Moussa Bobbo, historien, spécialiste des questions de sécurité, défense
et stratégie a traité la question de la politique nationale de DDR des ex-combattants de Boko Haram à l’extrême-nord du Cameroun par le biais de l’analyse de Moussa Bobbo. Il traite les enjeux, les défis et les limites de ces nouvelles formes de menaces à travers un document publié par l’institut français des relations internationales (Ifri).
Mouvement socioreligieux né en 2002 au Nigeria, dans l’État de Borno, qui fera dissidence avec sa matrice, mouvance wahhabite Izala, Boko Haram est entré dans la clandestinité et la violence à partir de 2009. Le conflit entre Boko Haram et le gouvernement du Nigeria a atteint le Cameroun à travers la région de l’Extrême-Nord à partir de 2013. Cette contagion était inévitable à cause de la proximité géographique, économique, culturelle et religieuse de cette région du Cameroun avec le nord-est du Nigeria (État de Borno), épicentre de la menace Boko Haram. L’expansion géographique de Boko Haram a conduit à l’enrôlement de milliers de Camerounais de la région de l’Extrême-Nord au sein de ce mouvement, en plus de ceux qui avaient déjà été recrutés dans les écoles religieuses du nord-est du Nigeria. Outre le fait que les communautés de l’Extrême-Nord partagent avec les populations du nord-est du Nigeria des traits culturels (la langue, la religion) et des activités économiques, l’Extrême-Nord est l’une des régions les plus pauvres du Cameroun, celle où le taux de scolarisation est le plus faible (20,53 %) et le taux de fécondité le plus élevé (5,9 enfants par femme). La combinaison d’une faible intégration nationale de l’Extrême-Nord à la négligence historique des zones frontières par l’État a fait de cette région un espace très perméable aux activités criminelles. Ainsi, Boko Haram a su exploiter ces vulnérabilités pour faire de l’Extrême-Nord une base logistique, une zone de repli, un vivier de recrutements et un grenier de ravitaillement6. Les premières actions offensives du mouvement dans l’Extrême-Nord ont débuté en 2013 et ont conduit à une phase d’expansion du mouvement en territoire camerounais (mai 2013 à juin 2015). Pendant cette période, qui fut la plus offensive au Cameroun, le mouvement a attaqué les positions des forces camerounaises et les localités stratégiques par où transitait sa logistique. Pour faire face à cette menace grandissante sur son territoire, le Cameroun a déclaré officiellement la guerre à Boko Haram en mai 2014 avec la mise en place des opérations Alpha du Bataillon d’intervention rapide (BIR) et Émergence 4 qui impliquait les autres composantes des forces de défense et de sécurité. Le déploiement opérationnel de ces forces a permis de contenir la menace.
L’escalade de la violence dans le cadre de ce conflit a abouti à des violations, parfois graves, des droits de l’homme aussi bien du côté des forces de sécurité et de défense que du côté des insurgés. Des organisations de la société civile et de défense des droits de l’homme ont mis en exergue ce problème et critiqué l’approche purement répressive des autorités camerounaises. C’est dans ce contexte que le gouvernement camerounais, soucieux de soigner son image sur la scène internationale, a entrepris en 2018 d’encourager les jeunes de la région ayant rallié les rangs de Boko Haram à déposer les armes. En échange, il leur garantit une amnistie sans procès et un retour à la vie civile après leur prise en charge par le programme national de Désarmement, démobilisation et réintégration des ex-combattants (DDR).
Cette note porte sur la politique camerounaise de prise en charge des « associés au mouvement Boko Haram » dans la région de l’Extrême-Nord en vue de faciliter leur retour à la vie civile. Elle analyse la genèse de cette politique, son cadre conceptuel, sa mise en œuvre ainsi que ses défis et ses limites. Elle est fondée sur une recherche de terrain menée depuis quatre années dans l’Extrême-Nord dans le cadre de la préparation d’un doctorat et à partir de sources militaires, policières et des témoignages des responsables du centre régional du Comité national de Désarmement, démobilisation et réintégration (CNDDR) de l’Extrême-Nord, des anciens combattants de Boko Haram et des populations locales.
