DE LA SUPERPUISSANCE À LA SUPER-FLEXIBILITÉ
Analyser la politique russe en Afrique du Nord et au Moyen-Orient (ici principalement le monde arabe) implique souvent un travail épistémologique : une étude critique de la manière dont la Russie est présentée dans l’état de l’art au sens large (articles médiatiques, productions de think tanks, travaux universitaires…). Nous nous retrouvons facilement confrontés à des lectures hâtives, souvent séduisantes car intelligibles et « géopolitiquement » digestes : des « alliances », des avancées ou des reculs, des victoires ou des défaites… Or la politique russe consiste en réalité en une espèce d’adaptation permanente, avec une flexibilité adossée à une « économisation » assumée depuis la fin de la période soviétique – étendue à la région Afrique du Nord-Moyen-Orient (ANMO/MENA) depuis les années 2000 –, à une volonté de multiplier les partenariats (souvent au nom de cette « économisation ») et à l’invocation d’une capacité de « stabilisation » (notamment au profit de logiques territoriales qui seraient menacées par des acteurs transnationaux)2. Les facteurs qui expliquent l’importance historique accordée par la Russie à la Méditerranée sont divers (la géographie, l’économie, la religion, les rapports de force entre empires3), et la « flexibilité » susmentionnée (largement exacerbée ces dernières années) était déjà perceptible à l’époque soviétique, l’URSS n’ayant pas particulièrement encouragé l’arrivée au pouvoir de partis communistes dans le monde arabe, et s’étant plutôt accommodée de politiques parfois anticommunistes. Plus fondamentalement, plusieurs événements nous montrent que la politique étrangère russe dans la région MENA est surtout compartimentée. En d’autres termes, chaque relation bilatérale a vocation à être préservée d’éventuels points de friction. Dans les moments de conquêtes comme dans les moments de concessions, dans la région MENA, la Russie donne l’impression de compenser la rigidité qui prévaut en Europe par une fluidification des relations, y compris avec certains adversaires, et y compris avec des acteurs non étatiques. Sur cet aspect, deux points méritent d’être signalés : la distinction faite entre acteurs territoriaux (focalisés sur des rapports de force locaux) et acteurs réticulaires (transnationaux), associés dans l’imaginaire russe aux groupes islamistes que Moscou a historiquement combattus aussi bien à l’extérieur de ses frontières (Afghanistan) qu’à l’intérieur (Tchétchénie)5 ; l’évolution – en deux temps – de sa politique syrienne vis-à-vis des groupes rebelles d’obédience islamique, d’abord assimilés sans distinction à des groupes « terroristes », puis différenciés – une première fois dans le cadre des premières victoires « loyalistes » (2016-2017), une seconde fois avec la chute du régime de Bachar al-Assad (fin 2024). On a donc un ajustement d’une stratégie stato-centrée, et la guerre en Syrie aura été in fine un théâtre privilégié de cette souplesse.
Avant d’aborder cette stratégie flexible et compartimentée dans la zone MENA à travers quelques exemples, il convient bien sûr de s’interroger sur la place de cette région dans les rapports de force entre la Russie et l’Alliance atlantique (ou ce que l’on nomme souvent « l’Occident »). En effet, la politique russe en Afrique du Nord et au Moyen-Orient est difficilement dissociable de trois notions à la fois – l’économisation et la flexibilité, mais aussi la « désoccidentalisation »6. Dans le cas russe spécifiquement, cela passe par le recours au concept de « majorité mondiale » (Мировое большинство [Mirovoye bol’shinstvo])7. Cette version russe du « Sud global » se heurte aujourd’hui au caractère ambigu de la relation russo américaine depuis l’élection de Donald Trump – entre complicité et perpétuation du bras de fer. L’incertitude qui prévaut quant à l’avenir – même à court terme – de la relation russo américaine est une donnée centrale car elle implique une autre incertitude : l’avenir de la Russie en Ukraine. Il devient possible de se demander ainsi si le Moyen-Orient n’est pas une variable d’ajustement dans le dossier ukrainien, par exemple. Au-delà des relations Moscou Washington, et avant même l’invasion de l’Ukraine (février 2022) et la chute de Bachar al Assad en Syrie (décembre 2024), la Russie a fait des transactions avec l’une des principales puissances régionales – la Turquie – l’un des piliers de sa stratégie régionale. Le volontarisme d’il y a dix ans (notamment dans son action militaire en Syrie) a vite laissé place à la prudence.
