Si, depuis l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, le 27 novembre, un semblant de vie a repris au Sud-Liban, les villages les plus proches de la ligne de démarcation, eux, sont maintenus dans la guerre. À Kfar-Kila, la ville a été rayée de la carte par l’armée israélienne qui entrave tout processus de reconstruction. Orient XXI a pu se rendre dans ce Liban où la paix ne reste qu’un lointain mirage.
« Mon village, celui de ma famille sur des générations, n’est plus. Ils l’ont rasé. Et même si Kfar Kila a connu des périodes sombres, notamment durant l’occupation israélienne, jamais je n’aurais imaginé le voir ainsi. Cela me brise le cœur, si mes parents voyaient cela… »
Hassan Jamil Shami, 65 ans, se tient debout dans ce qui semble avoir été jadis la rue principale de Kfar Kila, mais qui n’est plus qu’un océan de poussière et de gravats, dans lequel le bitume s’est noyé. Pour lui, ce village — qui comptait avant le 7 octobre 2023 quelque 5 000 habitants — était bien plus qu’un lieu de naissance ou qu’une adresse sur son état-civil : c’était la bourgade de toute une vie et une partie de son ADN. Il explique, la gorge nouée :
Notre terre, nous avons appris à l’aimer dans ses pires heures, en réparant les dommages qui lui ont été faits lors des différentes guerres, quand elle a été occupée par l’ennemi, puis libérée. Je suis revenu juste après le cessez-le-feu, jamais je n’aurais imaginé être confronté à ça.
Dans ce qui semblait être avant le 7 octobre 2023 l’artère principale de Kfar Kila, tout n’est que désolation. Il ne reste que des bâtiments en ruines sur lesquels ont été accrochés des portraits de combattants du Hezbollah morts au combat.
L’homme possédait trois maisons dans le village ; deux sont à terre, une autre sens dessus-dessous. C’est dans une pièce éventrée de cette dernière, sans murs ni fenêtres, et sur un matelas posé au sol, qu’il tente, la nuit venue, de trouver le sommeil. Un retour temporaire de quelques jours en forme d’épreuve qu’il s’impose régulièrement depuis le 27 novembre 2024 : « Il n’y a pas d’eau, pas d’électricité, pas de nourriture. Personne ne peut vivre ici. Les Israéliens ont voulu nous rayer de la carte, et pire encore, empêcher la vie de pouvoir renaître ici. »
Kfar Kila n’a pas seulement été bombardé : il a été rendu totalement inhabitable par l’armée israélienne. Tout est à reconstruire.
« Ils ont tout volé »
L’homme salue un petit groupe de sexagénaires, eux aussi de passage. Difficile de savoir ce qu’ils sont venus faire réellement : à Kfar Kila, les maisons ne sont pas seulement éventrées par les frappes aériennes, elles ont été réduites à l’état de ruines. Pour beaucoup, parvenir à récupérer des effets personnels dans cette mer de gravats relève du miracle.
« J’ai voulu aller voir près du mur l’état de mes oliviers, les soldats israéliens m’ont tiré une balle dans la jambe. »
« C’est mon village depuis toujours, c’est pour cela que je viens ici, pour être près de lui. Je m’en veux d’avoir dû l’abandonner pendant la guerre, regardez ce qu’ils [les soldats israéliens] en ont fait », commente Abddallah Mraae, comme s’il parlait d’un proche en fin de vie.
Sur une maison qui n’a pas été rasée, un graffiti laissé par des locaux : « Nous nous vengerons ».
Cet agriculteur d’une trentaine d’années estime ses pertes à environ 100 000 dollars (88 030 euros) : « 500 chèvres, 200 acres d’agriculture, et je ne vous parle même pas de nos maisons. » Il montre un matelas posé dans un édifice brinquebalant, mais toujours — pour l’heure — debout : « Moi, je dors ici en ce moment. Les murs tiennent bon », s’amuse-t-il. Avant, rongé par la colère, de reprendre :
Les chèvres que nous avions sur un terrain à Marjayoun ont été visés délibérément depuis le ciel. Il n’y avait rien autour du troupeau, aucun bâtiment, elles sont toutes mortes bombardées. Quelle autre armée au monde bombarde des chèvres ?
À ses côtés, une personne ayant requis l’anonymat le coupe : « Ils ont tout volé, même des chaises en plastique et le générateur d’électricité de la municipalité. » Il relève son pantalon pudiquement, et pointe une blessure à peine suturée. « J’ai voulu aller voir près du mur l’état de mes oliviers, les soldats israéliens m’ont tiré une balle dans la jambe. »
Dans un des seuls bâtiments encore debout, des locaux ont installé des matelas : ceux qui rentrent pour quelques jours à Kfar Kila y trouvent un peu de repos la nuit venue.
