Clément Renault est Chercheur Renseignement, guerre et stratégie à l’IRSEM. Dans cette étude, il montre comment l’attaque du 7 octobre 2023, menée par le Hamas contre le territoire israélien, constitue l’un des échecs de renseignement les plus graves de l’histoire de l’État d’Israël. Cet événement marque une rupture stratégique profonde qui a remis en cause les fondements doctrinaux sur lesquels reposait la sécurité israélienne vis-à-vis de la bande de Gaza. Cette étude propose une lecture systémique de cette surprise stratégique, en se fondant sur les outils analytiques issus de la littérature sur les échecs du renseignement. Elle démontre que les causes de l’échec du 7 octobre résident dans une combinaison d’insuffisances dans la collecte du renseignement, la persistance de présupposés analytiques non interrogés, de routines bureaucratiques et de dysfonctionnements du lien entre services de renseignement et autorités politiques. Elle montre également que l’opération en cours dans la bande de Gaza depuis le 27 octobre 2023 a réorganisé les responsabilités entre services et que les succès majeurs des opérations menées en 2024 et 2025 contre le Hezbollah et l’Iran, s’ils prouvent un haut niveau de technicité et confirment la puissance offensive des services israéliens, ne sauraient toutefois être confondus avec une véritable prise en compte des leçons de l’échec du 7 octobre. Telle est l’essence de cette analyse de Clément Renault.
Le renseignement israélien face au Hamas : Toute activité de renseignement implique au moins deux acteurs : celui qui collecte l’information et celui qui en est la cible. Il importe donc d’analyser les stratégies respectives et l’agentivité de chacun des acteurs pour comprendre les déterminants de leurs actions et identifier les fac teurs d’échec du renseignement. En effet, comme le souligne Michael Handel, « ce que fait l’ennemi n’a de sens qu’en relation avec les actions ou les plans de ses propres forces1 ». Cette première partie vise donc à une analyse des acteurs et de leurs stratégies respectives jusqu’au 7 octobre 2023.
L’ARCHITECTURE DU RENSEIGNEMENT ISRAÉLIEN
Dès sa création en 1948, Israël a reconnu l’importance stratégique du renseignement pour assurer sa survie dans un environnement régional hostile. Sous l’impulsion du Premier ministre David Ben Gourion, une structure de renseignement unifiée a été mise en place, d’abord centrée autour de l’appareil militaire dans le cadre de la guerre israélo-arabe de 1948, puis progressivement restructurée autour de trois services principaux. Depuis 1951, le renseignement israélien est organisé autour d’un partage de responsabilité entre le Mossad, le Aman et le Shin Bet (également appelé Shabak), qui constituent ensemble les piliers de l’appareil de sécurité nationale de l’État d’Israël2. Le Mossad est le service de renseignement à compétence extérieure.
Placé directement sous l’autorité du Premier ministre, il est chargé de la collecte de renseignement par des moyens clandestins en dehors des frontières d’Israël et de la conduite des opérations clandestines (désignées Special Operations) à fins d’entrave et d’influence3. Ses ressources humaines sont évaluées à environ 7 000 personnes. Dans sa mission de collecte et d’exploitation du renseignement, le Mossad dispose de quatre types de moyens de recueil principaux. Le renseignement humain (HUMINT) est tout d’abord la compétence forte et historique du Mossad, gérée par sa principale direction désignée Tzomet. De manière similaire aux autres agences à compétence de renseignement extérieure, telle que la Central Intelligence Agency (CIA), le Secret Intelligence Service (SIS ou MI6) ou encore la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), le traitement de sources humaines à l’étranger par le Mossad est mené en premier lieu par des officiers traitants déclarés auprès des autorités locales. Le renseignement humain traditionnel s’articule cependant, au sein du Mossad, avec une expertise particulièrement développée en matière de renseignement opérationnel, qui constitue l’un des piliers de son action à l’étranger. Le renseignement opérationnel repose notamment sur le déploiement d’officiers travaillant sous couverture dite « lourde », c’est-à-dire dotés d’identités fictives entièrement construites et ancrées dans le long terme. Ces agents sont formés pour mener des opérations clandestines à l’étranger, dans des environnements hostiles ou très contrôlés par le contre-espionnage local, et sans bénéficier d’un soutien diplomatique direct. Leur mission consiste également à recruter des sources humaines, mais surtout à établir des structures de couverture, des montages économiques, financiers et, dans certains cas, à préparer des opérations offensives.
