Cinq candidats s’affrontent pour diriger la plus puissante banque de développement en Afrique, dans un contexte marqué par le désengagement financier de certains partenaires occidentaux, notamment les États-Unis.
Dans les cercles économiques africains, la question est sur toutes les lèvres : qui prendra les rênes de la Banque africaine de développement (BAD) ? Le 29 mai prochain, les 81 membres devront choisir – depuis le siège abidjanais – la personnalité qui prendra la succession de la décennie présidée par Akinwumi Adesina. Arrivé au terme de son deuxième mandat, le Nigérian ne peut se représenter. Créée il y a plus de soixante ans, l’institution chargée de promouvoir le développement économique et social des pays, est devenue un acteur incontournable sur le continent. Chacun des 54 États africains que compte la banque se trouve ainsi contributeur sur le plan financier et bénéficiaire de certains projets.
En 2024, les actionnaires de la BAD – parmi lesquels 27 États non-africains – s’étaient entendus afin de porter le capital global à 318 milliards de dollars. Les responsabilités seront de taille pour celui ou celle qui sera élu(e) dans les semaines à venir ; son agenda étant en tout point comparable à celui d’un grand chef d’État. La charge du mandat à venir est d’autant plus redoutée que les défis continentaux restent nombreux dans un contexte multilatéral plus que jamais incertain. Pour succéder à cette fonction, cinq candidats, dont une seule femme, s’affrontent depuis de longs mois dans une campagne aux airs de tournée internationale. Disposant de profils pour le moins techniques, ces derniers déploient de vastes programmes qu’il est parfois difficile de différencier. Précisions.
Cinq visions, un même objectif : l’autonomie financière de l’Afrique
Parfois considéré comme favori par certains observateurs, le Mauritanien Sidi Ould Tah souhaite réaffirmer le rôle de la BAD dans le concert des organisations africaines. La banque est selon ses mots la « cheffe de file » naturelle des institutions sur le continent. Pour y parvenir, l’ancien gouverneur de la banque centrale de Mauritanie mise gros sur les infrastructures, promettant 18 milliards de dollars d’investissements pour le prochain plan quinquennal en ce domaine, soit une augmentation de 120 %.
Constat partagé par la candidate sud-africaine Swazi Tshabalala, qui perçoit dans les déficits de productivité africains un cruel manque d’infrastructures de base. Cette économiste, un temps directrice générale adjointe de la Banque mondiale, entend prioriser les projets de construction de routes et d’électrification en zones rurales. De son côté, l’ex-ministre de l’Économie du Sénégal, Amadou Hott, souhaite inscrire le continent dans la lutte contre le réchauffement climatique. Habitué des arcanes de la BAD, dont il a été l’un des vice-présidents, M. Hott ambitionne d’atteindre 45 % de renouvelable dans le mix énergétique africain d’ici 2030.
En quête de souveraineté, le Zambien Samuel Maimbo – rompu aux enjeux de la finance internationale après vingt-trois ans passés à la Banque mondiale – déplore le faible niveau de commerce intracontinental. Lorsqu’il avoisine 70 % du volume d’échanges au sein de l’Union européenne, ce chiffre peine à dépasser 15 % en Afrique. « Faire tomber les barrières à l’échange », insiste ce candidat soutenu par la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC), pour qui seule une croissance africaine supérieure à 5 % permettra de briser les rouages de la pauvreté. En dépit d’une campagne marquée par quelques revers, Abbas Mahamat Tolli pointe quant à lui du doigt la dépendance de l’Afrique aux importations alimentaires : a minima 50 milliards de dollars chaque année (Banque mondiale, 2023). Malgré les 65 % de terres arables disponibles que renferme le continent, la moyenne des budgets agricoles nationaux oscille entre 3 et 5 %. Un levier d’indépendance et de commerce que compte redynamiser le Tchadien, qui fut aussi gouverneur de la Banque des États de l’Afrique centrale (BEAC) jusqu’en 2024. « Nous avons besoin de beaucoup d’argent, lançait-il interrogé par Le Point Afrique. Il faut optimiser l’épargne locale en Afrique, pour développer des marchés financiers régionaux. Mais en parallèle, le financement extérieur reste indispensable. »
Sur le plan strictement financier, Amadou Hott promet de réduire les coûts de transaction entre pays africains en développant de nouvelles architectures basées sur la blockchain. Tout comme son rival Sidi Ould Tah, les deux hommes insistent sur le rôle de mitigation des risques que doit jouer l’institution face à des acteurs économiques frileux lorsqu’il s’agit de mettre pied sur le continent. Samuel Maimbo préconise pour sa part la mise en place d’une agence de notation de crédit reconnue dans les 54 pays en vue de faciliter les investissements entre voisins. Au-delà de ces mécanismes techniques et incitatifs, Abbas Mahamat Tolli souligne la nécessité d’une action plus structurelle. Il plaide pour que la BAD joue un rôle d’intermédiaire stratégique auprès d’institutions comme le FMI ou la Banque mondiale – notamment pour les pays sous programme –, appelant à une réforme en profondeur du multilatéralisme financier.
