Le silence est-il la clef oubliée pour comprendre la puissance des organisations criminelles ? Planisphère a la joie de recevoir un auteur qui fait progresser la compréhension du crime organisé en décryptant très finement un paramètre clé de l’emprise des mafias en Italie comme aux Etats-Unis. Ce paramètre à l’origine de l’emprise des organisations criminelles et de la durée de leur position dominante, dans l’ombre, c’est le silence. Pour en parler, Planisphère reçoit à son micro Jean-François Gayraud.
Synthèse de cette émission, Planisphère, Le silence est-il la clef oubliée pour comprendre la puissance des mafias ? Avec J-F. Gayraud. Rédigée par Émilie Bourgoin pour Diploweb.com. Relue et validée par J-F Gayraud
DANS son ouvrage « Les sociétés du silence. L’invisibilité du crime organisé » (Fayard, 2025), Jean-François Gayraud propose une lecture profondément novatrice de l’emprise des organisations criminelles. Longtemps décrites à travers deux prismes, la violence et l’accumulation capitalistique, les organisations criminelles révèlent, selon lui, une troisième dimension décisive : le silence. Il illustre cette réflexion sur la place du silence à travers le modèle des Mafias, des entités criminelles à l’acmé de l’art du silence. Cette clé d’interprétation, à la fois culturelle, stratégique et anthropologique, éclaire la longévité et la puissance d’organisations criminelles fondées sur la discrétion, l’invisibilité et la maîtrise du langage. À travers l’entretien mené dans l’émission Planisphère, Jean-François Gayraud détaille cette grammaire du silence, ses déclinaisons sociales, linguistiques, fictionnelles et temporelles, ainsi que ses prolongements contemporains, notamment en France.
Le silence : troisième pilier du pouvoir mafieux
Jean-François Gayraud souligne que les analyses classiques du crime organisé reposent sur deux axes : la violence visible (meurtres, intimidation, règlements de comptes) et l’accumulation du capital criminel. Pourtant, une dimension essentielle échappe souvent aux observateurs : le silence comme principe actif de survie, d’expansion et de domination. Pour l’auteur, les mafias ne sont pas de simples bandes criminelles, mais de véritables sociétés secrètes, construites pour durer au-delà des générations. Leur culture du silence constitue un outil de protection, de cohésion interne et de dissimulation face aux institutions. C’est cette capacité à rester invisibles qui leur permet de durer bien plus longtemps que les polices et services judiciaires qui les combattent.
L’omerta est une véritable langue, faite d’euphémismes, de discours obliques, de paraboles
La langue du silence : au-delà de l’omerta
Jean-François Gayraud propose une interprétation élargie de l’omerta. Celle-ci ne se réduit pas au simple fait de se taire. Elle comporte trois dimensions distinctes :
. Ne pas parler à l’extérieur, afin de protéger l’organisation.
. Dire la vérité à l’intérieur, obligation souvent ignorée dans les représentations populaires.
. Ne jamais poser de questions, dimension la plus radicale du serment mafieux.
L’omerta devient alors une véritable langue, faite d’euphémismes, de discours obliques, de paraboles, permettant de communiquer sans jamais s’exposer. Cette rhétorique sophistiquée surprend d’autant plus qu’elle est portée par des individus souvent non diplômés, témoignant d’une intelligence rusée proche de la métis grecque.
Les signes et gestes du silence : le langage corporel mafieux
Le silence s’incarne aussi dans le langage non verbal, où gestes et attitudes jouent un rôle déterminant. Le baiser mafieux, par exemple, peut signifier selon le contexte respect, loyauté, adoubement… ou condamnation à mort. Ce langage corporel renforce les codes de l’invisibilité et consolide la cohésion d’un groupe qui privilégie l’implicite, la discrétion et les signes plus que les mots.
