Depuis septembre 2023, année de sa création, l’Alliance des États du Sahel (AES), qui regroupe le Burkina Faso, le Mali et le Niger, peine encore à trouver la potion magique pour juguler l’insécurité qui grandit dans certaines zones respectives de ces pays. Dans une étude intitule « L’Alliance des États du Sahel : une configuration émergente de souveraineté sécuritaire en Afrique de l’Ouest », publiée par la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), le chercheur Rick Le Recit MOUAYA TAMBA est revenu sur la situation sécuritaire de l’AES, en mettant le curseur sur les défis d’une souveraineté sécuritaire de ces pays en particulier et de l’Afrique de l’Ouest en général.
Rick Le Recit MOUAYA TAMBA rappelle d’emblée que depuis plus d’une décennie, la région du Sahel s’est imposée comme l’un des épicentres mondiaux du terrorisme. Des groupes armés non étatiques, usant de la mobilité transfrontalière, de la fragmentation des États et de la faiblesse des dispositifs sécuritaires locaux, ont progressivement étendu leur emprise du centre du Mali jusqu’aux confins du nord du Bénin. Les réponses régionales et internationales, bien que multiples – de l’intervention militaire française à la coopération du G5 Sahel, en passant par les missions onusiennes –, peinent à contenir durablement cette menace. La persistance de l’insécurité, couplée à une crise de légitimité des acteurs traditionnels et des approches sécuritaires exogènes, souvent déconnectées des réalités sahéliennes, a conduit à une remise en question des schémas classiques de la gouvernance sécuritaire ouest-africaine.
C’est dans ce contexte de reconfiguration géopolitique que s’inscrit la création, en septembre 2023, de l’Alliance des États du Sahel (AES), qui réunit le Burkina Faso, le Mali et le Niger. Cette coalition, née à la fois d’une volonté affichée de rupture avec les influences occidentales et d’un réflexe de survie stratégique face à la menace djihadiste, se présente comme une alternative politique, militaire, idéologique et symbolique face à l’ordre sécuritaire régional en crise. Si son émergence interroge sur sa capacité réelle à innover et à surmonter les défis structurels, l’AES ambitionne de redéfinir les paramètres de la souveraineté dans la lutte contre le terrorisme, en plaçant les intérêts sahéliens au cœur de la stratégie.
Dès lors, une question s’impose : comment cette alliance récente peut-elle incarner une réponse plus cohérente, légitime et efficiente aux menaces sécuritaires persistantes dans la région ?
Genèse de l’AES : rupture ou continuité ?
Une dynamique de rupture née d’un désenchantement sécuritaire et politique : La naissance de l’Alliance des États du Sahel en septembre 2023 ne peut être dissociée de la séquence politique inédite qui a vu, en l’espace de trois ans, trois pays stratégiques de la région – le Mali (2020, 2021), le Burkina Faso (2022) et le Niger (2023) – connaître des changements de régime par voie de coups d’État militaires.
Dans chacun de ces contextes, les nouvelles autorités ont exprimé un fort rejet des tutelles extérieures, une dénonciation du « néocolonialisme sécuritaire » et une volonté affichée de réorienter la coopération internationale selon des termes jugés plus respectueux de leur souveraineté.
Cette rhétorique, tout en répondant à un sentiment populaire de frustration, a également servi à consolider la légitimité des régimes en place face aux pressions régionales et internationales. Cette dynamique s’est d’ailleurs accompagnée d’une remise en cause de l’efficacité des dispositifs régionaux et internationaux existants. L’échec relatif de l’opération Barkhane (2014–2022), la dissolution progressive du G5 Sahel en 2023 (initiée par le retrait du Mali en mai 2022), et les tensions croissantes avec la CEDEAO – dont la légitimité est désormais contestée par les régimes de transition – ont contribué à alimenter un sentiment de solitude stratégique. Par ailleurs, l’éviction de la France du Mali (août 2022), du Burkina Faso (février 2023) et du Niger (août 2023) a généré un vide sécuritaire.
Si les autorités ont cherché à le combler par des partenariats alternatifs, notamment avec la Russie (via le groupe Wagner, dont la nature et les implications en termes de souveraineté méritent une analyse approfondie), la Turquie ou encore les Émirats arabes unis
, la portée réelle de ce comblement et les caractéristiques de ces nouvelles dépendances restent des questions centrales. À noter que les liens entre les nouvelles autorités et les sociétés militaires privées telles que Wagner soulignent à la fois les gains immédiats en matière de sécurité et les risques à long terme (gouvernance et alignements stratégiques).