Dans la mesure où la plupart des études concernent le programme de DDR au Nigeria, cette note vient combler un manque d’informations sur la gestion camerounaise du conflit et compléter les travaux sur les différents programmes de DDR destinés aux ex-combattants de Boko Haram dans les pays du bassin du lac Tchad.
Genèse et organisation de la politique de prise en charge des ex-combattants
Loin d’être une initiative gouvernementale, la politique camerounaise de désarmement et démobilisation des ex-combattants de Boko Haram a été imposée par le terrain et des organisations africaines multilatérales, par le bas et par le haut. Elle concerne les deux conflits localisés en cours au Cameroun (le conflit de Boko Haram et celui des Ambazoniens) et elle est donc mise en œuvre dans le périmètre géographique de ces conflits à partir de Yaoundé où siège le CNDDR. Pour le conflit de Boko Haram, cette politique est appliquée dans la région de l’Extrême-Nord où doivent être réinsérés les ex-combattants camerounais de ce groupe terroriste.
Genèse de cette politique
La genèse du concept Désarmement, démobilisation et réintégration (DDR) des ex-combattants à l’Extrême-Nord du Cameroun remonte à 2017, année durant laquelle ont eu lieu les premières redditions des combattants de Boko Haram. Très rapidement après ces défections initiales, ce concept a été mis à l’agenda officiel de la gestion de ce conflit par la stratégie régionale de l’Union africaine (UA) pour la stabilisation du bassin du lac Tchad formulée en 2018. Cette stratégie a été précédée par des études sur les racines de l’extrémisme violent dans cette région qui ont établi un rapport étroit avec la pauvreté et les difficiles conditions socio-économiques des populations, notamment de la jeunesse.
Couche sociale vulnérable dans une région historiquement criminogène et écologiquement fragile avec un taux de pauvreté au-dessus de la moyenne nationale (40 % alors que ce taux est de 70 % à l’Extrême-Nord), les jeunes de cette partie du pays ont rejoint rapidement les rangs du mouvement en masse, attirés par les promesses de Boko Haram (octroi d’une moto, rémunération salariale mensuelle d’environ 200 000 francs-CFA, facilitation d’acquisition des papiers pour émigrer, accès aux femmes, etc). À la fin du mois de juin 2019, le nombre de ces jeunes Camerounais dans les rangs de ce mouvement était estimé à environ 10 000 personnes par les services de renseignement de l’armée camerounaise. Ces chiffres révélaient alors la profondeur du mal-être et de la frustration des jeunes dans cette partie du Cameroun.
Après s’être initialement laissée prendre par surprise, l’armée camerounaise a mis en place un important dispositif d’environ 8 000 hommes dans l’Extrême-Nord et s’est coordonnée avec les armées voisines (et en particulier avec l’armée nigériane) à travers la Force multinationale mixte (FMM) créée en 2014 dans le cadre de la Commission du bassin du Lac Tchad (CBLT). Les opérations de l’armée camerounaise ont eu un impact significatif sur les combattants de Boko Haram et ont provoqué notamment de nombreuses défections. Ces défections sont dues aux conditions de combat difficiles dans la brousse (pénurie de nourriture et de munitions), aux promesses creuses du leadership de Boko Haram et aux échecs militaires du mouvement. La combinaison de ces difficultés a provoqué une première vague de désertions à la moitié de l’année 2017 qui a été suivie par une seconde vague en 2021 après la mort de Abubakar Shekau, le dirigeant de l’aile Jama’atu Ahlis-Sunna (JAS) en conflit avec l’aile de Al Barnaoui (Islamic State West Africa Province, ISWAP). En effet, privé de leur leader, certains combattants de l’aile Jama’atu Ahlis-Sunna (JAS) ont renoncé à la guerre en raison de la rivalité avec l’aile de Al Barnaoui et de sa stratégie très différente de celle de Shekau. Après la mort de ce dernier, son rival a appelé les combattants à abandonner le banditisme et l’attaque des civils et il a prévenu que ceux qui désobéiraient risquaient d’être éliminés.