Le Mossad accorde une attention particulière à la qualité du recrutement et à la longévité de ces couvertures, qui per mettent une insertion en profondeur dans les milieux visés. Cette capa cité d’action humaine à distance constitue un levier stratégique pour Israël, illustré notamment par l’opération menée contre les bipeurs et les talkies-walkies du Hezbollah en septembre 2024 ou par la précision des frappes contre les cadres des gardiens de la révolution iranienne en juin 2025. Ces opérations ont pu être menées grâce à l’existence de ces réseaux sous couverture. Le Mossad dispose par ailleurs de capacités autonomes en matière de renseignement électromagnétique (SIGINT), qui viennent compléter celles de l’unité 8200 du Aman. Ces moyens techniques permettent notamment l’interception de communications à l’étranger dans les zones et à l’encontre des adversaires directs de l’État d’Israël. Dans le prolongement de ces activités, le Mossad a investi massivement dans le champ du cyber-renseignement offensif6. Cette expertise s’est traduite par le développement de capacités de guerre cybernétique parmi les plus avancées des services de renseignement. L’exemple emblématique de ces capacités cyber offensives reste l’opération Stuxnet de piratage informatique des centrifugeuses du programme nucléaire iranien lancée à partir de 2005 en coopération avec la National Security Agency (NSA) et la CIA. Cette opération illustre la capacité du Mossad à conjuguer SIGINT, cyberopérations et action clandestine dans une approche intégrée du renseignement offensif.
L’ensemble de ces compétences du Mossad ne concerne cependant pas la bande de Gaza et seulement indirectement le Hamas. Dans l’architecture institutionnelle du renseignement israélien, la bande de Gaza est la responsabilité partagée du service de renseignement intérieur, le Shin Bet, et du service de renseignement militaire, le Aman. L’action du Mossad en ce qui concerne le Hamas porte uniquement sur les activités qui lui sont dévolues en matière de diplomatie secrète. Le Mossad est responsable des échanges non officiels avec les responsables du Hamas au sein du bureau de Doha au Qatar et de l’ensemble des relations clan destines avec les États dont les relations officielles sont officiellement suspendues ou rompues. Le Shin Bet est l’agence de sécurité intérieure d’Israël. Il est également placé sous l’autorité directe du Premier ministre et a pour mission principale la lutte contre le terrorisme intérieur et le contre-espionnage. Son rôle comprend la protection des infrastructures sensibles, la surveillance des groupes radicaux, qu’ils soient arabes ou juifs, ainsi que la sécurité du gouvernement et des institutions nationales. Le Shin Bet est organisé en plusieurs divisions, dont un département chargé du suivi des groupes terroristes palestiniens et un autre spécialisé dans la lutte contre l’espionnage étranger8. Son efficacité a parfois été remise en question, notamment après l’assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin en 1995, mais il demeure toutefois un service puissant aux capacités de renseignement importantes.
STRATÉGIE ISRAÉLIENNE ET USAGES DU RENSEIGNEMENT VIS-À-VIS DE GAZA ET DU HAMAS
La doctrine de sécurité israélienne à l’égard du Hamas s’est progressivement structurée en réponse aux évolutions du conflit israélo-palestinien et aux mutations organisationnelles du mouvement islamiste. Alors que le Hamas était initialement perçu comme un acteur terroriste local, cantonné à des opérations de faible intensité, sa montée en puissance militaire et institutionnelle, notamment après la prise de contrôle de la bande de Gaza en 2007, a conduit Israël à reconfigurer son approche sécuritaire. Cette réorientation stratégique reposait avant le 7 octobre 2023 sur quatre piliers principaux : la dissuasion, le confinement, les assassinats ciblés et l’exploitation des divisions intra-palestiniennes.
La dissuasion constitue un axe fondamental de la doctrine sécuritaire israélienne à l’égard du Hamas. Elle repose sur le principe selon lequel toute agression dirigée contre Israël doit entraîner une réaction immédiate, massive et coûteuse. L’objectif de cette dissuasion est d’infliger un coût stratégique élevé pour toute action hostile, en dégradant les capa cités militaires adverses et en projetant une image de réactivité et de supériorité technologique. Cette posture implique non seulement une supériorité militaire constante, mais surtout une capacité à mobiliser rapidement un renseignement opérationnel précis, permettant d’identifier, de localiser et de frapper les cibles adverses avec une efficacité maximale. Ce pilier s’est illustré à de nombreuses reprises lors des affrontements avec le Hamas en 2008-2009 (opération Plomb durci), 2012 (Pilier de défense), 2014 (Bordure protectrice) et 2021 (Gardien des murs), où l’armée israélienne a systématiquement riposté à chaque attaque (lancers de roquettes, attentats, infiltrations) par des frappes aériennes ciblées contre des infrastructures militaires, des tunnels, des centres de commandement et des membres clés de la hiérarchie du Hamas. La dissuasion israélienne repose également sur une dimension psychologique.