La charte du Liptako-Gourma : fondement juridique et politique de l’AES : C’est dans ce contexte de désalignement géopolitique que les trois pays sahéliens signent, le 16 septembre 2023, à Bamako, la charte du Liptako-Gourma. Cette charte établit l’AES comme une alliance de défense collective entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger. Elle repose sur les principes suivants :
- Solidarité active : une attaque contre un des membres est considérée comme une attaque contre tous ;
- Assistance mutuelle immédiate : par tous moyens, y compris militaires, pour préserver la souveraineté et l’intégrité territoriale ;
- Coopération multiforme : militaire, sécuritaire, économique, humanitaire et diplomatique ;
- Rejet de l’ingérence extérieure : affirmation d’un modèle de sécurité souverain, enraciné dans les réalités locales.
La charte consacre également une vision géostratégique propre au Liptako-Gourma, zone historiquement marginalisée mais aujourd’hui considérée comme cœur géographique de la lutte antiterroriste au Sahel. Elle marque la volonté d’inverser la logique descendante des partenariats sécuritaires en construisant une architecture défensive ascendante, initiée localement, tout en réactivant certains principes de coopération déjà présents dans l’histoire régionale.
Rupture idéologique et continuité fonctionnelle
L’AES s’affiche dès ses débuts comme une posture de défiance à l’égard de l’ordre sécuritaire postcolonial et de ses instruments : CEDEAO, G5 Sahel, ONU, coopération militaire française.
Ce positionnement marque une rupture narrative et idéologique forte. Toutefois, certains éléments de continuité fonctionnelle subsistent. La logique d’interdépendance régionale, la mutualisation des capacités militaires, la recherche d’une coordination face aux menaces transnationales sont des principes déjà présents dans le G5 Sahel, voire dans l’initiative d’Accra (2020), ce qui soulève la question de, au-delà du discours, la nouveauté opérationnelle.
Ce qui change, c’est la philosophie stratégique : l’AES place la souveraineté pleine et entière et la revendication d’une légitimité populaire au cœur de la réponse sécuritaire. En ce sens, elle s’inscrit dans un tournant stratégique africain, où la sécurité n’est plus perçue comme une externalité à déléguer, mais comme un levier de refondation politique et de réaffirmation d’une capacité d’organisation africaine, même s’il reste à voir si l’AES saura remplacer efficacement les cadres de coopération antérieurs.
L’AES face au défi sécuritaire : quelles réponses concrètes aux menaces transnationales ?
Une approche intégrée de la sécurité centrée sur la souveraineté : ambitions et réalités
L’Alliance des États du Sahel se distingue par sa volonté d’élaborer une réponse sécuritaire émancipée des logiques internationales dominantes
. Loin des schémas classiques de sécurité, l’AES revendique une doctrine de sécurité fondée sur l’autonomie stratégique, l’ancrage local et la connaissance endogène des menaces
. Si les chefs d’État de la coalition affirment que les dispositifs sécuritaires étrangers méconnaissaient trop souvent les dynamiques communautaires, les réalités socio-politiques et les enjeux fonciers qui alimentent les violences armées, la capacité de cette nouvelle approche à transformer réellement l’efficacité opérationnelle reste un défi majeur.
Cette vision prend forme à travers :
- une doctrine d’action commune centrée sur la « lutte préventive » contre l’extension des groupes terroristes, dont les modalités concrètes et les articulations avec les dimensions non militaires restent à préciser ;
- la mobilisation de forces locales mieux enracinées dans les territoires ;
- et la priorité donnée aux zones transfrontalières, souvent négligées par les dispositifs précédents.
Le Commandement unifié des armées, dont la mise en place a été annoncée en janvier 2024, constitue une tentative d’innovation institutionnelle dans la région
. Il ambitionne d’unifier les opérations militaires des trois pays pour mutualiser les capacités, coordonner les offensives et faciliter le partage du renseignement. La « Task Force conjointe anti-terroriste » annoncée en juin 2024 et basée à Ouahigouya (Burkina Faso) serait la première expérimentation opérationnelle de cette doctrine, mais son efficacité dépendra de sa pleine opérationnalisation et de la levée des contraintes structurelles.
Des opérations militaires conjointes en gestation : entre volontarisme politique et contraintes capacitaires
Si la volonté politique de coopérer est manifeste, la capacité opérationnelle de l’AES à structurer une réponse militaire efficace reste encore à prouver. À ce jour, aucun dispositif au sens d’une force interopérable et logistique complète et intégrée n’a été identifié publiquement. Des déclarations ministérielles ont toutefois annoncé la mise en place prochaine d’une force conjointe. Les armées nationales, bien qu’aguerries, font face à des défis persistants : manque d’équipements lourds, déficit logistique, vulnérabilité au renseignement adverse et faible coordination aérienne. Ces limites pèsent directement sur la portée stratégique des initiatives communes.