Le silence comme pouvoir social et territorial
Pour Jean-François Gayraud, le silence n’est pas seulement une discipline interne, il s’impose aussi à la société environnante. Les mafias transforment les territoires qu’elles contrôlent en espaces sourds et muets, où peur, intimidation et complicité passive façonnent un ordre social parallèle. Ce « pouvoir du silence » impose une loi non écrite où le mutisme devient condition de survie, instaurant une domination psychologique durable.
La place silencieuse des femmes dans les sociétés mafieuses
Bien qu’exclues de l’initiation et de la structure officielle, hormis quelques rares exceptions, les femmes jouent un rôle fondamental et discret. Elles assurent :
. La transmission culturelle des valeurs mafieuses (honneur, violence, patriarcat).
. Le maintien de la maison, support logistique permettant aux hommes d’agir.
. Des missions opérationnelles, notamment lorsque les membres masculins sont incarcérés (messages, finances, relais de pouvoir).
Cette « présence silencieuse » en coulisse révèle l’ambivalence entre exclusion formelle et centralité informelle.
Les spectacles du silence : quand la fiction façonne la réalité
Jean-François Gayraud analyse également le paradoxe médiatique des mafias : organisations qui vivent du silence, elles deviennent des objets hyper-visibles grâce au cinéma et aux séries. Hollywood, d’abord bridé par la mafia elle-même, se libère avec « Le Parrain », film « autorisé » et infiltré par les mafieux, qui ouvre une ère de fascination mondiale. Ce bruit fictionnel produit trois effets majeurs :
. Il glamourise les mafieux, qui finissent par imiter leurs propres représentations cinématographiques.
. Il occulte la réalité criminelle, brouillée par le mythe.
. Il crée une zone grise, où réel et fiction s’influencent mutuellement.
Déni, temporalité et brisures du silence : le rôle des repentis
L’auteur insiste sur les temps du silence, révélés par l’apparition des collaborateurs de justice.
Leur parole met fin au déni historique de l’existence des mafias, mais elle est souvent accueillie avec scepticisme ou rejet lorsque la société n’est pas prête à l’entendre. Certains repentis, comme Vitale en Sicile, ont été déclarés fous avant d’être éliminés.
Jean-François Gayraud décrit aussi le cas emblématique de Tommaso Buscetta, qui ne révéla certaines vérités qu’après l’assassinat du juge Falcone, preuve que la temporalité de la parole est stratégique et lourde de risques.
Le crime organisé en France : entre imitation et mutation
Concernant la France, il faut distinguer clairement des organisations émergentes comme la « DZ mafia », qui selon l’intervenant sont de simples bandes criminelles et non de véritables sociétés secrètes. Leur usage du terme « mafia » répond à une logique publicitaire inspirée des mythes italiens et hollywoodiens.
Mais au-delà de ces cas, la France fait face depuis les années 1980 à une centralité croissante du crime organisé, liée à la mondialisation, à l’affaiblissement des frontières et à l’implantation d’organisations étrangères très structurées (Ndrangheta, Camorra, clans albanophones, groupes turcophones, bandes maghrébines, etc.). Cette criminalité, à dominante ethnique et culturellement opaque, réintroduit une forte dimension de silence, renforcée par les différences linguistiques ou culturelles.
Conclusion
À travers son analyse du silence comme clé d’interprétation, Jean-François Gayraud enrichit profondément la compréhension du crime organisé. Le silence agit à la fois comme outil stratégique, langue codée, pouvoir social, arme de dissimulation et source d’influence culturelle. Il constitue la condition de survie des sociétés mafieuses, mais aussi l’angle mort de nombreuses analyses institutionnelles ou médiatiques. En révélant cette dimension invisible, Jean-François Gayraud démontre que comprendre les organisations criminelles nécessite de décrypter leurs non-dits : un travail d’écoute du silence, essentiel pour appréhender leur puissance réelle et leurs métamorphoses contemporaines.
Jean-François Gayraud

