DÉCRYPTAGE. Malgré les législations de plus en plus contraignantes, le trafic illégal de bois continue d’être l’un des facteurs principaux de la déforestation.
Malgré les législations mises en place pour protéger le bois de rose en Afrique de l’Ouest, les pays asiatiques, notamment la Chine et l’Inde, parviennent toujours à contourner ces lois et réussissent à s’approvisionner en cette ressource forestière. Conséquence, la partie ouest-africaine du continent est encline à un phénomène de déforestation.
Ce véritable crime transfrontalier installé dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest est orchestré par les pays asiatiques depuis plusieurs décennies, et ce, en dépit du renforcement de la réglementation internationale dans le secteur de l’exploitation forestière dans cette partie du continent. Il vient répondre à la forte demande du marché local chinois en produits forestiers ligneux, dont le bois de rose Pterocarpus erinaceus – le nom scientifique de cette essence destinée à la production de meubles de luxe. Les pays les plus touchés par l’exploitation illégale des forêts sont : le Mali, le Sénégal, le Nigeria, la Guinée-Bissau, la Côte d’Ivoire, la Gambie et le Ghana.
Pour faire fonctionner le trafic de bois de rose qui a grandement contribué à la destruction importante des forêts dans la sous-région, les trafiquants chinois s’y sont infiltrés en se faisant passer pour des hommes d’affaires. Ils bénéficient de la complicité des barons de la criminalité environnementale et transfrontalière. Ces trafiquants collaborent entre autres avec des leaders locaux pour créer des entreprises forestières fictives. Ce qui leur permet d’obtenir des licences d’exploitation dans des zones où des espèces menacées comme le bois de rose sont présentes. Mais plus alarmant, ces entreprises vont au-delà des zones désignées, et s’approvisionnent illégalement dans des zones protégées ou dans les forêts communautaires.
Même confrontés à des lois nationales de plus en plus strictes visant à protéger les espèces menacées comme le bois de rose, les trafiquants font désormais transiter leurs cargaisons par les ports de pays côtiers de la région pour les exporter vers l’Asie. « J’ai dénoncé pendant des années le trafic des espèces végétales menacées comme le bois de rose sénégalais qui quittait le sud du Sénégal en passant par la Gambie pour aller en Chine, confie Haïdar El Ali, l’un des cent écologistes les plus influents de la planète et ancien ministre de l’Écologie du Sénégal (2012-2013). Malheureusement, rien n’a été fait par les autorités pour arrêter cela. »
Des réseaux bien organisés autour de « passeurs »
Communément appelés « passeurs », les transporteurs de bois sont prêts à user de tous les voies et moyens pour contourner les règles. Dans la région de la Casamance, située à la frontière entre le Sénégal et la Gambie, ces trafiquants traversent les forêts la nuit pour transporter illégalement des tonnes de bois de rose et d’autres espèces végétales menacées vers la Chine via le port de Banjul.
Depuis 2017, plusieurs pays de la sous-région ont dû renforcer leurs lois pour protéger certaines espèces végétales menacées, en raison de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites). Cette situation a poussé les trafiquants à modifier leurs itinéraires pour acheminer leurs cargaisons illégales vers la Chine, évitant ainsi les nouvelles réglementations en utilisant les ports de pays qui tardent à se conformer aux règles.
Selon Haïdar El Ali, les trafiquants utilisent désormais des camions pour transporter illégalement leurs cargaisons du Sénégal vers le Mali. « Avant, les camions venus du Mali pour décharger leurs cargaisons au port de Dakar retournaient à vide. Maintenant, ces camions retournent charger de nos bois de rose et autres espèces végétales protégées. Donc le trafic continu », regrette-t-il. Par ailleurs, les résultats d’une enquête menée conjointement par un consortium de journalistes sénégalais en collaboration avec le RainforestJournalism Fund et Pulitzer Center révèlent que les trafiquants opérant au Mali préfèrent aujourd’hui passer leurs cargaisons par le port de Nouakchott, en Mauritanie, à cause du renforcement de la réglementation au Sénégal. Pour mettre fin aux pillages systématiques des forêts, Cites a pris une mesure plus contraignante en 2022. Celle-ci interdit le commerce du bois de rose dans 16 pays de la sous-région.
Cependant, c’était sans compter sur le fait que les trafiquants sont mobiles et se déplacent d’un pays à l’autre pour satisfaire une demande qui ne tarit pas. Ils agissent désormais depuis d’autres pays de la sous-région, comme Alphonse K., un passeur basé à Kpeté-Béna, une petite localité du Togo près de la frontière avec le Ghana, dans la préfecture de Wawa, à environ 200 kilomètres de Lomé. « J’exerce ce métier depuis un temps maintenant, raconte-t-il. Pendant la nuit, on charge du bois en provenance du Ghana sur des pousse-pousse pour franchir la frontière entre le Ghana et le Togo. On cache les stocks de bois dans la brousse en attendant que les transporteurs viennent les recharger pour la destination finale », nous dévoile-t-il.