La démonstration publique de nouvelles technologies de surveillance ou de frappe ainsi que la diffusion ciblée d’informations sur la capacité d’infiltration des réseaux du Hamas, participent d’une stratégie de pression morale et cognitive. Il s’agit d’alimenter, dans les rangs adverses, un sentiment de vulnérabilité permanent, dans le but d’orienter les comportements vers une forme d’autocensure stratégique, de modération ou de repli18. Le second pilier de la stratégie israélienne vis-à-vis du Hamas est le confinement de la bande de Gaza. Instauré à la suite de la prise de pouvoir du Hamas en 2007, ce confinement a pris la forme d’un blocus terrestre, maritime et aérien. La fermeté de ce blocus a évolué dans le temps avec des phases successives de renfermement et d’ouverture partielle entre 2007 et 2013 et entre 2013 et 202319. Sur le plan terrestre, les points de passage entre Gaza et le territoire israélien sont strictement contrôlés, filtrant la circulation des biens et des personnes20. Ces restrictions ont contribué à l’émergence d’un réseau souterrain de tunnels reliant Gaza au Sinaï, utilisé pour la contrebande de marchandises, d’armes et de combattants. Malgré les efforts israéliens répétés pour les détecter et les détruire, notamment lors des opérations militaires successives évoquées ci-dessus, l’ampleur estimée de ces infrastructures souterraines (près de 500 km) rend leur éradication complète difficilement réalisable21. Sur le plan maritime, Israël impose un blocus naval strict de la bande de Gaza, interdisant aux navires de franchir une zone de sécurité définie.
Cette mesure vise notamment à empêcher les livraisons clandestines d’armes. Parallèlement, l’espace aérien au-dessus de Gaza est largement contrôlé, empêchant toute circulation aérienne, notamment pour bloquer l’usage de drones, de missiles guidés ou d’autres systèmes de combat sophistiqués.
L’ÉVOLUTION DE LA MENACE ET DES CAPACITÉS OPÉRATIONNELLES DU HAMAS
L’évolution des capacités opérationnelles du Hamas constitue un facteur central pour comprendre la montée en puissance de la menace sécuritaire pesant sur Israël, et le contexte stratégique dans lequel l’at taque du 7 octobre 2023 a été rendue possible. Acteur non étatique confronté à un adversaire disposant d’une supériorité militaire et technologique écrasante, le Hamas a progressivement développé une stratégie d’adaptation et de contournement qui s’est appuyée sur quatre dynamiques principales : le soutien militaire et financier apporté par l’Iran, la constitution d’une industrie locale d’armement, la professionnalisation croissante des forces combattantes, et l’adaptation constante aux doctrines israéliennes, y compris dans le champ technologique et du renseignement. Le soutien de l’Iran a joué un rôle déterminant dans la montée en puissance du Hamas.
Depuis les années 1990, la République islamique a vu dans le Hamas un partenaire stratégique dans sa politique d’hostilité à l’égard d’Israël, et un levier d’influence dans la région. Cette relation s’est traduite par des transferts d’armements, le financement d’infrastructures militaires, le partage d’expertise technique, la mise en place de formations assurées par les Gardiens de la révolution ou le Hezbollah. Sur le plan militaire, ce soutien s’est matérialisé par la fourniture de roquettes à moyenne et longue portée, comme les Fajr-5, ainsi que de missiles antichars Kornet et de drones armés. Ces équipements ont permis au Hamas d’étendre progressivement la portée géographique de ses frappes et de menacer directement les centres urbains israéliens38. Téhéran a également facilité l’acheminement clandestin de composants via des routes traversant la Jordanie, la Syrie ou encore le Soudan, passant ainsi à travers les mailles du blocus israélien.
Au-delà de l’armement, le partenariat stratégique entre l’Iran et le Hamas s’est progressivement intensifié par l’organisation de stages de formation au profit des personnels du Hamas dans des camps militaires en Iran, au Liban et en Syrie. Ces formations ont porté sur des domaines variés : techniques de guérilla urbaine, usage d’explosifs improvisés, opé rations de sabotage, guerre électronique et emploi tactique de drones. Cette coopération a contribué à professionnaliser les cadres militaires du Hamas, en particulier les membres de la branche armée, les Brigades Izzedine al-Qassam. Par ailleurs, l’Iran a versé pendant plusieurs années des aides financières substantielles au Hamas pour aider à l’administration de la bande de Gaza et au développement de sa branche armée, évaluées à plusieurs dizaines de millions de dollars par an. Ces fonds ont permis de financer la construction des réseaux de tunnels, l’achat de matériels, ainsi que le maintien de structures de commandement et de communication. Cette alliance a toutefois connu des phases de tension, notamment au cours de la guerre en Syrie.
