juillet 15, 2025
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Economie

IA et HealthTech en Afrique de l’Ouest : une boîte de Pandore au service de la santé ?

En Afrique de l’Ouest, l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le secteur de la santé passe d’une promesse lointaine à une solution tangible. Dans un contexte international marqué par le retrait des partenaires historiques, tels que l’USAID, ou la baisse conséquente du budget de l’Organisation mondiale de la santé, le développement de la HealthTech génère espoirs et tensions. Lana Koné, étudiante à la School of Oriental and African Studies de Londres, analyse les enjeux de la mise en œuvre d’un tel outil au prisme des réalités continentales.

« Back to Africa » avec cette cinquième note de l’Observatoire de la tech et du numérique. Lana Koné, diplômée de Sciences Po et actuellement étudiante à la School of Oriental and African Studies de Londres, nous offre un éclairage utile sur ce que peuvent apporter l’intelligence artificielle et les HealthTech en Afrique de l’Ouest, le secteur de la santé restant plus que crucial pour l’avenir du continent. 
Derrière cela, c’est toute la question du développement et du déploiement de l’intelligence artificielle (IA) en Afrique qui se pose. Le continent, à quelques exceptions près, est quelque peu en retard. Le récent sommet mondial de l’IA tenu à Kigali les 4 et 5 avril derniers entend poser les bases d’une réelle politique africaine en la matière et mobiliser les moyens financiers attenants. 
Ce que l’on voit dans les HealthTech, que ce soit en termes de potentiels ou de défis, de moyens financiers et humains, on le retrouve également dans nombre d’autres secteurs, de l’éducation à l’agriculture en passant par la modernisation des États et administrations. Le risque de déclassement numérique d’une partie des États du continent existe, les opportunités également. Nous reviendrons, de manière plus globale, dans une prochaine note sur quelques-uns de ces thèmes. 
Marie-Virginie Klein, présidente du cabinet de conseil iconic., et François Backman, membre de l’Observatoire de l’Afrique Subsaharienne, codirectrice et codirecteur de l’Observatoire de la tech et du numérique

« L’intelligence artificielle pour l’Afrique ». Ce slogan, mis en avant lors du premier sommet mondial de l’intelligence artificielle pour l’Afrique, organisé en avril dernier à Kigali, illustre la volonté affirmée des États africains de s’approprier cette technologie et d’en faire un levier de transformation. Un fonds de 60 milliards de dollars doit d’ailleurs être constitué pour œuvrer en la matière. Longtemps perçue comme une promesse lointaine, l’intelligence artificielle (IA) s’impose désormais comme une solution tangible, face aux défis structurels majeurs du continent, notamment dans le domaine de la santé. Rappelons que l’Afrique subsaharienne compte à peine plus de 2 médecins pour 10 000 habitants – en Europe c’est près de 40 –, que les urgences de santé publique se multiplient, que les infrastructures ne suivent pas suffisamment l’explosion démographique et que, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), il manquera plus de 6 millions de professionnels de santé sur le continent en 2030.

Au moment où, en 2024, les start-ups africaines impliquées dans la santé ont vu leurs levées de fonds chuter de près de 70% par rapport à l’année précédente et, dans un contexte marqué par le retrait de partenaires historiques comme l’USAID et le départ des États-Unis de l’OMS, l’IA suscite un intérêt croissant. Entre ses promesses et les réalités du terrain, elle génère autant d’espoirs que de tensions. Qu’en est-il de son potentiel dans le domaine de la santé, quid des HealthTech en Afrique de l’Ouest ? En route pour un rapide éclairage sur ces questions.

