avril 29, 2025
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Economie

Les mystères du ndëpp : pourquoi ce rituel ancestral sénégalais fascine encore aujourd’hui

Le ndëpp est un rite de possession comparable au Vodou haïtien par lequel les Lébou et les Wolof du Sénégal initient la personne au culte de leurs esprits ancestraux appelés rab. Ce culte est signalé dès 1506 par un voyageur portugais. En 1853, l’abbé Boilat  relate la possession d’une jeune fille wolof par un esprit nommé Samba Diop qui lui réclame une offrande de farine et de lait.

En 1912, l’historien sénégalais Yoro Dyao décrit les autels domestiques des anciens Wolof que rien ne distingue des autels actuels visibles dans les arrière-cours des maisons dakaroises. En revanche, on ne trouve aucune trace des danses de possession du ndëpp avant les reportages du journaliste anglais  Geoffroy Gorer en 1935. Est-ce qu’elles ont échappé aux observateurs ou qu’elles n’existaient pas ? Nous ne le savons pas.

Quoi qu’il en soit, il semble que ces rites ostensiblement publics se soient tardivement greffés sur le culte domestique des rab, en particulier dans la région urbanisée du Cap-Vert. Le mot rab signifie « animal ». Il évoque le varan ou le serpent des mythes d’origine qui sauva l’ancêtre nomade assoiffé, lequel a fondé son culte pour assurer la santé et la prospérité de ses descendants.

Le rituel de samp  – « planter, fixer » – vise à rétablir cette alliance en érigeant l’autel domestique où le rab de la famille est honoré par des offrandes régulières. Ce rite de fondation du culte fait partie du ndëpp, mais il ne requiert ni danse ni possession publique. Les familles de musulmans pieux qui tiennent à honorer leurs ancêtres l’effectuent dans l’intimité du domicile du possédé. Ce rite discret est passé sous silence par les textes religieux.

En tant qu’ethnologue ayant longuement étudié les rituels thérapeutiques chez les Wolof et les Lébou du Sénégal, ainsi que les phénomènes de possession à travers le monde, je reviens ici sur l’évolution du ndëpp, à la croisée du thérapeutique, du religieux et du spectacle.

Evolution du ndëpp

Au temps de nos observations du moins, le ndëpp était un rituel à forte dominante féminine au point que certains de ses officiants masculins, comme le regretté El Hadj Daouda Seck, s’habillaient en femme pour y officier. Parmi les membres des collèges de possédés, certains étaient notoirement_ góor-jigéen_, “hommes-femmes” homosexuels. C’est pourquoi nous préférons désigner désormais les participants du ndëpp par des substantifs mis au féminin (possédée, initiante, officiante…).

Déroulement du rituel et rôle de la transe

L’élection de la personne traitée par les rites publics du ndëpp se manifeste par la maladie. Mutisme, refus de manger, isolement, apathie, plaintes de quelque chose qui « pèse », « monte » et « descend » dans le corps… en sont les signes conventionnels. En termes psychiatriques, cette combinaison de symptômes est celle de la dépression, de l’asthénie et de troubles psychosomatiques. Ils sont pris en charge dès la soirée inaugurale du rituel.

Les officiantes de ndëpp se réunissent dans la chambre exiguë de la possédée. Au son d’un tambourinage intense, les rab de tout le pays sont appelés par leurs chants-devises. Le buste de la possédée est dénudé, inondé de lait et «caressé », massé (raay) de haut en bas, par les prêtresses. Ce maternage nocturne est censé attirer les rab.

Le lendemain matin, les parties du corps de la possédée sont mesurées (natt, en wolof). Ce rituel se déroule alors que sa tête est recouverte d’un voile. Un van contenant des racines d’arbre et des objets liturgiques est passé de sa tête à ses pieds en arrosant toutes les parties de son corps de graines de mil. Par ce rite et d’autres, on cherche à faire « descendre » l’esprit du corps de la possédée vers l’autel à construire.

La nomination du rab par l’initiée est le moment le plus dramatique du rituel. Sous l’effet d’un assourdissant tambourinage, des secousses de sa tête, voire de menaces, elle finit par dire le nom du rab qui l’habite. Mais, le ndëpp est loin d’être terminé.

