- Le classement RSF 2025 révèle une presse fragilisée, prise en étau entre répression politique, concentration et dépendance économique.
À l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, samedi 3 mai, Reporters sans frontières a publié son classement annuel. Le rapport 2025 confirme un net recul des libertés en Afrique subsaharienne, où 30 pays sont désormais en « situation difficile ». En dépit de quelques progrès – notamment en Afrique du Sud, en Namibie, au Cap-Vert et au Gabon –, l’indépendance des médias demeure largement fragilisée par l’insécurité et les pressions politiques.
Ingérence des politiques, poursuites judiciaires, violences physiques, dépendance aux annonceurs, concentration des médias, autocensure… sont autant d’obstacles qui contribuent à la dégradation de l’exercice du travail journalistique mais aussi des conditions d’accès à une information libre et vérifiée en Afrique subsaharienne. À ces défis quotidiens s’ajoutent des pressions insidieuses mais bien réelles : la survie financière des médias. En effet, leur fragilisation économique constitue l’une des principales menaces pour la liberté de la presse, et cela à l’échelle mondiale. L’indicateur économique du Classement mondial de la liberté de la presse continue de chuter en 2025 et atteint un niveau critique inédit, souligne le classement RSF.
Quand la précarité économique menace l’indépendance éditoriale
L’Afrique subsaharienne est particulièrement affectée puisque 80 % des pays concernés par cette détérioration du score économique sont dans cette zone. Le rapport impute ce recul à la concentration des médias, qui appartiennent souvent à des groupes privés proches du pouvoir ou des personnalités nourrissant des intérêts politiques. Une proximité créée par une nécessité de survie économique qui met à mal l’indépendance des rédactions et favorise un parti pris dans le traitement de l’information. C’est particulièrement le cas au Nigeria (122e place), en Sierra Leone (55e place) et au Cameroun (131e). En Ouganda (143e place) également nombre des médias privés appartiennent à des politiciens, des entreprises ou des pasteurs affiliés au pouvoir. « Garantir un espace médiatique pluraliste, libre et indépendant nécessite des conditions financières stables et transparentes. Sans indépendance économique, pas de presse libre. Quand les médias sont fragilisés dans leur économie, ils sont aspirés par la course à l’audience, au prix de la qualité, et peuvent devenir la proie des oligarques ou de décideurs publics qui les instrumentalisent. Quand les journalistes sont paupérisés, ils n’ont plus les moyens de résister aux adversaires de la presse que sont les chantres de la désinformation et de la propagande », explique Anne Bocandé, directrice éditoriale de RSF.
La dépendance aux annonceurs publicitaires, notamment aux grandes entreprises mais aussi à l’État, favorise également l’autocensure et augmente les pressions à l’encontre des rédactions et des journalistes afin de ne pas perdre ces financements. Pour avoir révélé le rôle de l’opérateur Safaricom dans la surveillance des communications des citoyens kényans, le journal The Nation a vu toutes les publicités de cette entreprise être retirées de ses pages. L’arrêt d’un contrat financier, cela peut signifier l’arrêt de mort d’un média.
Le manque de subventions publiques, mais aussi l’absence de transparence dans leur octroi ou de pérennité, fragilise durablement les entreprises de presse. En Mauritanie (50e place), la mauvaise gouvernance se répercute sur le secteur. C’est également le cas au Sénégal (74e place) où le nouveau pouvoir arrivé en avril 2024 opère un vaste chantier de réformes, notamment dans les médias. Ces changements ont permis de faire gagner 20 places au pays par rapport à l’année passée. Mais cette restructuration du paysage médiatique ne se fait pas sans heurts. L’opération d’enregistrement des organes de presse lancée par l’État pour mieux encadrer et organiser le secteur a été vivement critiquée par les professionnels qui y voient une « atteinte grave à la liberté de la presse et une dérive autoritaire ». Sur les 639 organes s’étant recensés, 381 médias ont été jugés non conformes au Code de la presse et ont été suspendus sans délai. Certains ont déjà fermé et d’autres risquent de mettre également la clé sous la porte. Alors que certains sont déjà largement touchés par une crise sévère depuis le Covid-19, la précarité va croissante dans les rédactions sénégalaises et menace l’indépendance éditoriale. « Un an après l’élection de Bassirou Diomaye Faye à la présidence, les autorités ont amorcé certaines réformes positives dans le secteur des médias. Le défi primordial aujourd’hui est de garantir la survie économique des médias, alors que plusieurs d’entre eux font face à des difficultés croissantes, telles que des suspensions de contrats publicitaires, l’accumulation d’impayés et, en résumé, la fragilisation générale du secteur », renseigne RSF. Une réalité qui inquiète sur l’avenir des médias sénégalais.
