octobre 18, 2025
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Le dilemme des Kurdes syriens : entre guerres et négociations

La question d’un État kurde reflète des complexités géopolitiques historiques qui s’étendent sur plusieurs générations. Le peuple kurde, réparti aux frontières de la Turquie, de l’Iran, de l’Irak et de la Syrie, a démontré sa volonté d’indépendance avec des projets d’autonomie propres aux différentes localités et régions où il s’est établi. Au cours du XXe siècle, plusieurs mouvements indépendantistes kurdes ont émergé, mais ils se sont heurtés à d’importants obstacles dus en partie aux ingérences étrangères et aux velléités nationalistes (arabes, turques et persanes). Cependant, les récents événements sur la scène syrienne, à savoir la chute du régime de Bachar el-Assad en décembre 2024 et la prise de Damas par l’organisation Hayat Tahrir al-Cham (HTC), dirigée par Ahmed al-Charaa (alias Abou Mohammed al-Joulani), ont rebattu les cartes politiques de la question kurde syrienne. Il semble qu’Ahmed al-Charaa ait cherché à imposer la volonté du vainqueur à Damas, sous prétexte d’unifier le territoire syrien et d’intégrer toutes les factions armées au sein du nouvel État. Cet article examine donc dans quelle mesure le nouveau gouvernement syrien peut répondre aux aspirations du peuple kurde. Pour le savoir, il faut d’abord revenir sur le contexte matériel et historique de la formation de ces aspirations, avant de se pencher sur ce que la révolution syrienne à partir de 2011 et la chute du régime baasiste en 2024 impliquent quant à leur possible réalisation.

Le peuple kurde face aux limites de la géographie et de l’histoire

Les origines de la question kurde de Syrie sont profondément ancrées dans la géographie et l’histoire. Le « Grand Kurdistan » appartient spécifiquement à ce que l’on appelait autrefois la haute Mésopotamie, une région située entre l’Euphrate et le Tigre, allant jusqu’à Bagdad. Les régions kurdes historiques comprennent également des parties de l’actuel Sud-Est de la Turquie et du Nord-Ouest de l’Irak. À la suite de la signature des accords Sykes-Picot en 1916, les architectes anglo-français du nouvel ordre régional ont ensuite réparti les régions kurdes sur plusieurs entités nationales, à savoir la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie.

Après ce réaménagement territorial, les gouvernements successifs de ces nouveaux États ont tacitement convenu d’empêcher la création d’une entité politique indépendante pour les Kurdes, car elle aurait entraîné l’émergence de mouvements séparatistes sur leurs territoires. Ce consensus est apparu après que les Kurdes ont commencé à se mobiliser pour concrétiser leurs ambitions nationales. L’un des mouvements les plus marquants s’est déroulé entre 1927 et 1930, afin d’établir la République kurde d’Ararat dans l’est de la Turquie.

Par la suite, en 1937, l’Irak et la nouvelle République turque, ainsi que l’Iran et l’Afghanistan, ont signé le « traité de Saadabad », un pacte de non-agression affirmant leur engagement à empêcher les Kurdes de « déstabiliser le nouvel ordre régional » et de créer un État indépendant.

En effet, les Kurdes n’ont pu réaliser leur vieux rêve d’union, de reconnaissance de leur identité, de leur langue et de leur culture qu’avec la République de Mahabad, établie par les Kurdes iraniens avec le soutien soviétique en 1946. Cependant, l’Union soviétique s’est rapidement retirée du Nord-Ouest de l’Iran, laissant la jeune république en proie à l’armée iranienne, qui l’a prise d’assaut et a exécuté son chef, Qazi Muhammad, pour trahison, étouffant dans l’œuf ce rêve kurde.

En Syrie, les Kurdes étaient mieux intégrés au tissu social du pays, à l’image d’Ibrahim Hanano, un Kurde qui s’est imposé comme fervent défenseur de l’indépendance syrienne sous le mandat français et a été reconnu comme un symbole national. La Syrie a également connu trois présidents d’origine kurde entre 1949 et 1954 : Housni al-Zaïm, Faouzi Selou et Adib al-Chichakli.