LA FABRIQUE DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE RUSSE EN AFRIQUE DU NORD ET AU MOYEN- ORIENT
Commençons par rappeler que, dans la doctrine russe, les alliances contraignantes sont délaissées au profit de partenariats – parfois de circonstance. Dans ces partenariats, l’économie (avec notamment le développement des relations commerciales) tient une place centrale. Et la défiance à l’égard d’un ordre mondial dominé par des puissances « occidentales » et d’une histoire marquée par des ingérences déstabilisatrices par des puissances européennes8 est utilisée au service d’un récit faisant de la Russie une puissance alternative – auprès des alliés d’hier comme des adversaires reconvertis en partenaires solides. Parmi les grands mythes qui entourent sa politique étrangère, on retrouve la tentation d’insérer la Russie dans des « blocs », des « axes » ou des « alliances ». La Russie est souvent hâtivement présentée comme un « allié » de « l’Axe de la Résistance » et de l’Iran, ou dans un axe Alger-Moscou face à un axe Rabat-Washington, par exemple. On retrouve cette thèse aussi bien dans les pays de l’Alliance atlantique que dans les pays de la région MENA. Deux facteurs contribuent à expliquer ce réflexe : l’habitude et la volonté de voir la Russie dans un camp identifiable, et la prépondérance d’une géopolitique trivialisée privilégiant les grilles de lecture les plus simples et les plus digestes.
Dans l’élaboration et l’application de sa politique dans la région, la Russie a mobilisé une panoplie relativement diverse d’outils et d’acteurs : entre diplomates chevronnés avec une longue expérience de la région (au premier rang desquels le Vice-Ministre Mikhaïl Bogdanov, en poste jusqu’en juillet 2025) et militaires ; entre approche stato-centrée et utilisation de mercenaires (le groupe Wagner en Syrie, en Libye, au Sahel), aujourd’hui limitée par une forme de « domestication » de ces combattants (remplacement de Wagner par l’Africa Corps au Mali, par exemple). L’éviction en juillet dernier de Mikhaïl Bogdanov – évoquée par le principal intéressé comme un simple départ à la retraite – suscite bien des interrogations. Parmi les hypothèses les plus tentantes, nous retrouvons celle d’une volonté de tourner la page d’un dialogue privilégié avec « l’Axe de la Résistance » (notamment le Hezbollah, l’ancien pouvoir syrien ou encore le Hamas – dont le statut est particulier puisqu’il n’était pas aligné sur les positions de cet axe et de Moscou au début du conflit syrien en 2012 –), désormais bien affaibli. De fait, certains interlocuteurs habituels de Bogdanov (morts ou en exil) ne sont plus au cœur de la géopolitique proche-orientale. Néanmoins, il serait hâtif de parler d’un changement radical de la politique russe dans la région : avec ou sans Bogdanov, Moscou entend conserver des canaux de communication avec l’ensemble des acteurs. À ces acteurs s’ajoutent les idéologues – de Sergueï Karaganov9 (l’un des architectes de la doctrine de la « Majorité mondiale ») à Alexandre Douguine (et sa géopolitique civilisationnelle) – et les « clubs de réflexion » (à l’instar du forum Valdaï). On peut légitimement se demander si les « géopolitologues » souvent cités (à l’instar d’Alexandre Douguine10 et sa défense d’un retour aux empires au détriment des nations) influencent concrètement la politique russe ou s’ils ne finissent pas simplement par donner un sens à une adaptation permanente au réel à travers une communication géopolitique (ou une géopolitique communicationnelle) séduisante.
LA RÉGION MENA ET LA PLACE DE LA RUSSIE SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE : LES CAS UKRAINIEN ET PALESTINIEN
Les moments de tension avec l’Alliance atlantique ont déjà été propices à une percée de la Russie dans la région : en 2007-2008, par exemple, on a assisté à un activisme diplomatique russe dans la région au moment du différend autour du projet de bouclier antimissile américain en Europe centrale et de la guerre en Géorgie. La guerre en Ukraine a, quant à elle, révélé un relatif non-alignement de la région. Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, cette dernière a pu constater que les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ne lui avaient pas tourné le dos11. Par exemple, l’OPEP (en accord avec la Russie) a décidé au lendemain du déclenchement de la guerre de maintenir sa baisse de production (pour soutenir les prix) malgré les pressions américaines. Dans les instances onusiennes, dans leur diversité, les pays de ces régions ont fait preuve de retenue. Par ailleurs, ils ont refusé de participer à une politique de sanctions à l’encontre de Moscou. Pour la Russie, la guerre en Ukraine a semblé révéler une évolution dans la perception des menaces prioritaires. L’attentat du Crocus City Hall (mars 2024, banlieue de Moscou), a priori perpétré par « l’État islamique au Khorassan », a donné lieu à une communication significative : l’habituel discours antiterroriste et anti-islamiste a cédé la place à une volonté claire de montrer du doigt l’Ukraine et ses alliés.