Quelques opérations conjointes ponctuelles ont néanmoins été signalées, notamment dans la zone des « trois frontières », autour de Téra, Gorom-Gorom et Ménaka, mais elles restent encore limitées dans leur envergure stratégique et des questions se posent quant à leur durabilité et celle des opérateurs. Le soutien russe, s’il est mis en avant pour des raisons politiques, demeure complexe et non sans controverse : il repose sur un mélange de coopération bilatérale (matériel, formation, conseillers militaires) et d’implication d’acteurs « privés » (ex-Wagner, aujourd’hui Afrique Corps), dont l’opacité, la gouvernance, les objectifs et les implications en termes de droits humains et de souveraineté sont largement débattus. La Turquie et les Émirats arabes unis se sont aussi positionnés comme partenaires, mais la concrétisation de ces appuis n’est pas encore aisément mesurable.
Vers une doctrine sahélienne de lutte contre le terrorisme : ambitions et défis
Au-delà de la coordination militaire, l’AES pourrait jeter les bases d’une doctrine de lutte contre le terrorisme proprement sahélienne. Une telle doctrine reposerait sur :
- l’intégration systématique du facteur communautaire dans l’analyse des conflits ;
- la réhabilitation des chefferies traditionnelles comme acteurs de médiation ;
- une articulation plus étroite entre développement local et pacification ;
- et une politique de réintégration des ex-combattants fondée sur le pragmatisme local.
Il ne s’agit plus seulement de « gagner la guerre » contre les groupes armés, mais de « reconquérir les communautés », formulation proche du discours officiel de responsables militaires burkinabè qui appellent à reprendre le contrôle effectif des zones perdues et à restaurer l’ancrage de l’État dans les communautés. Cette ambition traduit une volonté de réappropriation du narratif sécuritaire par les élites sahéliennes. L’ambition de « reconquérir les communautés », fréquemment mise en avant par les responsables militaires, vise à intégrer davantage les structures sociales locales dans la réponse sécuritaire. Il s’agit moins de slogans que d’une tentative de repositionner l’État au cœur des territoires en crise, en s’appuyant sur les chefferies traditionnelles comme médiateurs sur des mécanismes de justice locale et sur des programmes de réinsertion pour les combattants. En réintroduisant ces dimensions, l’AES cherche à transformer la lutte contre le terrorisme en un processus de restauration du lien social et de légitimité étatique.
Cependant, l’AES devra éviter l’écueil d’une militarisation excessive de sa stratégie. Sans réformes profondes dans la gouvernance des territoires, dans la justice locale et dans la gestion des ressources naturelles, les causes profondes de la violence – frustrations socio-économiques, marginalisation politique, conflits identitaires – continueront d’alimenter l’instabilité. La capacité de l’AES à conjuguer cette approche militaire avec une véritable transformation politique et sociale sera déterminante pour sa légitimité et son succès à long terme.
Limites et perspectives d’une souveraineté sécuritaire incarnée par l’AES
Des fragilités structurelles et institutionnelles persistantes
Malgré sa rhétorique de rupture et de refondation, l’AES demeure confrontée à de nombreux défis internes. Sur le plan institutionnel, l’absence d’un organe supranational pleinement opérationnel limite sa capacité à coordonner efficacement des politiques de sécurité communes et à produire des mécanismes de gouvernance stables et crédibles à moyen terme. Plus fondamentalement, la volonté politique des États membres de déléguer une partie de leur souveraineté nationale à une structure commune, au-delà des communiqués et déclarations, reste une épreuve juridico-politique et pratique au regard des règles conventionnelles (notamment les clauses de retrait et les obligations du traité CEDEAO) et des pressions externes. Les armées des trois pays membres, bien qu’unies dans leur rejet de certaines formes d’ingérence extérieure, présentent des niveaux disparates de professionnalisation, d’équipement et d’adaptation doctrinale, ce qui complique l’interopérabilité opérationnelle et la montée en puissance d’une force commune crédible. En outre, la légitimité politique des régimes, issus de coups d’État militaires, souvent contestés sur la scène nationale et régionale, affaiblit la reconnaissance internationale effective de l’AES et entrave sa coopération avec certains partenaires stratégiques, affectant l’accès à l’aide au développement et à l’investissement indispensables pour s’attaquer aux causes structurelles de l’insécurité. Les sanctions régionales et internationales, telles que le gel d’avoirs, les mesures commerciales et la suspension d’assistance, ont eu des effets immédiats sur les ressources budgétaires et les capacités d’achat des États concernés, réduisant leur marge de manœuvre financière pour faire face simultanément à la crise sécuritaire et aux besoins sociaux.