Entre défis systémiques et innovation technologique

La multiplication des sommets, rencontres et déclarations, à l’instar de la quatrième Conférence internationale de Rabat sur la santé publique en Afrique, organisée en novembre 2024 par le Centre africain de contrôle et de prévention des maladies, témoigne, si besoin était, de la place centrale que la santé occupe dans les agendas africains. L’IA est au cœur de cette dynamique, mobilisant les acteurs du secteur sanitaire dans leur quête de solutions face aux maladies infectieuses et chroniques, « double fardeau de l’Afrique » selon l’OMS, aux manques de personnels et aux difficultés d’accès aux soins, particulièrement pour les populations rurales. On le sait, le secteur de la santé en Afrique subsaharienne reste fragilisé par des carences structurelles. Il suffit d’aller dans certains hôpitaux du continent pour malheureusement le constater. L’IA est donc perçue comme un levier stratégique pour désengorger les structures médicales, améliorer la précision et l’accessibilité des diagnostics, anticiper les pénuries de médicaments et, plus largement, renforcer la résilience des systèmes sanitaires. Dès lors, l’étude de cas d’applications concrètes de l’IA permet de mieux saisir les bénéfices réels et les défis associés à son intégration.

À travers trois exemples spécifiques, à savoir le diagnostic médical, la lutte contre la mortalité maternelle et la gestion des épidémies, ces quelques lignes explorent comment cette technologie transforme les pratiques sanitaires puis mettent en lumière les obstacles à son adoption généralisée sur le continent.

Premier exemple sénégalais : quand l’IA renforce la justesse des diagnostics. La rétinopathie diabétique est l’une des principales causes de cécité évitable en Afrique de l’Ouest. À Dakar, le CHU Abass Ndao, en partenariat avec l’entreprise française GAIHA, a développé le logiciel Gaiha Prio Retino+TM, qui automatise le dépistage de cette pathologie grâce à des technologies de vision par ordinateur, en utilisant des images simples de fond d’œil. Les résultats des essais cliniques locaux sont plus que prometteurs. Le déploiement à grande échelle de ce type de logiciels, ne nécessitant ni infrastructure médicale lourde ni intervention de spécialistes, représente une opportunité réelle. Dans un contexte où 36 des 57 pays en pénurie critique de personnels de santé se trouvent en Afrique, de telles solutions technologiques méritent d’être sérieusement explorées pour répondre aux besoins du continent.

Deuxième exemple ghanéen : la mobile health au service des mères. L’usage des technologies mobiles de santé (téléphones, tablettes, applications), ou mobile health, constitue un levier utile pour améliorer les pratiques médicales dans le domaine de la santé maternelle. Ces outils se révèlent capables de surmonter des obstacles géographiques, socio-économiques, politiques et culturels, en apportant un soutien crucial en langues locales aux populations rurales ou faiblement alphabétisées. Adoptées par les professionnels de santé, elles leur permettent de recevoir des conseils à distance, d’obtenir des contre-diagnostics et d’accéder rapidement à des informations sur les protocoles de soins. Le recours à l’IA permet de dépasser le cadre de la télémédecine à l’instar du programme ghanéen Motech (Mobile Technology for Community Health), lancé par la Grameen Foundation. Face à un taux de mortalité maternelle élevé (252,8 au Ghana contre 11,8 en France), le dispositif repose sur deux composantes. La première, l’application mobile « Midwife », utilise des systèmes de traduction, des avatars virtuels et des chatbots médicaux pour envoyer des messages vocaux ou SMS informant les femmes enceintes et les alertant sur le suivi de leur grossesse. La seconde est une application dédiée aux infirmières, qui permet de relancer automatiquement les patientes en cas de rendez-vous manqué, tout en informant le personnel soignant, renforçant ainsi la continuité des soins et de la prise en charge. Ce programme est pleinement intégré au fonctionnement de l’agence ghanéenne de santé (Ghana Health Service) et piloté par un comité national chargé de l’intégrer dans toutes les régions. Les praticiens soulignent la simplicité d’utilisation de ces technologies, la rapidité d’accès à l’information médicale qu’elles permettent, ainsi que l’amélioration de la coordination entre établissements. Là encore, l’IA joue un rôle clé en renforçant les diagnostics et en assurant un suivi continu des patientes à chaque étape du cycle de la grossesse, que celles-ci vivent en milieu urbain ou rural.