La République arabe unie : l’étau se resserre sur les Kurdes syriens

Cependant, après l’ascension du président égyptien Gamal Abdel Nasser comme leader nationaliste arabe au milieu des années 1950, et malgré l’enthousiasme de nombreux Syriens pour l’intégration de leur pays à la République arabe unie, les Kurdes se sont opposés à cette unification. En 1957, le Parti démocratique kurde, nouvellement formé en Syrie, exige la reconnaissance de l’identité nationale kurde.

La dissolution de la République arabe unie en 1961 n’a pas dissipé les inquiétudes des Kurdes face au nationalisme arabe. Les nouveaux dirigeants de Damas adoptent la République arabe syrienne comme nom officiel du pays, soulignant ainsi son orientation arabe malgré la rupture de l’union avec l’Égypte.

Un premier seuil est franchi avec la fameuse « Étude sur la province de Djézireh ». Ce rapport a conduit à un ensemble de décisions, notamment le recensement exceptionnel de 1962, qui a entraîné la perte de la nationalité syrienne pour environ 150 000 Kurdes qui ont dès lors été considérés comme étrangers. Plus largement, cela a remis en question la citoyenneté syrienne de cette communauté et a renforcé son opposition à l’État syrien.

Le coup d’État de 1963 à Damas, qui établit le gouvernement nationaliste baasiste, exacerbe la vulnérabilité des Kurdes syriens, notamment après la découverte du pétrole la même année dans le Nord-Est du pays. Bien que la plupart des gisements aient été découverts dans des zones arabes, leur proximité avec des zones kurdes accroît les craintes des dirigeants syriens quant à une éventuelle rébellion.

Cette situation entrave toute aspiration kurde à l’indépendance, non seulement en Syrie, mais dans toutes les régions kurdes. Cela perdure jusqu’en 1992, année de la formation du Gouvernement régional du Kurdistan en Irak, créé dans des circonstances exceptionnelles, à la suite des événements de la première guerre du Golfe et de l’affaiblissement de l’autorité politique et militaire à Bagdad. La création d’un gouvernement autonome kurde en Irak en 1992 donne aux nationalistes kurdes de Syrie et de Turquie un élan majeur pour raviver leurs ambitions indépendantistes.

Les Kurdes à l’heure de la révolution syrienne

Les années de révolution syrienne et le retrait des forces gouvernementales du Nord-Est du pays ont redonné espoir aux mouvements séparatistes kurdes et à ceux revendiquant une autonomie de manière plus large. En 2012, les Unités de protection du peuple (YPG) ont été officiellement créées comme branche armée du Parti de l’union démocratique kurde (PYD).

Début 2015, les YPG remportent une victoire remarquable sur Daech dans la ville de Kobané, avec le soutien aérien et terrestre des États-Unis et d’autres pays de la coalition internationale luttant contre le groupe État islamique. La même année, les YPG créent les Forces démocratiques syriennes (FDS), présentées comme une organisation nationale capable de mieux intégrer les Arabes et les autres minorités dans la guerre contre le terrorisme. En réalité, la composante kurde domine largement ce mouvement, malgré la participation de certaines tribus arabes, assyriennes (ou syriaques) et turkmènes.

Plus tard, en 2016, les forces kurdes en Syrie annoncent la mise en place d’un système fédéral dans les zones qu’elles contrôlent dans le Nord-Est du pays, sous le nom d’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie. Les nationalistes kurdes ont tendance à désigner cette région par le terme « Rojava », qui signifie « Kurdistan occidental » en kurde. Au cours de ce processus, les unités kurdes ont bénéficié du soutien des États-Unis en armes et en renseignements. Grâce à ce soutien, les FDS contrôlent désormais de facto un quart du territoire syrien.