première vague de retour en 2017 à Mora concernait des hommes, femmes et enfants qui ont déclaré avoir renoncé aux activités du terrorisme. De mi-2017 à mi-2018, on aurait enregistré environ 1 500 cas de retour d’hommes, de femmes et d’enfants dans les villages de Mozogo, Moskota, Bouvaré, Kouyapé, Gancé, Tolokomari, etc. dans les départements du Mayo-Sava et Mayo-Tsanaga, dont le rôle au sein de Boko Haram ou ISWAP était difficile à clarifier. Face à cette vague inattendue de défections et de retours directs dans les communautés, les autorités camerounaises ont été prises de court et le gouverneur de la région de l’Extrême-Nord, Midjiyawa Bakary, a improvisé un mécanisme de retour. Il a pris en 2017 l’initiative d’accompagner le retour de ces ex-combattants dans leurs communautés par un serment religieux : il leur a fait jurer sur le Coran qu’ils ne reprendraient plus jamais les activités liées au terrorisme en présence des membres de leurs communautés respectives et des autorités traditionnelles et religieuses. Ce faisant, il s’inspirait de la Hunguiya qui est une pratique originaire du nord-est du Nigeria. Cette pratique provient de la communauté peule et a été mise en place pour la première fois au Nigeria, notamment dans les États de Yola et de Taraba durant les années 2004-2006 quand la criminalité des coupeurs de route et de voleurs de bétail avait atteint son paroxysme. Elle a été dupliquée par des lamidats du Nord-Cameroun durant la même période pour répondre à l’explosion du banditisme rural. La Hunguiya est une sorte de cérémonie expiatoire qui allie à la fois des références à la religion islamique et à la tradition peule (le pulaaku) et durant laquelle des anciens délinquants font leur mea culpa et jurent sur le Coran d’abandonner leur passé criminel. En organisant des fora solennels au nom du pulaaku, cette initiative peut « provoquer des catharsis capables de ramener les déviants dans le droit chemin ». Elle aurait permis des défections massives des jeunes bandits qui étaient restés dans la brousse et hésitaient à se rendre, craignant la répression judiciaire et la stigmatisation de leurs communautés d’origine. L’initiative du gouverneur de la région de l’Extrême-Nord a constitué en 2017 les prémices d’une prise en charge des ex-combattants de Boko Haram.
En août 2018, cette prise en charge a été mise officiellement à l’agenda des réflexions stratégiques sur le conflit de Boko Haram. Le Conseil des ministres de la CBLT adopta cette année-là la Stratégie régionale pour la stabilisation, le redressement et la résilience des zones du bassin du lac Tchad affectées par la crise Boko Haram. Cette stratégie a été approuvée par le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine (UA) et elle a donc été co-produite par la CBLT et l’UA. Fruit de larges consultations entre les experts de la CBLT, de la Commission de l’Union africaine, des agences des Nations unies (Programme des Nations unies pour le développement, PNUD) et d’autres parties prenantes, la stratégie régionale de stabilisation et de redressement du bassin du lac Tchad a abouti à la conclusion selon laquelle la situation socio-économique précaire des populations de cette région constitue la principale cause de l’extrémisme violent et de la conflictualité. Par conséquent, la stratégie développe une approche régionale globale pour traiter les causes profondes du sous-développement et les racines de l’extrémisme violent qui combine réponse militaire, efforts de développement et application d’une justice équitable et respectueuse des droits de l’homme. La stratégie est mise en œuvre dans huit territoires ciblés des quatre États membres, dont la région de l’Extrême-Nord au Cameroun. Elle définit neuf piliers d’intervention, parmi lesquels « le désarmement, la démobilisation, la réinsertion et la réintégration des personnes associées à
Boko Haram » (pilier n° 3). Dans ce document
stratégique, cette intervention est constituée de quatre phases :
- le profilage ;
- les poursuites pénales ;
- la réhabilitation ;
- la réintégration.