Des dossiers brûlants sur fond de désengagement occidental
Dans un contexte de désengagement financier de certaines puissances occidentales, tous les candidats s’accordent sur un objectif : mobiliser davantage de capitaux en provenance du privé. Mais le prétendant consacré devra certainement orienter son regard plus à l’est. Début mai, l’administration Trump annonçait retirer sa contribution de 555 millions de dollars au Fonds africain de développement de la BAD. Ce coup dur porté au guichet concessionnel de l’institution ne fait que confirmer la quête de nouveaux financements que devra entreprendre la nouvelle présidence. Pour ce faire, le Mauritanien Sidi Ould Tah met en avant son expérience auprès de la Banque arabe pour le développement économique en Afrique (Badea). Il faut dire que les pays de la péninsule arabique multiplient les marques d’intérêt. Au cours de la décennie à venir, la Banque saoudienne d’import-export (Exim) – centrée sur des opérations non-pétrolières – table, à titre d’exemple, sur 25 milliards de dollars d’investissements dans le secteur privé subsaharien.
La candidate de Pretoria, Swazi Tshabalala, insiste, elle, sur la nécessité de coordonner les actions. Celle qui fût également vice-présidente de la BAD veut un alignement des projets avec l’agenda 2063 porté par l’Union africaine (UA) ; l’autre grande institution du continent. Ce plan poursuit notamment un objectif de croissance continue du PIB d’au moins 6 % par an, tout en amenant le commerce intra-africain à 30 % des échanges. Un sentiment partagé par M. Maimbo. « L’Union africaine et la BAD sont les deux faces d’une même pièce », formulait-il en marge de l’Africa CEO Forum organisé à Abidjan. Interrogé par Le Point Afrique, le prétendant zambien mise un cadre réformateur : « la rapidité de décision est une question de survie pour l’institution ». Entouré de son équipe de campagne, le candidat détaille en aparté quelques points clés de sa réforme. Soucieux de fonder les décisions sur une expertise technique, ce dernier souhaite réhabiliter la fonction d’économiste en chef au sein de la banque. Samuel Maimbo promet par ailleurs de limiter les rapports à rallonge et les réunions sans fin, souhaitant aussi la création de « conseils de jeunes » au sein de la BAD.
Le ou la présidente élue devra parallèlement s’atteler au délicat dossier de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf). Ce projet titanesque, initié en 2012 par l’UA, vise à faire de l’Afrique un marché commun en abaissant drastiquement les droits de douane pour le commerce intracontinental. Malgré 54 États signataires, tous n’ont pas ratifié l’accord et des dynamiques économiques sous-régionales continuent de prendre le pas sur une logique de marché unique. Bien que soutenu par de nombreuses organisations internationales comme le FMI, les effets supposés d’un tel dispositif restent sujets à débat parmi les économistes.
Mécanique élective complexe
En dépit de programmes déclinés lors de voyages de presse aux allures de marathon, l’issue du scrutin revêt avant tout une forte dimension politique. Lors d’une élection à tours successifs, la victoire tient à l’obtention d’une double majorité : 50 % des votes africains et 50 % du corps électoral total. Sauf que le poids de vote de chaque pays diffère selon son niveau de contribution au capital de la BAD. À ce jeu, le Nigeria – dont on ne sait toujours pas vers qui ira le soutien – représente environ 9 % des voix. Suivent les États-Unis et le Japon avec respectivement 6,5 % et 5,5 %. Si chaque pays représenté appuie naturellement son candidat au premier tour, les jeux d’alliance deviennent ensuite cruciaux pour l’emporter. En coulisses, les tractations sont permanentes autour des cinq prétendants. Les soutiens se négocient au fil des jours, entre stratégies régionales et arbitrages de dernière minute. « Ce n’est pas seulement une élection, c’est une bataille d’influence », glisse Abbas Mahamat Tolli dans un entretien avec Le Point Afrique. « Pour convaincre, il faut parler à tout le monde, tout le temps. »
Hadrien Degiorgi