Dernier exemple malien : l’IA comme outil de prévention épidémique. Grâce à l’IA, il est possible d’identifier plus rapidement les foyers d’épidémies et d’anticiper leur propagation. En intégrant et en analysant des données provenant de différentes sources (géospatiales, sanitaires, climatiques), l’IA permet de localiser les zones à risque et d’adapter les stratégies de lutte en conséquence. Par exemple, elle aide à prédire l’apparition de maladies comme le paludisme, Ebola ou la dengue, facilitant ainsi une allocation plus ciblée des ressources, qu’il s’agisse de vaccins ou de traitements. Un exemple concret de cette approche fut l’utilisation du système District Health Information System 2 (DHIS2) au Mali, au début de la pandémie de Covid-19, qui a montré son efficacité dans l’identification des zones prioritaires pour la distribution de vaccins.

Accessibilité et inclusion : des innovations pour tous et partout ?

On pourrait multiplier les exemples ; cependant, si l’IA peut constituer en santé comme dans bien d’autres domaines un « moteur des transformations africaines » pour reprendre la formule de l’Agence française de développement (AFD), on ne doit pas faire preuve de trop d’optimisme. En effet, l’accès à l’IA et aux technologies numériques pourrait devenir un nouveau facteur d’inégalité.

L’IA ne pourra pleinement soutenir les systèmes de santé qu’à travers un effort concerté des États pour développer les infrastructures nécessaires. Surtout, le stockage, la propriété et la sécurité des données sont des enjeux émergents mais majeurs, qui s’additionnent aux besoins en équipements adaptés, en alimentation électrique fiable et régulière et en une couverture internet suffisante. N’oublions pas que l’usage effectif de l’internet mobile reste limité : fin 2021, il ne concernait qu’un habitant sur cinq. Sans électricité, pas de data center ni de capacité de stockage et pas d’internet, et on s’acheminera(it) vers un « déclassement numérique du continent », pour reprendre le mot du vice-président ivoirien, se superposant aux problèmes déjà existants.

De plus, si les technologies liées à l’IA peuvent jouer un rôle central dans la diffusion des bonnes pratiques de santé, il ne faut pas sous-estimer certains effets indésirables, comme la déshumanisation de la relation entre patient et soignant, ou encore l’aggravation de l’exclusion des populations marginalisées, en particulier en cas de stigmatisation post-diagnostic. Ces populations peuvent en effet se montrer réticentes à adopter des technologies qu’elles ne connaissent ni ne maîtrisent, d’autant plus qu’elles n’ont pas l’habitude de se référer aux centres de soin, souvent bondés, sous-équipés et éloignés. Il est donc impératif de soutenir les initiatives en faveur de l’inclusion numérique du plus grand nombre, d’autant plus qu’il a été démontré que les déterminants tels que le niveau d’alphabétisation, le genre, l’origine ou la classe sociale influaient sur l’usage des technologies numériques7. Dès lors, l’intégration progressive de l’IA et le déploiement de ses applications doivent s’accompagner de politiques et de stratégies visant à garantir l’amélioration de l’engagement et l’adhésion aux traitements par les communautés.

Autre question fondamentale : en santé comme ailleurs, comment s’assurer que l’IA soit réellement pensée, conçue et adaptée aux réalités africaines ? La faible disponibilité de données locales issues du continent constitue en effet un défi majeur pour les acteurs africains de la santé dans leur recours à l’intelligence artificielle. À ce jour, les échantillons utilisés pour alimenter les systèmes technologiques proviennent à 48% d’Europe et d’Asie centrale, à 21% d’Amérique du Nord contre 2% d’Afrique subsaharienne. Dès lors, s’appuyer sur des modèles d’IA entraînés à partir de données exogènes comporte un risque réel d’erreurs de diagnostic, dans la mesure où les modes de vie, les caractéristiques biologiques des populations et leur historique médical influencent fortement les réactions aux médicaments. Comment alors combler ce fossé ? L’intégration des langues locales dans les algorithmes constitue une piste utile pour limiter les biais et erreurs médicales liés à l’absence de représentations linguistiques adéquates. Assurer une représentation équitable des cultures africaines dans l’écosystème numérique passe nécessairement par la mise en place de grands modèles linguistiques adaptés. Ces derniers pourraient ainsi appuyer les professionnels de santé exerçant dans des zones reculées ou insuffisamment dotées en spécialistes, en leur permettant de prendre des décisions mieux éclairées face à des situations cliniques spécifiques.