Le bœuf (ou la chèvre) de sacrifice est ligoté et couché dans la cour sur une natte. L’initiante se couche dans son dos et s’y serre de toute sa force. L’animal et possédée sont recouverts de sept pagnes et les officiantes « caressent » avec des poulets le tas ainsi formé.

Au huitième chant-devise, l’initiante surgit de l’amas et le visage épanoui se met à danser et à esquisser les gestes propres au rab qu’elle vient de nommer. Autant dire que le ndëpp n’est pas un exorcisme. Il est un rituel d’alliance qui reproduit à l’envers les séquences de l’ancien rite de mariage des Wolof reconstitué par l’anthropologue David Ames.

Un rituel d’alliance

Mais le sacrifice de l’animal est singulier. L’initiante doit s’enduire de son sang frais de la tête aux pieds. Des morceaux d’intestins sont attachés sur son buste, ses chevilles et ses poignets : c’est comme si son corps entier avait été retourné à la manière d’un gant.

Enfin, l’autel du rab qu’elle vient de nommer est installé sur des piliers de racines d’arbre copieusement arrosées de lait. Son récipient principal contiendra l’eau lustrale avec laquelle l’initiée s’aspergera en cas de malaise. C’est là qu’elle adressera ses offrandes régulières de bouillie de mil et de lait à l’esprit ancestral qui y a été transféré.

Mais le ndëpp est loin d’être terminé. Les séances publiques de possession débutent dès l’après-midi en présence des femmes du quartier qui entourent en rangs serrés la scène délimitée pour les transes et les chutes. Le panthéon des rab est exhibé alors dans toute sa richesse par les mimiques et les chants des danseuses.

Sorte de condensé théâtral de l’imaginaire social et historique du Sénégal, ce panthéon comporte toutes sortes de figures : des guerriers païens ceddo et des marabouts pieux, des génies de lieu respectés et des prostituées, des pasteurs peuls et des jumeaux sérères, des chefs et des esclaves, des métisses et des rab européens.

Certains sont juste louangés par leurs chants-devises, d’autres mimés par des gestes, d’autres encore font tomber leur monture en transe. La mise en transe est particulièrement véhémente. À l’appel de son rab, les paupières de l’initiante se mettent à battre comme si elle allait s’endormir. Son buste se met à osciller au rythme des tambours. Elle se fraie un chemin vers la scène. Elle se met à danser, le rythme s’accélère et le travail de la crise débute.

Un tremblement fin envahit son corps. Les tambours renforcent la cadence. Elle se plie en deux, baisse et relève son buste les mains jointes dans le dos. Bientôt, ses gestes deviennent désordonnés : elle se contorsionne de tout son corps, tente de se renverser sur le dos, se roule dans les jambes des batteurs, se frotte contre le sable, rampe, se relève, puis, d’un coup, elle s’affale sur le côté et s’immobilise. C’est l’entrée en transe (xar : la « fente »), puis la chute (daanu), point final de la crise rituelle marquée par un coup retentissant du premier tambour.

Le ndëpp a été vu d’abord comme un rite syncrétique toléré par l’islam réformateur de la confrérie soufi des Layens lébou qui accorde à la femme une certaine autonomie religieuse. Il a été décrit et analysé ensuite sous l’angle de son efficacité thérapeutique en matière de troubles mentaux et psychosomatiques. Le mot ndëpp semble avoir par la suite un sens plus général. Selon Moussa Samba il est « régulièrement employé en temps de crise pour évoquer la nécessité de pratiquer une psychothérapie collective à l’échelle nationale ».

Evolution contemporaine du ndëpp

À en juger par les vidéos et les récits publiés depuis les années 1960, le rituel semble avoir été à la fois esthétisé et nationalisé. Cette évolution du ndëpp a sans doute été favorisée par la conjonction de la tendance culturelle des Sénégalais à l’extraversion, de leur fidélité à leurs ancêtres et de la diffusion massive des outils de capture vidéo.

Sa transformation en chatoyant spectacle urbain donné par des compagnies de danse aux tenues uniformes et des « transeurs » élégants des deux sexes signe son détachement progressif de son vieux fond religieux et thérapeutique wolof-lébou. Il semble qu’il devient une sorte de rite national sénégalais. The Conversation Afrique

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