mai 12, 2025
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Economie

Comment l’Afrique de l’Ouest est devenue un terrain d’expansion pour la diplomatie turque

La Turquie déploie une stratégie d’influence pour renforcer sa présence en Afrique de l’Ouest, alors que les équilibres géopolitiques et économiques de la région se redéfinissent.

Turkish Petroleum Corporation a ainsi noué un partenariat stratégique dans le secteur pétrolier et gazier au Sénégal. Karpowership – une société spécialisée dans la fourniture d’électricité à partir de centrales flottantes – alimente huit pays africains en électricité. Ankara capitalise sur le soft power éducatif et culturel, tout en multipliant ses engagements commerciaux et sécuritaires.

L’historien Issouf Binaté a étudié la présence turque en Afrique de l’Ouest. Il explique à The Conversation Africa comment cette stratégie illustre la capacité de la Turquie à se positionner comme un partenaire de choix face aux anciennes puissances et aux nouveaux entrants sur le continent.

Quels sont les leviers de l’influence de la Turquie en Afrique de l’Ouest ?

La politique internationale de la Turquie repose sur deux leviers essentiels. L’un institutionnel, avec pour moteur des institutions étatiques (ambassade, Diyanet ou bureau des affaires religieusesTika ou l’agence de la coopération économique). L’autre, individuel, est activé par des organisations non étatiques, parmi lesquelles des fondations religieuses et des ONG. Ces dernières ont préparé et ouvert le terrain africain à la coopération reprise plus tard par Ankara. Le mouvement Gülen, du nom de prédicateur Fethullah Gülen (1941 – 2024), a joué une mission avant-gardiste dans cette mission d’internationalisation de la Turquie.

En effet, dans les années 1970, ce mouvement composé des acteurs sociaux et des hommes d’affaires turcs, regroupés au sein de la Confédération des hommes d’affaires et industriels de Turquie (TUSKON), et revendiquant plus de 100 000 entreprises, a investi avec succès les territoires d’influence turque en Asie. À la fin de la décennie 1990, il a élargi ses activités en Afrique. À cette époque, la Turquie ne comptait que trois représentations diplomatiques pour l’ensemble de l’Afrique subsaharienne.

Ce contact récent avec l’Afrique survient dans un contexte où l’hégémonie des anciennes puissances occidentales est devenu problématique pour une nouvelle génération d’Africains engagés dans les débats et des luttes décoloniales sous toutes ses formes. Il a mobilisé des outils du soft power que les Etats-Unis, la Chine, l’Inde et le Brésil ont utilisés pour se faire une place sur le marché économique africain en pleine expansion. L’un des terrains de cette diplomatie a été l’éducation, avec ce qu’on a appelé «les écoles turques». Le point de départ de ce projet d’école a été les Lycées Yavuz Sultan Selim et Yavuz Selim-Bosphore ouverts à Dakar en 1997.

Près de vingt ans plus tard, on comptait 113 établissements, propriétés du mouvement Gülen, auxquels on peut ajouter des institutions d’éducation religieuse et laïque à l’initiative d’autres mouvements tels Mahmud Hudayi VakfiHayrat Vakfi, etc. en Afrique. À la suite de la crise politique ouverte opposant le mouvement Gülen au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan à partir de 2016, ces écoles passeront progressivement sous la tutelle de la fondation Maarif, l’institution publique chargée des établissements turcs à l’étranger.

En 2003, la Turquie, qui ne comptait que 12 représentations diplomatiques en Afrique, a vu ce nombre passer aujourd’hui à 44 ambassades. Celles-ci sont appuyées par des fondations religieuses (Mahmud Hudayi Vakfi, Hayrat Vakfi, etc.), des ONG et des entrepreneurs religieux qui profitent du vide laissé par le mouvement Gülen pour renforcer la présence turque sur le continent. Cette stratégie est également soutenue par la compagnie nationale Turkish Airlines, qui dessert 62 aéroports dans 41 pays africains.

Quel rôle jouent les étudiants ouest-africains formés en Turquie dans la diffusion du soft power turc ?

En investissant dans le domaine de l’éducation, la Turquie s’est préparée à accueillir des étudiants et des jeunes migrants Africains, qui à terme allaient assurer le rôle de hussards de la turcité sur le continent. En cela, elle a suivi une tradition des puissances hégémoniques coloniale qui font de la mobilité estudiantine un puissant instrument de leur diplomatie.

Cette politique d’ouverture a emprunté plusieurs voies. Déjà en 1960, la Turquie s’était proposée d’accueillir des étudiants ressortissants des territoires non autonomes ou sous tutelles en application des résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies. Puis, elle a renouvelé l’expérience au cours de la décennie 1990 dans le cadre d’un programme de bourses d’études offertes aux étudiants africains par la Banque islamique de développement (BID). C’est au cours de cette dernière période qu’elle a lancé le Büyük Öğrenci Projesi qui consistait à accorder des bourses aux étudiants étrangers.

A partir de 2012, ce programme a pris le nom de YTB (Yurtdışı Türkler ve Akraba Topluluklar Başkanlığı, littéralement [« direction de la diaspora turque et des communautés liées »]. Il introduit des réformes dans la gestion des bourses par une digitalisation de la procédure de candidature. Avec cette dématérialisation du mode de soumission via une application sur le site de YTB, le nombre de candidatures pour le programme de bourse YTB est passé de 10 000 à 155 000 sur la période de 2012 à 2020.