L’alignement de l’Iran sur le régime de Bachar al-Assad a suscité des discussions au sein du Hamas et des difficultés de positionnement dans sa stratégie de rapprochement avec les pays de l’axe sunnite. Cette divergence a provoqué une réduction temporaire du soutien iranien au début des années 2010, avant un rapprochement progressif motivé par l’objectif stratégique commun d’affaiblir Israël. Malgré ces variations, l’appui iranien a constitué un levier essentiel dans le renforcement structurel du Hamas. Face aux restrictions imposées par le blocus israélien et à la fragilisation des circuits de contrebande, le Hamas a également investi massivement dans la production locale d’armements. Ce choix stratégique répondait à un double impératif : assurer l’autonomie militaire du mouvement et garantir la continuité de ses opérations. À Gaza, des ateliers clandestins ont ainsi vu le jour, capables de produire une gamme diversifiée d’équipements militaires, allant des roquettes artisanales aux drones, en passant par les mortiers, explosifs improvisés (IED) et dispositifs antichars. Les premiers modèles de roquettes développés localement par le Hamas souffraient d’une portée et d’une précision très limitées. Cependant les capacités techniques du Hamas se sont progressivement accrues, don nant naissance à des missiles comme les M-75, R-160 ou J-80. Ces armes ont progressivement permis de frapper Tel-Aviv ou Haïfa depuis Gaza. Ces progrès ont évidemment été rendus possibles par le transfert de connaissances depuis l’Iran ou le Hezbollah, mais aussi par la capacité du Hamas à recycler des matériaux industriels détournés, notamment via le marché noir44. Le réseau de tunnels creusé sous Gaza a permis l’acheminement de composants sensibles depuis l’Égypte. Toutefois, la destruction partielle, mais répétée par Israël et les forces égyptiennes des tunnels et des filières d’acheminement a contraint le Hamas à renforcer son autonomie de production.
L’ingéniosité des ingénieurs du mouvement a ainsi permis de créer des lignes de fabrication souterraines, dispersées et difficilement localisables, utilisant des matériaux dérivés de produits civils ou d’origine étrangère. À la faveur de ces renforcements capacitaires et de cette professionnalisation constante au cours de la dernière décennie, le Hamas a progressivement atteint un niveau avancé de développement militaire, dont l’attaque du 7 octobre 2023 a constitué la manifestation la plus spectaculaire. Les forces d’élite du Hamas, connues sous le nom de Nukhba, incarnent le cœur opérationnel du mouvement. Recrutées pour leur engagement idéologique et leur aptitude physique, elles bénéficient d’un entraînement intensif, incluant des simulations d’attaques coordonnées, d’infiltrations transfrontalières et d’enlèvements de soldats israéliens. À ces aspects opérationnels s’ajoute une formation psycho logique et idéologique, visant à renforcer la cohésion et la motivation des combattants, souvent préparés à des missions-suicide ou à un engagement prolongé sous terre. Leur rôle lors de l’attaque du 7 octobre a illustré leur niveau de préparation et leur capacité à mener des actions complexes.
Depuis le milieu des années 2000, le Hamas a par ailleurs développé des capacités notables de renseignement. En matière de renseignement humain, le Hamas a mis en place une stratégie fondée sur le ciblage des minorités arabes disposant de la citoyenneté israélienne ou de liens étroits avec cette population. Ces individus présentent un double avantage : d’abord une potentielle proximité idéologique ou religieuse facilitant le recrutement, et ensuite une capacité de déplacement vers des pays tiers, comme le Liban ou la Jordanie, où les contacts peuvent s’établir dans des conditions de sécurité accrues. Le Hamas a également recruté des sources parmi les Israéliens musulmans se rendant à La Mecque, en faisant usage de divers types de couvertures. Enfin, le Hamas mobilise pleinement les outils technologiques à sa disposition pour recruter des sources sur les réseaux sociaux, les forums et les groupes des diverses applications de messagerie qui permettent un recrutement déterritorialisé, un encadre ment sécurisé et un transfert rapide et précis d’informations sensibles. Si une partie de ces activités ont pu être neutralisées par les services de contre-espionnage israéliens, ces techniques ont néanmoins permis au Hamas de récolter des volumes significatifs d’information.