Cependant, malgré l’augmentation significative de ses effectifs, l’évolution de la situation a mis en évidence des contraintes importantes pour les ambitions des FDS, notamment la crainte, au niveau régional, d’alimenter les mouvements indépendantistes kurdes dans les pays voisins, en particulier en Turquie. Ce pays est profondément préoccupé par les YPG et les liens des FDS avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui mène une longue « insurrection » séparatiste contre le gouvernement turc.

Par la suite, la Turquie a lancé l’opération militaire « Bouclier de l’Euphrate » dans le Nord de la Syrie, puis l’opération « Rameau d’olivier » en 2018, qui a entraîné la perte d’Afrin par les Kurdes, ville frontalière stratégique sur la route de la Méditerranée. Après que le président américain Donald Trump a ordonné le retrait des forces américaines du Nord de la Syrie en octobre 2019, la Turquie a lancé une autre offensive, l’opération « Source de paix », infligeant des pertes considérables aux YPG et donnant lieu à l’établissement d’une zone de sécurité turque de 32 km de profondeur le long de la frontière syro-turque entre les villes Tal Abyad et Ras al-Aïn.

Durant ces opérations, le soutien de Washington aux FDS a été minime, révélant les limites de la relation entre les États-Unis et leurs alliés kurdes. Il est devenu clair que le soutien au séparatisme kurde syrien n’a jamais figuré parmi les priorités des États-Unis au Moyen-Orient, et que la relation étroite entre les deux camps se limitait à la volonté des Américains de trouver un partenaire local dans la guerre contre Daech.

Les Kurdes et Damas : la soumission… de nouveau ?

Ce rappel historique révèle deux faits clairs. Le premier : les ambitions indépendantistes des Kurdes se sont souvent heurtées à une forte opposition de la part de leurs voisins, allant même jusqu’à l’intervention militaire, sans compter la nature des nouvelles autorités à Damas et le soutien manifeste dont elles bénéficient de la part de la Turquie, farouche opposante aux ambitions séparatistes kurdes.

Le second : les dirigeants kurdes semblent comprendre que les changements régionaux ne jouent pas en leur faveur, et cela les contraint à faire preuve d’une plus grande flexibilité dans leurs revendications, comme le montre l’appel historique lancé en 2025 par Abdullah Öcalan. Le leader du PKK, modèle emblématique de la lutte pour la reconnaissance des droits des Kurdes en Turquie, a écrit aux membres de son parti, les exhortant à déposer les armes et à mettre fin à leur lutte armée contre le gouvernement turc qui dure depuis plus de cinq décennies. Or, comme le PKK est soupçonné d’avoir apporté un soutien important aux kurdes syriens, en armant et en entraînant les combattants des YPG, ce tournant historique de la part d’Öcalan a indéniablement eu un impact moral et matériel sur les FDS et a fortement contrarié leurs aspirations séparatistes.

Par ailleurs, l’avenir de la présence militaire américaine en Syrie reste incertain sous la présidence de Donald Trump. En 2025, le président a ordonné un retrait précipité de toutes les forces dans le pays, bien que les FDS affirment ne pas en avoir été officiellement informées. Cependant, le gel de 90 jours de l’aide étrangère décidé par l’administration Trump a mis fin à une partie du soutien administratif et sécuritaire du département d’État aux combattants kurdes, qui gardent pourtant les prisons et les camps de détention des combattants de Daech en Syrie.

Cela signifie que l’initiative turque visant à mettre fin à la menace séparatiste kurde à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières a coïncidé avec la possibilité d’une réduction du soutien américain aux FDS, affaiblissant ainsi considérablement la position du mouvement dans les négociations avec Damas.

Rappelons aussi que lorsque le président Trump a annoncé en 2019 son intention de retirer les forces américaines de leurs positions dans le Nord-Est de la Syrie, la Turquie a immédiatement lancé une offensive militaire dans la région, possiblement avec le consentement mutuel des deux parties. Par conséquent, si les États-Unis se retirent à nouveau de leurs positions en Syrie, la Turquie sera susceptible de lancer une opération militaire de plus grande ampleur contre les FDS.