Selon la stratégie, les « personnes associées à Boko Haram » doivent être « filtrées », peuvent être poursuivies par la justice pour leurs crimes et peuvent bénéficier d’une réhabilitation conçue en deux étapes. La première étape concerne le soutien psychosocial, la santé, la nutrition et la seconde étape concerne la formation professionnelle et les activités génératrices de revenus. La réintégration est définie comme un soutien aux communautés d’accueil afin de faciliter la réinsertion des combattants repentis et éviter leur stigmatisation. Si l’estimation financière de cette intervention n’est guère réaliste (360 millions de dollars), sa structuration en quatre phases est logique et correspond aux normes internationales pour les programmes de DDR. De ce fait, les quatre États concernés ont été encouragés à intégrer le concept de DDR dans leurs stratégies nationales de lutte contre le terrorisme. Si le Cameroun était quelque peu en retard par rapport au Niger sur ce point, la pression des organisations non gouvernementales et de la société civile l’ont incité à suivre l’exemple de ce pays. Ainsi, l’idée de la prise en charge et de la réintégration des ex-combattants de Boko Haram a été adoptée dans la gestion de la crise pour un retour à la paix.
Missions et organisation du Comité national de Désarmement, démobilisation et réintégration (CNDDR)
Créé par décret n° 2018/719 du 30 novembre 2018 et placé sous l’autorité du Premier ministre, le CNDDR siège à Yaoundé et a pour mission « d’organiser, d’encadrer et de gérer le désarmement, la démobilisation et la réintégration des ex-combattants de Boko Haram et des groupes armés des Régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest disposés à déposer les armes pour retourner à la vie civile ». Les trois phases de cette mission se décomposent de la manière suivante :
- pour le désarmement, le CNDDR a pour vocation d’accueillir et de désarmer les ex-combattants, de collecter, de répertorier et de stocker les armes et munitions remises volontairement par les ex-combattants, de prendre toutes les dispositions appropriées pour la destruction desdites armes, munitions et explosifs, en liaison avec les administrations compétentes ;
- pour la démobilisation, le comité doit établir des sites de cantonnement pour les ex-combattants et en assurer la gestion en leur apportant une assistance multidimensionnelle dans le cadre de leur préparation à un retour à la vie civile ;
- pour la réintégration, le comité doit prendre les dispositions nécessaires à la déradicalisation des ex-combattants, mener des actions de sensibilisation et apporter une assistance multidimensionnelle aux communautés d’origine aux fins de faciliter la réintégration des démobilisés, d’aider à leur réinsertion dans la vie civile, notamment par l’organisation, la formation, la mise à disposition d’outils ou moyens de production et l’assistance à la création d’activités génératrices de revenus.
Organisation du CNDDR
Le CNDDR comprend plusieurs organes :
Le Conseil de direction, présidé par le Premier ministre. Il définit les orientations stratégiques et assure le suivi et l’évaluation. Il regroupe une quinzaine de membres dont plusieurs ministres techniques et acteurs sectoriels. La Coordination nationale placée sous l’autorité d’un Coordonnateur national (actuellement Fai Yengo Francis), assisté d’un adjoint, nommés par décret du président de la République. La coordination est chargée de la mise en œuvre du programme de désarmement, de démobilisation et réintégration des ex-combattants. Les Centres régionaux du DDR placés sous la responsabilité d’un Chef de centre nommé par arrêté du Premier ministre. Ces centres sont chargés de l’exécution au niveau local des missions du Comité. Le centre régional pour l’Extrême-Nord, créé en février 2019, a pour siège Mora dans le département du Mayo Sava et est dirigé par Oumar Bichaïr. Il est composé de toutes les délégations et représentations régionales des ministères et autres institutions membres du conseil de direction du CNDDR auxquelles s’ajoutent les autorités de la FFM dont le Secteur 1 à Mora a accueilli les premières redditions en 2017 et qui continuent d’en accueillir d’autres. Les représentations des agences des Nations unies (Organisation internationale pour les migrations [OIM], PNUD, Fonds des Nations unies pour l’enfance [UNICEF], Fonds des Nations unies pour la population [UNFPA]) et des organisations de la société civile d’aide aux victimes (ALDEPA et ROSCER) participent aussi aux réunions du CNDDR.