Quant aux non boursiers, ils ont bénéficié d’une procédure allégée dans les démarches pour l’obtention du visa, des réductions des frais de scolarité, etc. Ces mesures ont contribué à une hausse significative du nombre de candidats aux études en Turquie, en parallèle à l’augmentation du nombre d’universités, passé de 76 à 193 entre 2003 et 2015.

Entre 2017, la Turquie était la treizième destination des Subsahariens, selon Campus France, une plateforme qui accompagne les étudiants étrangers dans leur projet d’études en France. En 2019, on y notait environ 61 000 étudiants africains.

Après près de trois décennies de présence, d’anciens étudiants ont commencé à remplacer les entrepreneurs turcs dans la médiation socioéconomique avec l’Afrique. Ils assurent désormais des fonctions de relais, en promouvant les universités turques et en accompagnant les visiteurs dans les secteurs du tourisme médical et industriel.

A Istanbul, certains tiennent des Kargo, des entreprises – dont certaines sont informelles – d’expédition de marchandises en direction de l’Afrique. D’autres essaient de formaliser ces projets au sein des plateformes d’idées de coopération économique sur le long temps. C’est le cas de Bizim Afrika, un réseau de jeunes africains turcophones qui travaillent à construire un pont entre l’Afrique et la Turquie, ainsi que la Fédération des étudiants africains en Turquie, créée en 2019.

En quoi la stratégie turque diffère-t-elle de celles d’autres puissances comme la Chine ou la France en Afrique de l’Ouest ?

Sur le contenu, la stratégie turque n’est pas tant que cela différente de celle de la France ou la Chine. Elle est aussi empreinte de colonialité, en dépit d’un soft power religieux marqué par la construction de nombreuses mosquées en Afrique. En dehors de la force — utilisée par la France pour s’imposer à un moment de son histoire —, la Turquie cherche à se faire une place en Afrique. Pour cela, elle mobilise les mêmes outils d’influence : institutions étatiques, écoles, cinémas, services de sécurité, etc.

A la différence qu’elle a appris des critiques portées contre les anciennes puissances occidentales à un tournant décisif des rapports du continent au reste du monde pour construire sa stratégie. En effet, dans ce monde en mutation où les restrictions visant la circulation des personnes ont limité l’accès à l’Europe, aux États-Unis et au Canada, la Turquie a adopté une posture d’ouverture de son territoire. Elle a allégé les conditions d’obtention du visa aux opérateurs économiques intéressées à son marché, en augmentant les capacités d’accueil des universités et en boostant son tourisme médical.

La Turquie reste une plaque tournante pour certains secteurs d’activités économiques. Elle est notamment un centre majeur pour la chirurgie du nez (rhinoplastie), la greffe capillaire et l’industrie textile. Cette dernière approvisionne désormais les commerçants de Makola Market à Accra, du Forum d’Adjamé en Côte d’Ivoire, ou encore du grand marché de Bamako.

Par ailleurs, la Turquie a su en tirer profit de la crise sécuritaire au Sahel, qui a rendu problématique la présence française sur le champ des opérations militaires en Afrique de l’Ouest. Elle a vendu du matériel militaire, notamment les drones Bayraktar TB2, et offert des services de sécurité privés à certains États.

Cette présence turque est-elle appelée à durer ?

La présence turque en Afrique est symboliquement visible par endroits sur le continent. Elle se manifeste notamment à travers les écoles Maarif, les fresques murales à l’aéroport international d’Abidjan, le restaurant Le Istanbul au quartier administratif de Niamey, ou encore la National Mosque à Accra, construite sur le modèle de la mosquée Sultanahmet à Istanbul. Elle reste néanmoins un projet en construction.

Toutefois, l’ouverture de ce pays de l’Eurasie à l’Afrique est déjà entrée dans sa phase du « retour sur investissements », en témoigne le volume des échanges (estimé à 40,7 milliards de dollars en 2022). Avec le retour sur le continent des premières cohortes d’étudiants, cette coopération ne repose plus exclusivement sur des opérateurs économiques et des entrepreneurs sociaux turcs.

Même si l’élite dans ces pays est en majorité anglophone, francophone et arabophone, de jeunes acteurs issus d’autres horizons prennent progressivement leur place au sein de ces sociétés. Leur présence se manifeste notamment dans les secteurs de l’import-export de produits textiles, du bâtiment et des travaux publics, et même du culte musulman. Cette dynamique augure des perspectives prometteuses pour le renforcement des relations sur le long terme.

Par ailleurs, pour ce continent aux potentialités économiques considérables, le pari pour la Turquie de se faire une place de partenaire de choix reste important. Sur le plan diplomatique et économique, elle s’est assurée un statut d’observateur auprès de l’Union africaine (UA) en 2005 et tient à Istanbul des “Sommets Turquie – Afrique” depuis 2008.

Cet engagement aux côtés de l’Afrique ambitionne s’inscrire dans la durée et restera sûrement dépendant des besoins de marchés de ce continent dont les rapports avec certains pays occidentaux et des institutions internationales sont entrés dans une phase assez critique. The Conversation

 

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