Le groupe se montre prudent : selon eux, les tireurs, embusqués le long du mur de séparation, visent régulièrement les personnes qui s’approchent à quelques centaines de mètres d’eux. Un drone d’observation vrombit dans le ciel, il suit nos moindres faits et gestes. Un homme, hilare, se coiffe d’une perruque. Depuis le retour dans le village, tous ont appris à évoluer sous vidéosurveillance constante.
L’armée israélienne n’est pas bien loin : embusqués derrière des protections sur le versant libanais du mur de séparation, les soldats surveillent les moindre faits et gestes de la population, appuyés par des drones d’observation qui vrombissent dans le ciel. À quelques mètres, des soldats libanais stationnent, ainsi que les troupes de la Finul.
Tireurs en embuscade
Un peu plus loin, le mur de séparation vient lécher des bâtiments en ruines, où de nombreux graffitis en hébreu sont visibles. Nous sommes au cœur d’une « zone tampon » de quelques dizaines de mètres, qui offre un panorama pour le moins surprenant : dans un triangle improvisé se regardent en chiens de faïence les militaires israéliens embusqués derrière de lourdes protections, les troupes dont la Force intérimaire des Nations unies (Finul) retranchées dans leur base, et quelques soldats libanais, avachis sur un tas de gravats en plein soleil.
Partout, des marques de l’occupation israélienne sont encore visibles : les soldats ont laissé des mots aux habitants libanais.
Un véhicule avec à son bord une famille libanaise passe à proximité. La tension monte d’un cran : par la fenêtre, des femmes font avec leurs doigts le signe de la victoire, destiné aux Israéliens qui scrutent la scène à la jumelle. Le drone, toujours présent, descend dangereusement.
Les habitants de Kfar Kila insistent : leur ville n’est pas seulement inhabitable, tout processus de reconstruction est totalement bloqué par l’armée israélienne. Depuis le cessez-le-feu, des dizaines de personnes ont été blessés par des snipers israéliens, et au moins quatre ont trouvé la mort.
Au bout de la rue, dans une zone supposée à l’abri des potentiels tirs israéliens, un habitant, ayant lui aussi requis l’anonymat, commente : « Je crains que les Israéliens ne finissent par revenir, rapidement. Mais je n’ai pas peur. Nous sommes sur nos terres et nous ne menaçons personne. »
Il poursuit :
Kfar Kila est laissée pour compte, nous le savons. À cinq kilomètres d’ici, l’armée libanaise a fait beaucoup d’efforts, aide la population à se réinstaller, tente de régler les problèmes d’électricité… Nous avons souvent été critiques envers eux, alors il faut le reconnaître. Mais ici, il semble que l’endroit soit trop sensible, et à part ces quelques soldats, personne ne nous est venu en appui.
Abdallah Mrae le coupe :
Nous sommes totalement livrés à nous-mêmes. Pour avoir de la nourriture ou de l’eau, il faut aller à Marjayoun, à une dizaine de kilomètres. Quant à la reconstruction, juste pour mettre une tente, il faut s’enregistrer auprès des autorités libanaises. C’est un processus compliqué qui n’avance pas. Il y a clairement une volonté politique de maintenir un statu quo. Des centaines de préfabriqués devaient être livrés, ils ne sont pas arrivés. De toute évidence, les Israéliens font pression sur l’armée libanaise.
Son camarade reprend :
Je suis prêt à m’installer dès ce soir dans une tente. De toute façon, nous reviendrons. Nous avons été occupés jusqu’en 2000, puis nous avons connu 2006. Comme toujours, nous reconstruirons Kfar Kila. Le problème, c’est que les snipers israéliens continuent de sévir, et cela rend notre présence dangereuse. Tout peut arriver à n’importe quel moment.
L’influence persistante du Hezbollah
Bien qu’officiellement, le Hezbollah n’exerce plus aucun contrôle sur la zone, ce n’est un secret pour personne, le parti de Dieu est enraciné dans le Sud-Liban depuis trop longtemps pour perdre sa mainmise, et encore moins sa popularité. Partout dans Kfar Kila, des drapeaux du parti, plantés au milieu des gravats, saturent le paysage.
« La résistance a donné plus de sang que n’importe qui pour protéger nos frontières. Si les combattants n’avaient pas freiné l’avancée terrestre israélienne, ils seraient remontés jusqu’à Dahieh [la banlieue sud de Beyrouth] », clame un habitant.
Dans la partie du cimetière réservée aux combattants du Hezbollah, des familles pleurent leurs proches tombés au combat depuis le 8 octobre 2023, et l’ouverture d’un front de soutien au Hamas palestinien par la formation politico-militaire chiite. À quelques mètres, une femme est inconsolable : elle explique être la seule survivante de sa famille, ses quatre garçons et son mari sont morts durant la guerre.
Pour les habitants de Kfar Kila, qu’importe si la formation politico-militaire chiite a été à l’initiative, le 8 octobre 2023, de l’ouverture d’un front de soutien au Hamas depuis le Liban-Sud. Le Hezbollah, même décapité d’une large partie de sa chaine de commandement et très affaibli militairement, continue de rayonner dans les cœurs des locaux.
