L’Afrique de l’Ouest rêve d’industrialisation. Du Bénin au Nigeria, les États misent sur la transformation locale, entre volontarisme affiché et défis persistants.
ÀGlo-Djigbé, en périphérie de Cotonou, des machines neuves s’alignent. Des ouvrières en gilet y confectionnent des tee-shirts à partir de coton béninois. Une image inédite pour un pays longtemps cantonné au rôle d’exportateur de matière première. Le Bénin, à l’instar d’autres États ouest-africains, tente désormais de capturer sur place une partie de la valeur ajoutée mondiale. Un pari industriel dans une Afrique de l’Ouest qui peine encore à se débarrasser du syndrome de l’économie de comptoir.
Depuis les années 1970, la part de l’industrie manufacturière dans le PIB des pays de la région n’a cessé de baisser. Elle est aujourd’hui inférieure à 10 % dans plusieurs économies, selon la Banque africaine de développement (BAD). Les plans d’ajustement structurel des années 1980, conjugués à une désintégration des infrastructures et à un faible soutien public, ont fragilisé les bases industrielles. Les matières premières – cacao, coton, anacarde, or, pétrole – continuent de quitter le continent sans transformation. L’économie reste encore largement extravertie, avec peu d’emplois qualifiés créés localement.
Une dynamique nouvelle, des modèles émergents
Ces dernières années, la tendance s’inverse timidement. La pandémie de Covid-19, les tensions géopolitiques mondiales et les transitions énergétiques remettent la production locale à l’agenda des politiques publiques.
La Côte d’Ivoire, leader mondial du cacao, ambitionne de transformer la totalité de sa récolte sur place d’ici 2030. Déjà, la part transformée localement est passée de 22 % à plus de 30 % entre 2021 et 2023. Le secteur de l’anacarde connaît une dynamique similaire. À Abidjan comme à San Pedro, les autorités insistent désormais sur la nécessité de structurer des chaînes de valeur locales plutôt que d’exporter des matières brutes. L’ambition est claire : ne plus être la simple « plantation du monde », mais devenir un acteur industriel à part entière.
Le Bénin, de son côté, s’affirme comme un nouveau laboratoire industriel. Depuis 2016, sous l’impulsion du président Patrice Talon, le pays a lancé un programme de modernisation de ses infrastructures et de création de zones industrielles intégrées. À Glo-Djigbé, la zone co-développée avec le groupe Arise IIP accueille désormais des usines textiles, agroalimentaires et pharmaceutiques. Le coton béninois n’est plus seulement exporté brut : il est filé, tissé, transformé sur place. Ce sont des milliers d’emplois directs qui émergent dans la filière, saluent les autorités locales.
Une stratégie régionale encore inégale
Mais l’élan reste inégal. Le Nigeria, mastodonte régional avec ses 220 millions d’habitants, dispose d’un potentiel industriel immense. Sous le mandat de Muhammadu Buhari, des politiques de substitution aux importations ont été lancées, dans l’automobile, l’agroalimentaire ou le textile. Toutefois, l’instabilité monétaire, les pénuries d’énergie et la faiblesse logistique ont freiné leur mise en œuvre. Nombre d’usines peinent à produire à pleine capacité, quand elles ne ferment pas tout simplement, étranglées par le manque d’accès aux devises.
Au Ghana, le programme « One District, One Factory » a suscité l’intérêt d’investisseurs et permis le lancement d’initiatives locales. Mais les contraintes restent nombreuses : infrastructures insuffisantes, coûts logistiques élevés, fiscalité encore peu incitative. Quant aux pays de l’Alliance des États du Sahel (AES) – Mali, Burkina Faso, Niger –, ils font face à une situation encore plus difficile. L’instabilité politique, les coups d’État et la dégradation sécuritaire ont détourné les investisseurs privés. L’industrie y est à l’arrêt ou marginale.
Les fondamentaux manquent encore
L’industrialisation ne peut être imposée par décret. Elle nécessite énergie, stabilité, formation technique et capital patient. De nombreux pays peinent encore à fournir ces conditions de base. Les routes sont rares, l’accès à l’électricité reste inégal et les marchés financiers trop frileux pour le long terme.
La transformation locale, lorsqu’elle est engagée, repose sur la création d’un écosystème industriel cohérent : connexion entre matières premières, infrastructures adaptées et main-d’œuvre qualifiée. Plusieurs institutions de développement – BOAD, Afreximbank, IFC – soutiennent cette dynamique, en finançant des zones industrielles intégrées dans une dizaine de pays.
Mais les experts sont unanimes : pour que cette dynamique s’ancre durablement, il faudra également une volonté politique claire, matérialisée par des politiques d’achats publics locaux, des quotas de transformation et un cadre fiscal et réglementaire stable. À cela s’ajoute un enjeu de gouvernance : dans plusieurs pays, les ministères chargés de l’industrie ne disposent pas des capacités humaines et budgétaires nécessaires pour concevoir et piloter des stratégies nationales ambitieuses.
Une question économique et géopolitique
Derrière les défis techniques, se dessine un enjeu stratégique. Avec la Zone de libre-échange continentale (Zlecaf), l’Afrique ouvre un vaste marché de 1,4 milliard d’habitants. Si les infrastructures suivent, cette intégration peut permettre l’émergence de champions industriels africains.
Plusieurs observateurs estiment que l’Afrique pourrait s’inspirer de la stratégie chinoise des années 1990 : structurer ses filières, négocier des transferts de technologie et s’appuyer sur des entreprises locales fortes pour remonter les chaînes de valeur.
Face à la concurrence chinoise, indienne ou européenne, de nombreux analystes plaident pour une stratégie industrielle protégée. Ils appellent à des mesures transitoires, comme l’instauration de normes techniques plus exigeantes, la négociation de transferts de technologies et la mise en place de systèmes de préférences régionales, en particulier pour les PME.
Car derrière la question industrielle se joue aussi la stabilité du continent. Alors que six jeunes Africains sur dix n’ont pas d’emploi stable, l’industrialisation représente sans doute l’un des rares leviers capables de transformer structurellement les économies, de répondre à l’urgence sociale et de prévenir les tensions futures. La BAD ne dit pas autre chose lorsqu’elle affirme que l’Afrique « peut devenir la prochaine frontière industrielle mondiale ».
Arnaud Lacheret, professeur de science politique à Skema Business School (Le Point Afrique)