De lourdes conséquences sur l’environnement
L’exploitation illégale des forêts a des conséquences néfastes sur l’environnement et sur les économies rurales de cette partie du continent. L’exemple est palpable au Sénégal, où les populations vivent mal la disparition des hectares de forêts. À Touba et Katack, deux villages situés dans la localité de Narang, proche de la frontière entre le Sénégal et la Gambie : « Tout est allé à un rythme indescriptible, comme si tous ces arbres vont repousser d’un jour à un autre alors que ces hectares de forêts existaient depuis des centenaires, regrette Lamine Gassame, ex-coupeur de bois. La pauvreté est la principale cause, car je voulais gagner le plus tôt possible assez d’argent pour cultiver mon champ. La coupure se faisait nuitamment et il y avait des transporteurs qui venaient ramasser dans la brousse le stock de bois que nous déposions et recouvrions de feuilles. C’est déplorable. »
Encore appelé « Pterocarpus erinaceus », « bois de vène » au Sénégal ou encore « kosso » au Nigeria, le bois de rose, l’essence végétale au cœur de ce trafic dans cette région du Sénégal, est gravement menacé d’extinction. Malgré cette situation alarmante, les trafiquants ne comptent pas baisser les bras. Depuis 2020, ils se déplacent vers d’autres zones du Sénégal afin de poursuivre leur trafic en toute impunité, avec la corroboration de certaines autorités locales et s’intéressent également à d’autres espèces végétales qu’ils coupent aussi illégalement. « Avant, les trafiquants de bois de rose opéraient dans les forêts des villages de Narang, Médina Yoro Foulah et Kpata, tous situés au nord de la Casamance. Ils ont quasiment tout pillé dans les forêts de cette zone du pays. Ils ont même coupé d’autres essences végétales comme le neem. Maintenant, ils se sont déplacés vers l’est autour du département de Kolda et Vélingara, toujours dans la Casamance. De là, les trafiquants font transiter leurs stocks de bois vers le Mali via le fleuve Sénégal », déplore avec amertume Haïdar El Ali, l’ex-ministre de l’Écologie.
D’après les données officielles, près de 10 000 conteneurs d’une valeur marchande totale estimée à environ 140 milliards de francs CFA, soit 230 millions de dollars, quitteraient chaque année le Sénégal.
Actuellement, la déforestation entraîne inévitablement la diminution de la couverture végétale dans de nombreuses zones forestières de certains pays d’Afrique de l’Ouest. Le paysage des forêts des villages de Narang, Médina Yoro Foulah, Kpata et de celles du département de Velingara, situé au sud du Sénégal, illustre le caractère désastreux de la déforestation due principalement à l’exploitation illégale du bois et aux feux de brousse.
L’exploitation illégale des ressources forestières, en particulier du bois, a des effets nocifs à la fois sur l’environnement et sur le plan socio-économique, d’après Séna Alouka, président de l’organisation environnementale Panafricaine Jeune Volontaire pour l’Environnement ( JVE), présente dans une quinzaine de pays du continent. « L’exploitation illégale intensive du bois a des conséquences néfastes sur la fertilité des terres et la productivité des sols, menaçant ainsi les populations locales qui dépendent de l’agriculture », a-t-il expliqué.
Renforcer la coopération entre les États
Comme solution pour pallier la déforestation en Afrique de l’Ouest, Sena Alouka invite les États africains à désormais chercher à impliquer dans la lutte contre ce trafic les pays de destination des produits issus de l’exploitation illégale de ressources forestières dans la région. « Pour parvenir à ralentir ce trafic dans la sous-région, nous devrons coopérer avec tout le monde, y compris les pays importateurs des produits issus de l’exploitation illégale de nos ressources forestières, notamment le bois, préconise l’environnementaliste. Nous devrons parvenir à un accord avec les pays importateurs sur les types de bois qu’ils pourront désormais laisser entrer sur leurs territoires. Ce sera un accord comme celui avec l’Union européenne interdisant les produits forestiers qui causent une grande déforestation en Afrique. Nous savons tous que nos bois vont en Chine, en Turquie, etc. Donc il suffit d’avoir une discussion gagnant-gagnant avec ces États », insiste-t-il.
Les trafiquants se procurent du bois illégalement coupé dans les forêts en Afrique de l’Ouest grâce aux pots-de-vin. De la falsification des documents d’exploitation en passant par le trafic d’influence au sein de l’administration publique et des services de douanes dans certains pays : tout semble être réuni pour faciliter la tâche aux trafiquants. Ils profitent aussi des carences dans l’application des lois adoptées et se servent également de tous les moyens pour pouvoir contourner les mesures mises en place. « Les trafiquants bénéficient de la complicité au sein même des départements censés faire appliquer les lois. La politique se mêle malheureusement de la lutte contre l’exploitation forestière illégale en Afrique de l’Ouest au point que des personnalités influentes proches des régimes protègent les trafiquants. Les documents sont parfois falsifiés en complicité avec les agents des services en charge de l’exploitation des ressources forestières. Le trafic d’influence est partout », a rappelé Edem Senanu, coprésident de Citizens Movement Against Corruption ou CMAC, une organisation luttant contre la corruption sous toutes ses formes au Ghana. En 2019, l’arrestation puis l’extradition vers la Chine d’Helena Huang, aussi appelée « Reine Bois de Rose », connue pour son implication dans un vaste réseau de trafiquants de bois de rose, a soulevé un tollé général.
Certains acteurs engagés dans la lutte contre l’exploitation forestière illégale recommandent un renforcement de la coopération entre les pays de la sous-région en créant une structure interdépendante. En 2022, une collaboration entre les autorités togolaises et maliennes a conduit à la saisie d’une importante cargaison estimée à environ 500 conteneurs de bois au Port autonome de Lomé. En 2023, la marine nationale du Togo a refusé le transbordement d’un navire transportant du bois en provenance de la Guinée-Bissau. Ces actions démontrent la détermination des États de la région à mettre un terme à ce trafic, alors que les pertes pour ces États africains touchés par l’exploitation illicite du bois de rose se chiffrent annuellement à 17 milliards de dollars. De Le Point Afrique