août 11, 2025
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Commerce Sénégal-Turquie : comment les Sénégalais ont bâti un pont entre Dakar et Istanbul

Le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko effectue une visite officielle en Turquie du 6 au 10 août 2025, un déplacement qui s’inscrit dans la continuité des liens anciens et croissants entre Dakar et Ankara. Ce voyage intervient, alors que la Turquie tente de maintenir une position forte en Afrique, avec sa “Politique d’ouverture vers l’Afrique”, adoptée en 1998.

En tant que chercheur sur les questions migratoires et géopolitiques, j’ai analysé, dans une récente étude, les formes d’agences, les réseaux sociaux et le commerce électronique transnational entre Dakar et Istanbul, ainsi que les personnes impliquées, notamment les migrants, les GP (Gratis Passengers ou gratuité partielle). Ces derniers sont des “expéditeurs” de fret ou “facteurs des airs”, qui utilisent leur franchise de bagages, pour transporter des colis hétéroclites entre Istanbul et Dakar. Cette activité est à tort ou à raison taxée de “clandestine”.

Mon étude met en lumière un commerce transnational actif et une migration circulaire et peu visible mais stratégique.

Les entretiens ont principalement porté sur les allers-retours des commerçants entre Dakar et Istanbul, les GP (essentiellement sénégalais) et autres hommes d’affaires sénégalais. Utilisant la puissance des réseaux sociaux tels que WhatsApp, TikTok et Facebook, ils commercent régulièrement avec la Turquie tout en résidant au Sénégal. Certains d’entre eux n’ont d’ailleurs jamais quitté le Sénégal.

Avec les tarifs préférentiels sur les billets d’avion, ils ont réussi à mettre en place un système de transport de colis payant fondé sur leur franchise de bagages. Contrairement aux passagers ordinaires qui ne peuvent dépasser les 46 kg autorisés, les GP peuvent transporter jusqu’à 100 kg par voyage, souvent avec des réductions de 50 % sur leurs tarifs grâce à des cartes de fidélité de compagnies aériennes.

Origines de la coopération entre les deux pays

Les origines de la coopération entre Dakar et Istanbul remontent à 1900, année où un consulat honoraire fut ouvert à Dakar pour préserver les liens établis avec le Sénégal. Le premier ambassadeur de Turquie fut nommé au Sénégal en 1963. La première ambassade du Sénégal ouvrit en Turquie en 2006. Le Sénégal offre un potentiel considérable pour divers produits tels que le coton, les ressources halieutiques, les céréales, les fruits, les peaux, etc., qui sont tous exportés vers la Turquie.

En 2021, le volume des échanges commerciaux, industriels et d’investissements entre les deux pays a ainsi atteint plus de 540 millions de dollars US, contre plus de 91 millions de dollars américains en 2008. Cette coopération s’étend également à la défense, à la sécurité et à la culture. Une centaine d’entreprises turques sont déjà installées au Sénégal.

En 2017, l’État turc a régularisé plus de 1 400 Sénégalais vivant en Turquie. Le nombre de Sénégalais présents sur le sol turc varie selon les sources. On estime que plusieurs milliers de Sénégalais vivent ou transitent par le territoire turc. Depuis le milieu des années 2000, de nombreux commerçants et entrepreneurs sénégalais, notamment des femmes, effectuent des voyages d’affaires à Istanbul ou promeuvent les échanges commerciaux entre les deux pays.

En compétition avec le hub de Dubai, la nouvelle destination que constitue la Turquie a contribué non seulement à modifier un peu le paysage migratoire des Sénégalais vers l’Europe occidentale (qui demeurait la principale destination), mais a également permis à certains commerçants de se spécialiser dans les importations turques. Ces importations sont communément appelées au Sénégal, en langue Wolof, « bagaassu Turki » (produits turcs). Elles sont composées de cosmétiques, d’accessoires pour la maison, de vêtements et de divers produits technologiques.