Sur le plan opérationnel et logistique, ces contraintes institutionnelles et financières se traduisent par des goulots d’étranglement concrets : délais ou gels de décaissements multilatéraux, réduction de projets de développement, et reconfiguration des partenaires techniques et financiers.
Une ambition légitime de redéfinir les normes de la gouvernance sécuritaire
L’AES porte néanmoins une ambition stratégique, tout en rendant légitime, dans le débat public régional, l’idée de recentrer la gouvernance sécuritaire sur des priorités et des approches endogènes, perçues comme mieux adaptées aux réalités territoriales sahéliennes. Cette remise en cause des modèles de sécurité importés (ou perçus comme tels) vise à refonder la lutte antiterroriste autour d’une lecture « depuis le terrain » plutôt que depuis des centres décisionnels lointains.
Toutefois, la mise en œuvre effective de ces priorités par des régimes militaires pose des questions lourdes : la communautarisation des ressources militaires au détriment des réformes politiques, la restriction de l’espace civique et les pratiques de gouvernance d’exception nuisent à la crédibilité des promesses de sécurité inclusive et risquent d’entraîner des abus et une érosion des droits civils. L’expérience récente (dialogues nationaux contrôlés, prolongation des périodes de transition, suspension d’activités partisanes) montre que l’enracinement d’une doctrine sahélienne exige plus que des déclarations. Cela demande des garanties de participation, de transparence et de respect des droits.
Une opportunité pour repenser l’intégration sécuritaire régionale ?
À moyen terme, l’AES peut jouer un rôle de laboratoire stratégique : tester des arrangements opérationnels transfrontaliers, expérimenter des formes hybrides de coopération civilo-militaire localement ancrées et proposer des modalités de coordination qui conviendraient aux spécificités sahéliennes. Son évolution dépendra cependant des capacités d’ouverture en laissant des perspectives d’adhésion ou de partenariats prudents avec d’autres États concernés, des mécanismes inclusifs de dialogue et de contrôles démocratiques qui réduisent le risque d’isolement ou de captation par des intérêts politiques étroits.
Le caractère « de rupture » de l’AES et ses tensions avec des organisations établies comme la CEDEAO et l’Union africaine soulèvent des interrogations sérieuses sur la faisabilité d’une intégration plus large sans évolution substantielle de sa posture politique et normative. Plutôt qu’une concurrence frontale, une trajectoire plus durable passerait par des arrangements complémentaires fondés sur la subsidiarité opérationnelle, la transparence des accords extérieurs, la reddition de comptes et la mise en place progressive de structures institutionnelles – un secrétariat commun, un cadre budgétaire transparent, des mécanismes judiciaires et de lutte contre les abus, le tout rendant légitime sur le long terme la coopération interétatique.
En définitive, la viabilité d’une souveraineté sécuritaire incarnée par l’AES est conditionnée. Car elle dépendra non seulement de la capacité militaire conjointe à contenir les groupes armés, mais surtout de l’aptitude politique à combiner sécurité et transformations démocratiques. Sans quoi la recomposition des partenariats externes, avec des acteurs étatiques et non étatiques, risque de reproduire d’autres formes de dépendance stratégique et d’aggraver les risques pour les populations.
Pour conclure, l’auteur dira que l’Alliance des États du Sahel s’affirme comme un tournant symbolique dans la quête de souveraineté sécuritaire en Afrique de l’Ouest. Elle exprime la volonté de trois régimes de se réapproprier leur destin stratégique face à l’échec des dispositifs régionaux et à la défiance vis-à-vis des partenaires extérieurs.
Son avenir reste toutefois ouvert. Un premier scénario est celui d’une consolidation interne : mise en place d’un commandement unifié, financements communs et mécanismes transparents de reddition de comptes. Cette trajectoire renforcerait sa crédibilité et en ferait un modèle inédit de coopération militaire régionale. Un deuxième scénario, plus contraint, est celui de la stagnation : absence de moyens, persistance des rivalités internes et dépendance accrue à des acteurs extérieurs, qui réduiraient l’AES à une alliance de façade. Enfin, un troisième scénario, plus ambitieux, verrait l’AES s’élargir ou s’articuler avec d’autres cadres africains, devenant un laboratoire de gouvernance sécuritaire panafricaine fondé sur la subsidiarité et l’ancrage local des solutions.
En définitive, la viabilité de l’AES ne se mesurera pas seulement à sa capacité militaire immédiate, mais à son aptitude à transformer les pratiques de gouvernance, à regagner la confiance des sociétés sahéliennes et à inscrire son action dans une logique d’intégration africaine durable.
Synthèse de Awa BA