À bien des égards, ce conflit a confirmé la thèse de la « désoccidentalisation ». Les massacres israéliens à Gaza révèlent, en revanche, les limites de celle-ci : ce sont les alliés d’Israël (des États-Unis à l’Europe) qui ont bénéficié de la pusillanimité des États arabes d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. En outre, ce génocide et, plus généralement, la tendance israélienne à s’émanciper de toute contrainte juridique ou politique dans son action régionale, apparaissent comme un atout symbolique pour Moscou à plus d’un titre. Dans la bataille communicationnelle, l’action russe en Ukraine est atténuée par l’argument du « deux poids deux mesures ». Toujours dans la sphère communicationnelle, notons que de nombreux soutiens de Moscou affichent des positions anti-israéliennes, tandis que de nombreux sympathisants pro-ukrainiens affichent ostensiblement leur solidarité avec Israël. Bien sûr, il existe une gauche européenne qui affiche sa solidarité avec les Ukrainiens et les Palestiniens, mais deux tendances peuvent être constatées aussi bien parmi de nombreux élus européens et sur les réseaux sociaux : une solidarité avec l’Ukraine qui s’accompagne d’une solidarité avec Israël au nom d’un occidentalisme plus ou moins revendiqué ; des militants pro-russes jouant pleinement la carte du « deux poids deux mesures » et d’une supposée connivence russe avec le « Sud global ». Deux autres points doivent être ajoutés ici : le minimum fourni par la Russie (en termes de condamnations ou de déclarations) suffit à la distinguer des alliés « occidentaux » d’Israël qui ont offert à celui-ci un « soutien inconditionnel », ce qui est une victoire à peu de frais auprès des opinions publiques arabes notamment ; l’action israélienne est une validation du pari du rapport de force au détriment du droit, et l’impunité israélienne est synonyme d’un discrédit quotidien pour les voix qui s’élèvent contre l’invasion russe tout en fermant les yeux sur l’action israélienne (en Palestine, en Syrie, au Liban, en Iran …).
UNE DIVERSITÉ DE SECTEURS ET D’INTERLOCUTEURS
La chute du régime syrien de Bachar al-Assad le 8 décembre dernier est finalement une nouvelle illustration de la politique d’ajustements et de transactions menée par Moscou en Syrie depuis une décennie. Ici, il nous semble important de revenir sur cette politique multidimensionnelle (oscillant entre méthodes conventionnelles et outils clandestins – comme le mercenariat – et entre partenaires étatiques et interlocuteurs non étatiques) et l’action compartimentée de Moscou au Maghreb et au Moyen-Orient. Depuis le deuxième mandat de Vladimir Poutine (2005), on a affaire à une percée économique de la Russie dans le monde arabe. Cette percée est visible dans les échanges commerciaux (y compris avec des pays qui n’étaient pas des partenaires privilégiés du bloc soviétique, comme le Maroc avec lequel les échanges commerciaux ont connu une très forte augmentation ces dernières années, notamment dans le secteur agricole) et dans les investissements étrangers (avec un intérêt particulier accordé aux pays du Golfe). Pour ce qui est de l’industrie militaire, la Russie a confirmé son rôle de principal fournisseur de l’armée algérienne (pour la période 2015-2019, durant laquelle l’Algérie s’est retrouvée sixième plus grand importateur d’armements, elle s’est hissée parmi les trois principaux clients de l’industrie militaire russe) tout en consolidant sa position de fournisseur auprès de l’armée égyptienne (la Russie a été le principal fournisseur de l’Égypte pour la période 2018 2022). Seulement, tandis que la guerre en Ukraine n’empêche pas la Russie d’être un fournisseur majeur de blé pour la région (hausse des achats de blé russe au Maroc, en Algérie, en Égypte …), des questions se posent pour son industrie de l’armement (avec des exportations fragilisées à la fois par la « consommation » du matériel en temps de guerre et par les sanctions).
