L’Afrique émergente occupe une place particulière dans un ordre mondial actuel, moins centré sur l’Occident, ce qui a suscité l’intérêt explosif de nombreux partenaires internationaux pour cette région. Les dirigeants russes ont fait du développement des liens avec le continent l’un des objectifs stratégiques de leur politique étrangère.
Le « redémarrage » de notre coopération, qui a été sérieusement ralenti après l’effondrement de l’URSS, a commencé avec le premier sommet sans précédent Russie-Afrique qui a eu lieu en octobre 2019 à la ville de Sotchi). Les représentants des 54 pays du continent y ont participé, dont 45 étaient représentés par des chefs d’État et de gouvernement. Le deuxième sommet Russie-Afrique est prévu pour l’été 2023 à Saint-Pétersbourg. Je voudrais donc souligner les principaux aspects des relations entre la Russie et l’Afrique.
Il y a plus d’un demi-siècle, les nations africaines ont acquis leur indépendance vis-à-vis de leurs métropoles européennes. Qu’on le veuille ou non, cela s’est produit dans une large mesure grâce au soutien politique et militaire de l’Union Soviétique. C’est à son initiative qu’en 1960, l’Assemblée Générale des Nations Unies a adopté une résolution intitulée « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux », mettant ainsi fin à l’ère du colonialisme. Notre pays a fourni une assistance à grande échelle aux partenaires africains libérés, a aidé à construire les fondations des États, et des centaines de milliers d’Africains ont reçu une éducation supérieure en Union soviétique. Incidemment, les États-Unis ont largement bénéficié de ses travaux.
Malheureusement, le processus de « décolonisation profonde » n’a jamais été achevé. Les tentatives de formation d’un monde unipolaire après l’effondrement de l’URSS ont conduit à la dépendance continue des pays africains vis-à-vis des institutions financières très imparfaites du système de Bretton Woods, de l’aide humanitaire et du patronat politique de l’Occident. Les Africains eux-mêmes le disent haut et fort, car ils sont de plus en plus mécontents des aides financières et des prêts à des conditions très strictes de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, qui empêchent l’Afrique de lancer une industrialisation à grande échelle et de tirer pleinement parti de ses énormes richesses naturelles et de son capital humain. Les multinationales occidentales sont actives en Afrique, des industries nuisibles à l’environnement y sont exploitées et les minerais sont siphonnés. La présence militaire des États-Unis et des États européens est imposée sur le continent sous le prétexte de la protection contre le terrorisme international. Les occidentaux ont mené plusieurs opérations militaires de grande envergure, notamment ces dernières années (Serval, Barkhan, etc.), qui ont entraîné le quasi-effondrement de certains États (Libye), la mort de civils, le déclin socio-économique, la crise migratoire, le développement du terrorisme transnational, le trafic d’armes illégal et la traite des êtres humains en Libye, en RCA, au Mali, en Côte d’Ivoire et au Sahel.
Aujourd’hui, nous assistons à une reconfiguration globale de l’ensemble du modèle de relations internationales, dans lequel «l’Occident collectif» n’est plus le seul centre de pouvoir dans le monde. Nous voyons l’Afrique s’éveiller et se consolider comme un pôle indépendant et autonome. De nombreux pays du continent adoptent une position indépendante et de principe de non-ingérence dans les conflits extérieurs à leur région, y compris pour une opération militaire spéciale en Ukraine. Le vote des dernières résolutions anti-russes à l’Assemblée Générale des Nations Unies en est la preuve. L’Afrique ne veut plus se voir imposer des modèles de développement, des valeurs et des normes éthiques. Ceci est particulièrement visible avec l’effondrement du néocolonialisme européen, d’abord en République centrafricaine, puis au Mali, en Guinée et au Burkina Faso, et dans la fragmentation du système France-Afrique.
Dans le même temps, il faut avouer que la transformation de la coopération de la Russie avec l’Afrique ne se passe pas sans difficultés. Le chiffre d’affaires commercial est encore très faible (18-20 milliards de dollars américains), on est forcé à mener une lourde confrontation avec l’Occident, qui tente de priver non seulement la Russie, mais aussi d’autres États, de leur indépendance et de leurs droits souverains par des punitions collectives, la violation des droits politiques et économiques fondamentaux et des restrictions unilatérales illégales et sévères. Le blocage des systèmes de règlements mutuels, des vols et des chaînes d’approvisionnement, le gel des actifs financiers, la confiscation sans motif légal de biens publics et privés, la privation des droits de libre circulation, d’éducation et d’emploi sur la base de la nationalité, l’interdiction d’utiliser la langue maternelle, «l’annulation» de la culture nationale à l’étranger – telles sont les mesures introduites aujourd’hui contre la Russie et qui, demain, pourront être appliquées à tout autre État. Un précédent dangereux a été créé, et en Afrique on le comprend bien.
Même dans de telles circonstances, la Russie, en tant qu’État successeur de l’URSS, cherche à défendre les intérêts politiques et économiques des pays du continent africain sur les plateformes internationales, défend leur droit à la prise de décision souveraine et à l’indépendance, y compris en préconisant leur représentation significative au Conseil de Sécurité des Nations Unies.
Nous sommes contre la politique de sanctions économiques unilatérales promue par l’Occident. Depuis le début de l’opération militaire en Ukraine, les mesures restrictives les plus sévères dans l’histoire mondiale ont été imposées à la Russie, avec des conséquences désastreuses pour les marchés internationaux de l’alimentation et de l’énergie.