Fonctionnement
Le centre régional de l’Extrême-Nord est doté de deux sites fonctionnels :
- le site de Mora ouvert en 2018 et localisé dans le camp militaire du Secteur 1 de la FMM dans le département du Mayo-Sava ;
- le site de Méri ouvert en 2020 et basé dans la prison principale de cet arrondissement situé dans le département du Diamaré.
des kamikazes filles et ont aussi à plusieurs reprises participé à la diffusion des messages de séduction afin de recruter des jeunes hommes. Enfin parmi les femmes envoyées dans le camp des déplacés internes, certaines sont les compagnes des combattants restés en brousse et peuvent encore être en contact avec eux.
De même, certains vieillards ont été recrutés par Boko Haram pour l’endoctrinement des jeunes combattants. Usant de l’autorité des anciens vis- à-vis des cadets, leur rôle était de les encourager à servir avec abnégation Boko Haram ou de justifier le djihad grâce à leur connaissance des textes coraniques. Par ailleurs, Boko Haram s’est illustré dans l’enlèvement et l’endoctrinement des enfants, notamment pour commettre des attentats kamikazes. Le recours aux enfants dans le cadre de sa stratégie terroriste est une de ses plus sinistres tactiques. Boko Haram avait organisé quasiment une sorte de concours de bravoure entre les enfants pour en faire des bombes humaines.
En effet, les enfants et en particulier les filles éveillaient moins l’attention des services de sécurité. En 2016, 17 attentats suicides avaient été commis avec la participation d’enfants. Parmi les attentats kamikazes perpétrés à l’Extrême-Nord qui ont impliqué des enfants, on peut citer la double attaque-suicide du mercredi 22 juillet 2015 au marché central de Maroua et au quartier Barmaré, l’attentat du 25 juillet 2015 dans un bar au lieu-dit « pont vert » à Maroua, le double-attentat suicide du 20 septembre 2015 à Mora, l’attaque-suicide du camp des déplacés de Nguetchéwé dans la nuit du 1er au 2 août 2020, les attentats kamikazes de la nuit du 1er au 2 juin et celui de la nuit du 9 au 10 juin à Kolofata, etc.
Ni les ex-combattants de Boko Haram ni les associés de l’organisation ne font l’objet d’un profilage lorsqu’ils sont pris en charge par le programme de DDR. L’absence de screening à l’arrivée interdit de déterminer qui doit être déradicalisé. Des femmes, des enfants et des vieillards sont systématiquement envoyés dans le camp des déplacés internes, alors que d’aucuns ont joué un rôle hautement stratégique dans la planification des opérations de Boko Haram par le passé. Par conséquent, si certains parmi le groupe des associés à Boko Haram devraient être soumis à un programme de déradicalisation, les ex-combattants qui devraient systématiquement passer par un tel programme en sont complètement exonérés.
Une politique d’amnistie qui ne dit pas son nom
En 2014, date à laquelle les autorités camerounaises ont déclaré officiellement la guerre à Boko Haram, le Cameroun s’est doté d’un cadre juridique de répression du terrorisme qui faisait jusque-là défaut. La loi n° 2014/028 du 23 décembre 2014 portant répression des actes de terrorisme définit les infractions terroristes et les sanctions. Elle stipule que, « est puni de la peine de mort, celui qui, à titre personnel, en complicité ou en co-action, commet tout acte ou menace d’acte susceptible de causer la mort, de mettre en danger l’intégrité physique, d’occasionner des dommages corporels ou matériels dans l’intention d’intimider, de provoquer une situation de terreur ou de contraindre la victime, le gouvernement et/ou une organisation, nationale ou internationale, à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque, à adopter ou à renoncer à une position particulière ou à agir selon certains principes; de perturber le fonctionnement des services publics, la prestation des services essentiels aux populations ou de créer une situation de crise au sein des populations ; de créer une insurrection générale dans le pays ». Cette loi étend la peine capitale aux kidnappeurs et à ceux qui contribuent à la logistique d’une organisation terroriste (armement, recrutement, formation, financement, etc). De même les membres qui s’enrôlent volontairement dans une telle organisation peuvent être condamnés à de lourdes peines.