En comparaison avec la période 2014-2018, les exportations russes ont baissé de plus de 50 % durant la période 2019-2023. Parallèlement, d’importants clients de la Russie (comme l’Algérie), ont vu leurs importations d’armements fortement baisser après des années particulièrement fastes. Sur les théâtres de guerre, en Libye comme en Syrie, la Russie – en dépit d’un discours farouchement souverainiste – s’est appuyée sur une panoplie d’outils, allant de l’armée aux mercenaires (Wagner), des transactions entre puissances (la relation russo-turque tenant ici une place centrale, tandis que les deux pays connaissent une relation d’interdépendance dans le domaine énergétique, qui va du gaz au nucléaire civil) à la tentative de « domestication » (intégration au camp « loyaliste ») de groupes non étatiques (qu’il s’agisse des combattants kurdes des Unités de protection du peuple [YPG] ou de groupes islamistes). La facilité avec laquelle Hayat Tahrir al-Cham (HTC) – noyau dur d’une rébellion islamique qui s’est cristallisée à Idleb à la suite des conquêtes « loyalistes » à partir de 2016 – a pu prendre Damas en décembre dernier indique à la fois l’importance du dialogue russo-turc et l’existence d’un canal de communication entre Moscou et les anciens djihadistes. Sur le premier point, la situation au nord du pays (et notamment à Idleb) a été l’objet de tractations permanentes entre Moscou et Ankara (dont les liens étroits avec le nouveau pouvoir syrien sont indéniables). S’agissant du second point, on a vu les combattants de HTC faire preuve de retenue et de prudence vis-à-vis de la présence militaire russe dans les premières semaines du nouveau régime. Une réponse à la passivité militaire exigée par Moscou de l’ancien pouvoir syrien.
Dès la fin de l’année 2016, au lendemain de la capitulation des groupes rebelles à Alep, on a vu Moscou transformer en « modérés » des groupes islamistes en vue d’un accord (parmi ces groupes, nous retrouvons par exemple Ahrar al-Cham, qui finira par se rapprocher de HTC). D’ailleurs, parmi les groupes qui atteindront Damas en décembre 2024 depuis le sud du pays, on retrouve celui d’un homme qui avait signé un accord de réconciliation avec la Russie en 2018 : Ahmad al-Awda, chef de la 8e division du 5e corps d’armée – formé d’anciens rebelles ayant fait allégeance à Moscou –, qui a fait défection avant de rejoindre HTC. Aujourd’hui, la situation de la Russie en Syrie est loin d’être aussi favorable que sous Bachar al-Assad – bien qu’elle soit moins coûteuse. Les nouvelles autorités syriennes ont mis fin au contrat encadrant la gestion russe du port de Tartous. Le dialogue est néanmoins maintenu avec le nouveau pouvoir syrien du président Ahmad al-Charaa (ancien chef de HTC) et l’avenir de la Russie en Méditerranée est loin d’être scellé. Celui-ci dépend à la fois des liens diplomatiques que la Russie a déjà commencé à nouer avec ce nouveau pouvoir et des relations entre Moscou et les différentes puissances régionales influentes en Syrie, qu’il s’agisse de la Turquie ou des pays du Golfe susceptibles de contribuer à financer la reconstruction du pays.
L’ART DE COMPARTIMENTER LES DOSSIERS
Certaines relations bilatérales solides (comme la relation russo-algérienne ou la relation russo émirienne) s’accompagnent de divergences claires sur certains théâtres de conflit. Le cas russo-algérien est souvent évoqué (avec des interrogations sur l’équilibrisme algérien entre préoccupations sécuritaires, Wagner ayant représenté au Mali une menace, et proximité russo-algérienne12). La question s’était déjà posée en Libye, Moscou et les mercenaires de Wagner ayant apporté un soutien à Khalifa Haftar, perçu comme un élément hostile par Alger. Dans une moindre mesure, on a vu la Russie soutenir au Soudan le général Abdel Fattah al Burhan, alors que les Émirats sont régulièrement accusés par ce dernier d’actions subversives. Les objets de convergence entre Moscou et Abu Dhabi ne manquent pourtant pas – comme l’illustre leur soutien commun à Haftar en Libye. En Libye, en Syrie, au Yémen, on constate que la Russie s’octroie une marge de manœuvre qui lui permet de conserver des canaux de communication à la fois avec les gouvernements officiels et des acteurs qui ne sont pas reconnus internationalement. En Libye, la Russie consolide sa présence auprès de Khalifa Haftar à l’est et au sud du pays, tout en veillant à ne pas rompre le dialogue avec le gouvernement d’Abdelhamid Dbeibah à Tripoli.