De la volonté d’une IA « réalisée par l’Afrique, pour l’Afrique »

Au-delà des enjeux technologiques et médicaux, la question de la souveraineté et de la maîtrise des données locales relève d’un choix éminemment politique. Tant que les grandes entreprises technologiques internationales continueront à dominer l’accès et le traitement des données produites en Afrique, le continent continuera de dépendre structurellement d’acteurs extérieurs. Assurer le contrôle des données locales doit donc devenir une priorité stratégique. Mais cette autonomie technologique, encore très timide, ne pourra se concrétiser sans un investissement massif dans la formation. Il est indispensable de renforcer les compétences locales en matière d’IA, notamment chez les personnels de santé, à travers des programmes ciblés, élaborés en partenariat avec les gouvernements, les start-ups et le secteur privé. Ces initiatives doivent dépasser le cadre médical pour s’inscrire dans des politiques nationales de formation, favorisant la spécialisation des étudiants dans les domaines du numérique et de la santé. Cela suppose un soutien accru aux universités, aux centres de recherche et à la R&D, ainsi qu’une meilleure articulation entre formation et emploi. Encourager les jeunes chercheurs, ingénieurs et entrepreneurs à innover sur le continent est essentiel pour enrayer la fuite des cerveaux, d’autant plus que de nombreuses initiatives ouvrent déjà « la voie à de nouvelles formes d’intelligence artificielle », notamment plus frugales et réellement adaptées aux réalités continentales.

Enfin, pour que ces dynamiques puissent pleinement se déployer, elles doivent s’ancrer dans un cadre institutionnel clair, cohérent et surtout souple car les législations vont moins vite que les innovations.

Cela implique un renforcement des politiques et une adaptation des réglementations afin de bâtir un « environnement propice à l’IA », comme le souligne Abimbola Adebakin, fondatrice d’Advantage Health Africa. La course à l’innovation, à la formation et à la production de données locales ne doit pas se faire au détriment de la protection des données personnelles et de la confidentialité des informations médicales, notamment dans le cadre de la santé mobile. À ce jour, seuls quelques pays, comme le Kenya, l’Égypte, le Maroc et l’Afrique du Sud se sont dotés de stratégies nationales en la matière, l’Afrique de l’Ouest semblant quelque peu à la traîne. Le défi est donc double : garantir une gouvernance inclusive, horizontale et participative, tout en construisant un cadre juridique rigoureux, capable d’encadrer les usages de l’IA et de protéger les droits fondamentaux des patients.

L’IA peut contribuer à rendre les systèmes de santé plus performants et réactifs. Des avancées ont déjà été observées. Les perspectives restent vastes, à condition de s’y engager avec rigueur et responsabilité. Mais cela exige des stratégies nationales robustes, ancrées dans les réalités locales (et pas seulement des copier-coller de ce qui se fait ailleurs), intégrant la question de la durabilité technologique à tous les niveaux de gouvernance publique. Surtout, l’objectif ne doit pas être de remplacer les professionnels de santé, mais de renforcer leurs capacités grâce à des outils technologiques pensés au service de l’humain. Encore faut-il un engagement réel des gouvernements. Les intentions ne suffisent plus. Sans volonté politique forte et sans investissements conséquents, l’IA risque de rester une perspective abstraite, déconnectée des réalités du terrain africain. Or, nombreux sont les pays qui, près de vingt-cinq ans après la Déclaration d’Abuja (2001), peinent encore à consacrer 15% de leur budget national à la santé, comme ils s’y étaient engagés. Le chantier reste donc colossal et, on le comprend, dépasse de beaucoup le secteur de la HealthTech. Avec La Fondation Jean Jaurès

 

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