Pour renforcer le caractère répressif de cette loi, il est expressément prévu que « les infractions prévues par la présente loi relèvent de la compétence exclusive des juridictions militaires et pour l’application de la présente loi, l’action publique et les peines prononcées par les juridictions compétentes sont imprescriptibles ».
Dans sa mise en œuvre depuis 2018, le programme de DDR exonère les ex-combattants repentis et les associés de Boko Haram de cette loi. En effet, l’article 2 du décret du 30 novembre 2018 portant création du CNDDR dispose que « Le Comité a pour mission d’organiser, d’encadrer et de gérer le désarmement, la démobilisation et la réintégration des ex-combattants du Boko Haram et des groupes armés des régions du Nord-Ouest et du Sud- Ouest désireux de répondre favorablement à l’offre de paix du Chef de l’État en déposant les armes. » Il n’est nulle part fait mention de poursuites pénales et donc ceux qui « déposent les armes » bénéficient d’une amnistie de facto et non de jure. Cela s’applique aussi aux éventuels associés de Boko Haram puisqu’ils échappent à tout screening, sont considérés comme des victimes du mouvement et sont envoyés dans le camp des déplacés internes.
La loi contre le terrorisme et le programme de DDR se contredisent et des magistrats militaires critiquent cette politique d’amnistie de facto. Non seulement elle nie les droits des victimes, mais elle conduit aussi à une justice à deux vitesses. Alors que des ex-combattants de Boko Haram ayant commis de graves crimes sont admis impunément dans les centres du CNDDR en vue d’une future réinsertion dans la vie civile, d’autres personnes arrêtées sont lourdement condamnées pour financement du terrorisme parce qu’ils sont commerçants et ont simplement vendu des denrées à des supposés combattants de Boko Haram.
Par ailleurs, si l’amnistie des ex-combattants de Boko Haram est considérée comme une condition essentielle du retour à la paix dans l’Extrême-Nord, les autorités pourraient quand même au préalable faire un screening des repentis, poursuivre ceux qui ont commis des crimes graves avant de les amnistier par décret présidentiel, comme cela se fait ailleurs. Ce stratagème aiderait au moins à dissuader les jeunes de rejoindre des groupes terroristes et respecterait la procédure pénale. Cette politique d’amnistie de facto en contradiction complète avec le droit pénal explique sans doute l’absence du ministère de la Justice du conseil de direction du CNDDR. En effet, ce ministère ne fait pas partie de la longue liste des ministères siégeant à ce conseil selon le décret de 2018.
Les limites financières et humaines et leurs effets néfastes
Le programme de DDR connaît un sérieux problème de ressources humaines et financières qui entrave une mise en œuvre efficace.
Un programme sous-financé
Selon la Stratégie régionale pour la stabilisation et le redressement du bassin du lac Tchad, la réhabilitation peut être considérée comme un ensemble de mesures visant à faciliter la transition de l’état « d’associé à Boko Haram » à celui de citoyen pacifique. Dans ce contexte, la réhabilitation comprend la déradicalisation, un soutien psychosocial et un suivi de santé mentale. Cependant, les sites du centre régional du CNDDR de l’Extrême-Nord connaissent un sérieux déficit de financement qui impacte grandement la prise en charge des ex-combattants. Le centre régional du CNDDR ne reçoit des fonds du gouvernement que de manière aléatoire, quand l’urgence se fait sentir.