Au Yémen, les Russes sont régulièrement accusés de soutenir les Houthis (au pouvoir à Sanaa), ce qui n’empêche pas le président internationalement reconnu Rachad al-Alimi de se rendre à Moscou en mai dernier. En somme, la Russie navigue entre formalisme et prise en compte de la réalité des rapports de force sur le terrain. La guerre en Syrie, bien avant la chute du pouvoir de Bachar al-Assad, illustre bien cette compartimentation : si les Russes ont soutenu les efforts du réseau milicien pro-iranien contre les groupes rebelles, il n’a jamais été question de soutenir « l’Axe de la résistance » contre Israël. En cela, la retenue dont a fait preuve Moscou au moment où l’Iran a été directement attaqué (par Israël comme par les États-Unis) n’a rien d’étonnant : un partenariat de circonstance n’est pas synonyme d’alliance. Les partenaires de Moscou pratiquent eux aussi cette compartimentation. À Alger, à Rabat, au Caire ou parmi les pays du Golfe, la consolidation des relations avec Moscou n’empêche nullement une volonté de bénéficier d’un soutien américain – qu’il soit diplomatique ou militaire. Enfin, la Russie ne se présente plus dans la région comme une « superpuissance » susceptible d’imposer sa volonté aux acteurs régionaux. La guerre en Ukraine a même été l’occasion d’offrir à des puissances moyen-orientales (la Turquie et l’Arabie saoudite) la possibilité de jouer à leur tour – comme la Russie prétendait le faire au Moyen-Orient – un rôle de puissances médiatrices.
Qu’il s’agisse de percée ou de recul, et même si la Russie a pu donner l’impression d’une certaine rigidité (en défendant le pouvoir syrien contre tous les groupes rebelles et une partie de la région dans les premières années de la guerre), on l’a vue aussi montrer l’étendue de sa flexibilité et faire preuve d’une capacité d’adaptation au réel. On la voit aussi compartimenter ses relations bilatérales : chaque dossier est préservé des éventuels points de friction ailleurs. La guerre en Ukraine est venue rappeler les priorités de Moscou et la chute soudaine de Bachar al-Assad en Syrie a bien montré qu’il n’était pas question pour la Russie de protéger indéfiniment un pouvoir qui ne pouvait ni reconquérir l’ensemble du territoire ni se maintenir dans un contexte où ses soutiens de « l’Axe de la résistance » (Iran et Hezbollah) étaient malmenés par Israël. Face à ce dernier, par ses modestes condamnations, la Russie fait le minimum qui lui permet déjà de se distinguer des alliés inconditionnels d’Israël. Et quand Israël et les États-Unis s’attaquent à l’Iran, Moscou se pose en éventuel médiateur. La prudence prime. Bien sûr, la Russie condamne sans ambiguïté les agressions israéliennes et américaines contre le territoire iranien. Mais des doutes subsistent sur la réalité de la relation russo-américaine (qui viennent s’ajouter aux incertitudes suscitées par l’attitude du président américain lui même, qui oscille entre transactions supposément rationnelles et contradictions) : d’un côté, abandonner complètement l’Iran (dont les drones ont contribué à l’action militaire russe en Ukraine) aujourd’hui contredirait la rhétorique de la « désoccidentalisation » ; de l’autre, une normalisation des relations avec les États-Unis peut être perçue comme un atout non négligeable en vue du dépeçage de l’Ukraine, dossier prioritaire pour Moscou. En définitive, on peut constater toute la différence entre la posture russe en Europe et au Moyen-Orient. En Europe, Moscou entend tordre le réel, remettre en cause l’ordre qui prévaut depuis la fin de la guerre froide. Au Moyen-Orient, il n’est pas question de soumettre le réel à sa volonté, mais de tenter de s’adapter au mieux, en multipliant les partenaires et les interlocuteurs et en limitant autant que possible les conflits.
Par Adlene Mohammedi / Enseignant à l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle et à IRIS Sup’, expert associé au CERI de Sciences Po Paris