De l’Afrique de l’Ouest aux Grands Lacs en passant par le Sahel : zones rouges pour la liberté de la presse
Sept pays africains sont dans le dernier quart du classement RSF de la liberté de la presse. Parmi eux figurent l’Ouganda (143e), où perdure un contrôle étroit de l’État sur les médias privés mais aussi des intimidations et des violences envers les journalistes ; le Rwanda (146e), avec un contrôle total de l’État sur les médias ainsi que des attaques récurrentes envers les journalistes critiques ; le Burundi (125e), dont le climat politique a poussé de nombreux médias à l’exil du fait des intimidations et des arrestations fréquentes. L’Érythrée (180e) demeure le dernier pays du classement compte tenu du régime arbitraire du président Afeworki qui interdit tout média indépendant et est connu pour les plus longues peines de détention imposées aux journalistes dans le monde.
Les pays en guerre doivent faire face à plus encore d’obstacles. L’absence d’un climat de sécurité se fait également ressentir pour le secteur mais aussi exacerbe les difficultés économiques sous-jacentes des médias. Ils sont également largement utilisés pour servir une propagande d’État mais sont aussi régulièrement ciblés. Au Soudan (156e place), les médias subissent plus que jamais la guerre civile qui s’est intensifiée. Ils sont régulièrement instrumentalisés par les deux camps opposés. C’est également le cas en Éthiopie (145e place) où dans un contexte de conflits interethniques et de guerre civile, le paysage médiatique est très polarisé et la désinformation retransmise par les médias d’État. Depuis la prise de Goma par le M23, la dégradation sécuritaire mais aussi de la liberté de la presse a été vertigineuse dans le Nord-Kivu. Cette région de la République démocratique du Congo (133e) a connu une cinquantaine d’attaques de rédactions et de journalistes entre janvier 2024 et 2025. Une vingtaine de radios ont fermé (par force ou en prévention) et ont été pillées. Environ 90 journalistes ont été déplacés et menacés tandis que deux d’entre eux ont été assassinés en un mois dans des conditions troubles.
La montée de l’insécurité avec la présence de groupes armés terroristes dans la région du Sahel s’est accompagnée d’une instabilité politique croissante dont les conséquences affectent durement les médias et les journalistes. Au Mali (119e, perte de 5 places), des journalistes ont été forcés au déplacement interne en raison de la menace terroriste ou ont dû s’exiler tandis que ceux sur place sont confrontés à de nombreux obstacles pour accéder aux informations en raison des menaces terroristes. Les professionnels des médias questionnant et émettant des critiques à l’encontre des juntes au pouvoir sont menacés, poursuivis et attaqués. Des campagnes de désinformation orchestrées par des médias progouvernementaux ou l’État lui-même visent à servir un narratif « patriotique », une propagande étatique. Le rapport démontre un détournement de la justice et des organes de régulation des médias utilisé pour sanctionner ces derniers. Un autre moyen de pression régulièrement utilisé pour faire taire les voix critiques : la suspension et le retrait des licences de diffusion.
Cela a été le cas au Mali avec la suspension pendant six mois de la chaîne télé Joliba TV mais aussi en Guinée (103e). Alors que le régime de transition s’était engagé à garantir la liberté de la presse, force est de constater que la situation est tout autre. La répression envers la presse privée et tout média critique est une constante. Deux médias se sont vu retirer leurs licences, ce qui a provoqué une perte de 700 emplois. En mai 2024, quatre radios et deux télés privées ont également été censurées. En marge de ces mesures autoritaires, les menaces et les arrestations arbitraires se sont multipliées en 2024. Le journaliste Habib Marouane Camara, enlevé, est toujours porté disparu à ce jour. Au-delà des menaces et des poursuites judiciaires, au Burkina Faso (105e, perte de 19 places), le pouvoir militaire, en vertu du décret de mobilisation de 2023, enrôle de force dans l’arme les journalistes critiques de la junte pour qu’ils se fassent ainsi le relais de la « vérité sur le terrain », en réalité pour qu’ils servent le discours officiel. Début avril, trois journalistes burkinabés, dont le président de l’Association des journalistes du Burkina (AJB), apparaissaient en treillis dans une vidéo.
Confronté également à la menace terroriste dans le nord de son territoire, le Bénin (92e) a connu une vague récente d’attaques et de sanctions, menées par les autorités, à l’encontre des médias indépendants. Depuis 2025, deux journaux, trois sites d’information et un compte d’information TikTok ont été suspendus par la Haute Autorité de l’audiovisuel et de la communication (HAAC) pour avoir critiqué l’institution ou l’État.
Par Clémence Cluzel (Le Point)