Premièrement, les lieux de prise en charge (la prison principale de Méri et le camp de la FMM à Mora) sont inadaptés. Lors des premières redditions des combattants de Boko Haram dans la région de l’Extrême-Nord en 2017, les autorités ont décidé de les transférer au quartier général de la FMM à Mora. Si les 246 membres de leurs familles qui les accompagnaient ont été renvoyés dans leurs villages d’origine et le reste des 90 ex-combattants ont été détenus à Mora, les chiffres des combattants n’ont pas cessé de croître depuis lors. La seconde vague de défections qui a eu lieu après la mort de Abubakar Shekau a concerné environ 2 000 personnes entre janvier 2021 et janvier 2023. Le camp de Mora étant jugé trop étroit pour accueillir tous ces ex-combattants, les autorités ont décidé d’intégrer la prison principale de Méri située dans le département du Diamaré dans le dispositif d’accueil des ex-combattants de Boko Haram alors que les sites de cantonnement ne sont pas censés être des prisons ou des centres de détention. Ces deux sites ont donc été choisis comme lieux d’accueil d’urgence et n’avaient pas vocation à être pérennisés. Or depuis 2018, les autorités camerounaises n’ont pas créé de vraies infrastructures d’accueil. La pose de la première pierre du projet de construction du centre de Mémé, à environ 16 kilomètres de Mora a eu lieu en novembre 2021. Ce centre est censé accueillir tous les ex-combattants, il n’est toujours pas achevé à ce jour. Selon certains témoignages, les pensionnaires de ces sites n’arrivent parfois pas à manger à leur faim. Le personnel est aussi gravement insuffisant. Ainsi il n’y a aucun psychologue ou psychiatre pour la prise en charge psychothérapeutique et le suivi de la santé mentale. Les seuls personnels médicaux sur place sont des infirmiers aux effectifs d’ailleurs limités. L’unité de déradicalisation créée par le ministère de la Santé reste jusqu’à ce jour tout à fait théorique et les repentis de Boko Haram ne font l’objet d’aucun programme de déradicalisation.
Les conséquences néfastes de cette prise en charge déficiente
Les difficiles conditions de vie de ces ex-combattants dans le camp de la FMM à Mora ont conduit à plusieurs évasions en 2018. Depuis, comme il n’y a pas de réintégration effective dans la vie civile, les tentatives d’évasion se sont multipliées. Les conditions de vie dans les sites et l’absence de réintégration incitent les combattants de Boko Haram qui veulent abandonner la lutte à éviter le DDR et à retourner dans leur milieu par leurs propres moyens. Tel qu’il est mis en œuvre, le DDR est désincitatif pour les membres de Boko Haram.
Par ailleurs, certains d’entre eux feraient semblant de se rendre pour être envoyés au camp de la FFM et espionner les activités qui s’y déroulent. Après leur évasion, ils informeraient Boko Haram « en échange de la protection et de la nourriture pour leurs familles ».
Enfin, les ex-combattants dans le camp de la FFM et la prison de Méri se trouvent dans une sorte de purgatoire : ils ne sont pas poursuivis par la justice camerounaise, mais ils ne sont pas libres pour autant et ne peuvent regagner la vie civile. Ils sont dans un entre-deux juridiquement indéfinissable, n’étant ni physiquement libres ni légalement privés de liberté.