Les réseaux économiques transnationaux entre Istanbul et Dakar

Les commerçants interrogés ont déclaré avoir choisi Istanbul comme centre international d’approvisionnement en gros en raison du coût élevé des voyages vers la Chine et des problèmes de visas avec ce pays. À Istanbul, certains Sénégalais travaillent comme « expéditeurs » de fret, ou GP, en référence aux tarifs préférentiels des compagnies aériennes, et, par extension, comme transporteurs de colis hors taxes vers le Sénégal et d’autres pays africains.

Nous les distinguons des migrants kargo, qui transportent de grosses quantités de marchandises par bateau pour atteindre le Sénégal. Les GP, transportant de plus petites quantités, utilisent l’avion comme moyen de transport. Mais ils peuvent aussi souvent expédier le reste de leurs marchandises via le système Kargo.

Les GP ont également la possibilité de transporter des bagages supplémentaires, facturés comme fret. Dans ce contexte de transactions permanentes, ils effectuent régulièrement deux à trois allers-retours par mois entre Dakar et Istanbul.

Pistes de réflexion autour du phénomène

Premièrement, il serait intéressant de réaliser des études complètes sur le volume de marchandises et de produits expédiés du Sénégal vers la Turquie et inversement, mais aussi de dresser les profils et la cartographie des transporteurs et de connaître leurs revenus annuels. L’étude que j’ai menée n’a pas pu combler ce gap de statistiques. Les États sénégalais et turc seraient ainsi mieux à même de les soutenir en créant de nouveaux emplois.

Cela pourrait mettre en lumière le chiffre d’affaires global des commerçants turcs et sénégalais dans cette mobilité circulaire, mais aussi des nouveaux entrepreneurs émergents sur les réseaux sociaux qui commercent fréquemment sans jamais quitter le Sénégal.

Deuxièmement, le secteur du e-commerce développé par les entrepreneurs des réseaux sociaux est encore peu connu au Sénégal, mais il génère un nouveau marché. Ce créneau peu étudié, qualifié à tort ou à raison d‘«informel », mérite une plus grande attention, car il a non seulement contribué à réduire le coût des marchandises sur les marchés locaux pour les consommateurs, mais a également permis de voir au Sénégal la distribution à grande échelle des produits turcs.

Troisièmement, les échanges qui tournent autour du bagaassu Turki sont diversement interprétés. Le mécontentement est visible parmi les artisans sénégalais qui accusent le bagaassu Turki d’avoir contribué à freiner la production textile et les savoir-faire créatifs locaux.

Plusieurs artisans sénégalais – cordonniers, bijoutiers, tailleurs – nous ont confié, par exemple, que les produits turcs – chaussures, sacs en cuir et vêtements surtout – constituent une sérieuse concurrence pour certains produits locaux. Les bagaassu Turki, plus élaborés et plus raffinés, se vendent facilement sur le marché sénégalais grâce à leurs prix abordables, contrairement aux produits locaux fabriqués à la main et nécessitant souvent de nombreuses heures de travail. Une telle doléance mérite également d’être prise au sérieux par les autorités sénégalaises.

Quatrièmement, la migration circulaire de courte durée – aller-retour – est souvent négligée dans les études sur les migrations, mais constitue une solution endogène pertinente entre pays riches et pays à faible revenu.

En favorisant cette forme de migration, au détriment de la migration de longue durée, susceptible de poser davantage de problèmes aux pays hôtes, il est tout à fait possible de redynamiser l’économie des pays à faible revenu grâce à la contribution des migrants. Cela passe par la mise en valeur de leur expertise et compétence, par des actions ciblées et inclusives favorisant l’accès à l’information en temps opportun et à la création d’emplois dans les pays d’origine.

À terme, une telle politique renforcera les capacités institutionnelles et améliorera les politiques migratoires, les cadres juridiques et les réglementations. Cela pourrait ainsi contribuer à faire de la mobilité des personnes et des biens entre les États une solution mutuellement avantageuse et à dissiper progressivement “l’heuristique de la peur” (décrit par le théoricien allemand Hans Jonas qui domine actuellement le débat politique sur les migrations internationales.

Par Papa Sow, Senior Researcher, The Nordic Africa Institute (Pour The Conversation)

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