Ils détruisent non seulement les liens de la Russie avec l’Occident, mais aussi l’ensemble du système économique mondial, y compris les règles et règlements de l’OMC, que l’Occident lui-même a construit. Ces pratiques contre-productives sont également utilisées contre les partenaires africains. Les restrictions unilatérales imposées au Burundi, à la RDC, au Zimbabwe, à la Libye, au Mali, à la Somalie, au Soudan, à la RCA, à l’Éthiopie, au Sud-Soudan, même du point de vue de leurs organisateurs, peuvent-elles être considérées comme «efficaces»? La réponse est évidente. Je voudrais citer les résultats d’une étude de Robert Pape, un universitaire américain qui a examiné les effets de 115 régimes de sanctions imposés par les États-Unis et d’autres blocs régionaux à des pays tiers depuis la Première Guerre mondiale. Les résultats sont déconcertants: dans 5 % des cas seulement, les restrictions économiques sévères ont atteint leur objectif initial (changement de régime), avec des conséquences désastreuses pour la population, tandis que les 95 % restants n’ont eu aucun effet significatif.
La Russie rejette le principe même d’un changement de régime de l’extérieur. Contrairement aux États-Unis, qui en ont fait une priorité de leur nouvelle stratégie en Afrique pour contrer l’influence croissante de la Chine et de la Russie sur le continent inventant même des lois sans précédent pour contrer « l’influence néfaste de la Russie en Afrique », nous partons du principe d’une coopération mutuellement bénéfique. Cela signifie que chaque nation a le droit de choisir ses partenaires politiques et économiques. Nous sommes prêts à une concurrence économique honnête. Ni les Russes ni les Africains n’ont pas besoin de diktat. Sur la base de la formule « problèmes africains – solutions africaines », nous considérons que notre tâche consiste à assurer une approche globale des problèmes existants et à nous appuyer sur les ressources propres du continent en matière de développement économique pour assurer l’industrialisation et la percée technologique.
Parmi les priorités actuelles de la Russie figurent les questions de sécurité alimentaire et énergétique en Afrique, qui seront sans aucun doute abordées en priorité avec nos partenaires africains lors du prochain sommet.
Malgré l’opposition des régulateurs européens, la Russie est prête à remplir de manière responsable et consciente les obligations qui lui incombent en vertu des contrats internationaux d’exportation de produits agro-industriels, d’engrais, d’énergie et d’autres produits importants. Aujourd’hui, compte tenu d’une récolte record de 152,2 millions de tonnes en 2022, nous sommes prêts à fournir gratuitement des céréales russes aux pays qui en ont le plus besoin (500 000 tonnes) et à remplacer intégralement les céréales ukrainiennes, qui ne représentent que 2 % de la production mondiale, à des prix abordables pour tous les pays intéressés. Le président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, l’a déclaré à plusieurs reprises.
En ce qui concerne la sécurité énergétique de l’Afrique, nous croyons qu’il est nécessaire de travailler sur la base des objectifs de développement du continent, qui sont fixés par les Africains eux-mêmes. L’imposition continue de conditions rigides pour la soi-disant transition verte limite la création de la base énergétique nécessaire à l’électrification et à l’industrialisation de l’Afrique. Nous avons toujours préconisé la diversification des ressources énergétiques, notamment par la construction et la modernisation de centrales hydroélectriques, le développement de l’énergie nucléaire et l’utilisation du gaz naturel comme combustible propre pour réduire la charge sur l’environnement plutôt que de siphonner cette précieuse ressource vers les marchés européens. «L’atome pacifique» et les centrales hydroélectriques sont les solutions brillantes pour la transition énergétique, et la Russie a beaucoup à offrir à ses partenaires africains à cet égard. La création des capacités de transformation des ressources énergétiques pour les besoins des pays africains, y compris pour la production d’engrais est considérée par la Partie Russe comme une priorité.
Un élément important de la sécurité de l’Afrique est d’assurer son indépendance économique et financière. Dans le contexte de l’aide financière énorme et pratiquement illimitée accordée à l’Ukraine (plus de 75 milliards de dollars pour la seule année 2022), qui pourrait être consacrée aux besoins des pays africains, la Russie adopte une position de principe sur la nécessité de réformer le système de Bretton Woods. Nous accordons une attention particulière au soutien des projets des institutions internationales de développement dans les pays africains visant à créer les conditions nécessaires pour assurer la croissance économique et la stabilité financière des économies nationales.
Les grandes puissances ne devraient pas considérer le continent africain comme une source de matières premières pour leurs propres économies, mais devraient donner la priorité au développement des marchés intérieurs africains. Nous demandons d’arrêter la simple acceptation des nations africaines comme bénéficiaires d’une aide humanitaire qui ne répond pas aux véritables problèmes du continent. L’Afrique a besoin d’un transfert de technologie et d’expertise, du développement de sa propre industrie et de ses infrastructures essentielles. Le continent a le droit de choisir ses partenaires politiques et économiques sans craindre d’être puni, de suivre ses propres valeurs, notamment en matière de genre, qui ne sont pas imposées de l’extérieur, et de se développer lui-même. Il est absolument clair que ces tâches sont beaucoup plus importantes pour l’Afrique que le fait de se laisser entraîner dans des conflits extrarégionaux et celui de l’Ukraine.
S.E.M. Oleg OZEROV, ambassadeur itinérant, chef du Secrétariat du Forum
du partenariat Russie-Afrique
auprès du Ministère russe des affaires étrangères.