l’autre, un monde urbain et un univers rural aux valeurs parfois irréconciliables. Ces clivages ont subsisté et l’on peut s’étonner qu’Al-Wardi soit si peu mentionné, voire pas du tout.
Quelques références ont été glanées sur Linkedin, mais qui ne témoignent pas de l’immensité de son œuvre. Il n’y a en outre aucun like ou j’aime qui accompagne ces publications, marque une nouvelle fois du peu d’attention prêtée aux sources authentiques de savoir sur ces réseaux. Il faut en déduire que le postulat de la visibilité numérique de la recherche universitaire sur les plateformes, qui « implique une interaction entre ceux qui rendent les connaissances visibles et ceux qui ‘voient’ les connaissances à travers leurs activités de recherche de savoir », se voit lourdement remis en cause. Les contributions des trois auteurs retenus comme références pour cette note de réflexion ne sont pas visibles sur les réseaux consultés et ceux qui les recherchent par ce biais n’ont ainsi qu’un accès restreint, voire inexistant ou déformé, à ce qu’ils laissent en réalité derrière eux.
Synthèse de Abdoulaye NDIAYE