Méfiance et désapprobation des communautés
Si la politique de réinsertion des ex-combattants et associés de Boko Haram fait consensus au niveau des autorités gouvernementales dans la région du bassin du Lac Tchad, ce n’est pas le cas au niveau des communautés. Les griefs varient en fonction des acteurs. Concernant les retournés spontanés qui se sont engagés devant leur communauté villageoise, en jurant sur le Coran, d’abandonner la cause de Boko Haram, les communautés ayant assisté à cette démarche de repentance publique restent sceptiques. Selon certaines personnes interviewées, « s’ils (les ex-combattants) craignaient Dieu, ils n’auraient jamais suivi les démons de Boko Haram, la place d’un meurtrier c’est en prison. N’est-ce pas qu’en rejoignant Boko Haram, ils avaient aussi juré sur le Coran de rester fidèles au groupe, sous peine de subir la colère divine. N’est-ce pas sur le même Coran qu’ils jurent aujourd’hui ? Ils n’ont rien appris sur la religion là-bas, tout au contraire. Ils doivent être réislamisés avant d’être autorisés à tenir le Coran. »
Si beaucoup parmi les communautés acceptent les ex-associés à Boko Haram, qu’ils soient combattants, femmes de combattants, fils de combattants ou même ex-otages et ont des liens familiaux avec eux, il y a des voix dissonantes qui dénoncent une injustice aux conséquences dangereuses. C’est le cas par exemple des membres des comités de vigilance qui craignent pour leur sécurité. Le retour dans leur environnement d’individus complices de Boko Haram les inquiète et leur fait craindre d’éventuelles représailles quand les forces de défense partiront. De plus, certains contestent l’utilisation du terme «ex-otage», qu’ils considèrent être abusivement employés pour masquer des comportements complices et ne pas poursuivre des personnes ayant pourtant joué un rôle au sein de Boko Haram.
L’analyse de la politique camerounaise de prise en charge des ex-combattants de Boko Haram dans la région de l’Extrême-Nord met en évidence plusieurs conclusions préoccupantes.
Ce programme de DDR s’écarte considérablement du concept de DDR tel que défini dans la stratégie régionale. D’une part, la première séquence (triage/profilage), qui est censée déterminer le traitement des personnes, est réduite au strict minimum et ne permet pas d’identifier les individus à déradicaliser. D’autre part, la dernière séquence (réintégration) est toujours inexistante, cinq ans après le démarrage du programme. Enfin, la déradicalisation mise en avant par les autorités camerounaises est un leurre. Elle n’existe que dans les discours officiels. Comme la réintégration est le but du programme, son absence ne permet pas de l’évaluer, mais cette impossibilité met en évidence le fait que le programme de DDR à l’Extrême- Nord piétine et ressemble de plus en plus à une coquille vide. Les espoirs qu’il a suscités lors de sa création en 2018 n’ont pas été concrétisés. Cette situation ne semble d’ailleurs pas limitée à l’Extrême-Nord et aux ex- combattants de Boko Haram ; elle se manifeste aussi dans les provinces anglophones où les ex-combattants ambazoniens se plaignent aussi des insuffisances de leur prise en charge. La question du manque de financement du programme de DDR se pose donc de manière aiguë et dénote une absence de priorisation politique dans un contexte budgétaire particulièrement difficile pour le Cameroun.
Par ailleurs, la contradiction entre la loi de 2014 portant répression du terrorisme et le décret de 2018 portant création du CNDDR et instaurant une amnistie de facto reste complète. D’un côté, le législateur a opté pour la plus grande sévérité ; de l’autre, l’exécutif a opté pour le pardon le plus total sans véritablement le mettre en œuvre. Il est vrai que la loi et la création du CNDDR correspondent à deux moments stratégiques différents, la loi ayant été adoptée à l’apogée des attaques de Boko Haram en territoire camerounais. Les autorités maintiennent une position ambiguë à l’égard des ex-combattants qu’ils ne sanctionnent pas légalement mais qu’ils ne semblent pas non plus vouloir renvoyer à la vie civile.
En définitive, la problématique de l’éligibilité au DDR a été complètement négligée, la composante de déradicalisation est absente et la réintégration est une promesse incertaine. Les ex-combattants sont dans une situation de privation de liberté censée être transitoire mais qui dure. Le sort des ex-combattants de Boko Haram au Cameroun reste donc indécis malgré la politique de réintégration affichée. Dans ces conditions, la prise en charge des repentis de Boko Haram paraît relever plutôt de la politique d’affichage que d’une véritable adhésion du gouvernement au modèle de gestion de crise défini dans la stratégie régionale. Cette situation n’est malheureusement pas unique. Tous les problèmes relatifs au programme de DDR camerounais se rencontrent aussi mais à des degrés variables dans les autres pays confrontés au conflit de Boko Haram.
SOURCE : IFRI