Un accord entre les Kurdes syriens et leur gouvernement, et après ?

À l’issue d’une rencontre qui s’est déroulée le 10 mars 2025 entre le président Ahmed al-Charaa et le commandant des FDS, le général Mazloum Abdi, il a été convenu des points suivants :

  • garantir à tous les Syriens, y compris à la communauté kurde, le droit à la représentation et à la participation au processus politique, ainsi qu’à toutes les institutions de l’État, tout en assurant leur droit à la citoyenneté et l’ensemble de leurs droits constitutionnels ;
  • un cessez-le-feu sur tout le territoire syrien et l’intégration de toutes les institutions civiles et militaires du Nord-Est de la Syrie à l’administration syrienne, y compris les postes-frontières, l’aéroport et les champs pétroliers et gaziers ;
  • assurer le retour de tous les Syriens déplacés dans leurs villes et villages et assurer leur protection ;
  • soutenir l’État syrien dans sa lutte contre les vestiges du régime de Bachar el-Assad et contre toutes les menaces qui pèsent sur sa sécurité et son unité en rejetant les discours de haine entre toutes les composantes de la société syrienne.

Cet accord entre la présidence syrienne et les FDS soulève de nombreuses questions sur les revendications d’autonomie des Kurdes, son impact sur l’État syrien, l’avenir des YPG et ses implications pour les acteurs extérieurs. Dans tous les cas, le gouvernement syrien devrait tirer profit de cet accord avec les FDS qui, à ce moment critique de la transition syrienne, offre l’occasion de se libérer de cette question kurde pour se focaliser sur des défis sécuritaires extrêmement graves.

Le gouvernement est confronté à une rébellion menée par les fidèles du régime d’Assad dans les provinces côtières où réside la minorité alaouite. Il est également confronté à des défis dans le Sud, de certains druzes partisans de l’autonomie, sans compter les incursions israéliennes en cours dans le pays.

L’accord atténue également les critiques internationales adressées aux nouvelles forces gouvernementales, accusées de crimes de masse contre les civils dans le cadre de leur tentative de contrôle de la rébellion. La nouvelle administration syrienne veille en effet à être présentée comme étant engagée en faveur de la paix civile et capable de gérer pacifiquement la diversité en Syrie.

De surcroît, l’accord permettra au gouvernement syrien de mieux utiliser les revenus des gisements pétroliers et gaziers qu’il contrôle, notamment si les sanctions occidentales sur les secteurs pétroliers et financiers du pays sont assouplies.

Par ailleurs, le gouvernement syrien a également exprimé sa volonté de faire des concessions aux FDS, comme réserver certains postes municipaux ou législatifs à la représentation kurde, et préserver certains droits pour la langue kurde, notamment sa reconnaissance comme seconde langue du pays – cela, en échange de la satisfaction des exigences militaires et sécuritaires de Damas. Pour autant, les habitants du Nord-Est n’ont pas pu participer au premier scrutin libre au suffrage indirect depuis la chute du régime de Bachar el-Assad qui s’est tenu au début du mois d’octobre 2025.

Il est possible de décortiquer les détails techniques de l’accord, mais il est difficile d’anticiper le respect de son application par les parties, étant donné que sa mise en œuvre est prévue graduellement jusqu’à la fin de l’année 2025. Cela est valable pour les aspects les plus urgents qui concernent notamment la responsabilité de la protection des prisons et des camps de Daech ou le sort des combattants étrangers recherchés par la Turquie. Quant à la question de savoir si cela représente une véritable avancée vers la résolution de la question kurde en Syrie ou une simple manœuvre tactique temporaire imposée par les circonstances actuelles, l’avenir politique de la Syrie nous le dira. Si des affrontements ont opposé les Kurdes aux forces gouvernementales à Alep les 6 et 7 octobre, ils ont été interrompus rapidement grâce à une nouvelle rencontre entre Al-Charaa et Abdi à Damas.

Par Ferhat Laceb (Le Rubicon)

 

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