« Même ces couchers de soleil ne sont plus les mêmes, Kfar Kila n’existe plus. »
Abdallah Alaoui, 55 ans, est venu « pour la énième fois » inspecter les ruines de sa maison. L’homme montre son ancienne demeure, et l’épicerie attenante qu’il possédait. Il explique avoir perdu quinze proches originaires du village dans cette guerre, sans vouloir pour autant entrer dans les détails. Laconique, il commente :
Quatorze dans les combats, et le quinzième, mon cousin, fin novembre, le lendemain du cessez-le-feu, visé par des tireurs israéliens. Nous avons payé un bien lourd tribut. Ils ont tout tué en nous, même le sentiment de peur que nous pouvions avoir. Qu’ils tirent sur nous s’ils le veulent, nous sommes prêts à mourir.
Pour ce dernier, comme pour l’ensemble des personnes interrogées, l’avenir n’engage pas à l’optimisme :
Avec Joe Biden, les Israéliens faisaient ce que bon leur semblait. Avec l’alliance Nétanyahou-Trump, nous nous attendons au pire. Nous savons qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura pas de justice, nous n’y avons pas droit. Le monde entier se tient avec Israël, seul Dieu nous viendra en aide et les jugera.
Sur les hauteurs de la ville, Abir Shan, une femme d’une quarantaine d’années enveloppée dans une abaya noire, observe ce qu’il reste de Kfar Kila, depuis le cimetière situé sur une colline. La quasi-totalité des tombes a été endommagée, et les soldats ont laissé de nombreux messages sur les murs environnants. Elle nous emmène sur les ruines de sa maison : « Elle avait été construite par mon grand-père, explique-t-elle, les yeux larmoyants. Nous avions un beau jardin, et même un bunker aménagé en dessous. En 2006, nous y avions trouvé refuge. Aujourd’hui, il n’y a plus rien à récupérer, même pas une paire de chaussures. »
La femme, très affectée, se retourne vers le cimetière : « C’était un endroit de paix, où reposent nos familles. Souvent je venais leur rendre visite, comme je l’ai fait aujourd’hui. » Le soleil décline sur Kfar Kila, et le ciel se drape de couleurs orangées. « Même ces couchers de soleil ne sont plus les mêmes, Kfar Kila n’existe plus. »
Regain de tension
C’est une évidence : le long de la bande frontalière, le cessez-le-feu a toujours davantage relevé du mirage que de la réalité. Quarante-huit heures après notre passage, l’armée israélienne abattait par drone une des personnes rencontrées sur site, et diffusait les images de la frappe sur ses réseaux. Filmé en train de charger des armes légères dans sa camionnette, il était, de toute évidence, en train de les exfiltrer de Kfar Kila.
Des tirs récurrents qui maintiennent de force, en dépit du cessez-le-feu, la région sous tension, malgré les propos pour le moins rassurants du président libanais Joseph Aoun. Ce dernier a assuré dans un entretien à France 24 que « le Hezbollah coopérait au sud du Liban ».
Une première depuis le 27 novembre : trois roquettes en provenance du Liban ont été interceptées dans le ciel de Métoula le 22 mars 2025. Bien que le Hezbollah ait catégoriquement nié en être à l’origine, et malgré les avertissements de la Force intérimaire de l’ONU qui a demandé instamment « à toutes les parties de s’abstenir de prendre des mesures qui pourraient compromettre les progrès accomplis », le feu de l’armée israélienne n’a pas tardé à fondre sur le Sud-Liban, à nouveau.
Des frappes qui ont fait au moins une dizaine de morts, en différentes localités. Dans un communiqué, l’armée libanaise a tiré la sonnette d’alarme. Elle a rapporté qu’en outre, des véhicules militaires israéliens « avaient traversé la clôture technique et effectué des opérations de terrassement dans la vallée de Qatamoun, à la périphérie de la ville de Rmeich », « en violation flagrante de la résolution 1701 du conseil de sécurité et de l’accord de cessez-le-feu », avant de se retirer.
Même scénario, ou presque, le 28 mars au matin : de nouveaux tirs de roquettes — toujours non revendiqués — en provenance du Liban-Sud. L’armée israélienne y a répondu par le pilonnage de la zone frontalière, en particulier de Kfar Kila, tandis que le ministre israélien de la défense, Israël Katz, menaçait directement Beyrouth en cas de futures frappes. Quelques heures plus tard, un nouvel ordre d’évacuation visait le quartier de Hadath, dans la banlieue sud de Beyrouth. Enfin, le 4 avril, l’armée israélienne a bombardé la ville de Saïda, capitale du Sud, tuant un responsable palestinien et ses deux fils. C’est pour toutes et tous une évidence : la rupture du cessez-le-feu à Gaza aura des conséquences au pays du Cèdre. Avec ou sans front de soutien du Hezbollah au Hamas.
Orient XXI