décembre 11, 2025
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Est-ce à la Défense de lutter contre la désinformation ?

Le 26 mars à la Chambre des représentants, le ministre belge des Affaires étrangères Maxime Prévôt (du parti chrétien-démocrate Les Engagés) dénonçait une campagne de désinformation menée par le Rwanda contre la Belgique. Celle-ci cherchait à répandre la fausse nouvelle selon laquelle des militaires belges étaient déployés en masse en République démocratique du Congo (RDC) pour lutter contre les rebelles du M23, soutenus par le Rwanda1. Cette campagne de désinformation avait lieu alors que la semaine précédente, le Rwanda avait rompu ses relations diplomatiques avec la Belgique.

La diffusion de fausses nouvelles sur des militaires belges en RDC n’est pas un évènement isolé. Le 2 avril 2025, le Service général du renseignement et de la sécurité (SGRS, qui est le service de renseignement belge dépendant du ministère de la Défense) publiait son rapport annuel 2024. Il indiquait qu’au cours de l’année passée, la Belgique avait été la cible de campagnes de désinformation organisées depuis l’étranger et notamment depuis la Russie. Plusieurs de ces opérations ont, par exemple, visé la population belge lors de la décision du précédent gouvernement de livrer des avions de combat à l’Ukraine ou lors des élections fédérales, régionales et européennes du 9 juin. Cependant, la Belgique restait moins visée que d’autres pays européens – comme la France, l’Allemagne ou les pays baltes3. Pour lutter contre ces opérations de désinformation, le ministre belge de la Défense Theo Francken (du parti nationaliste flamand Nieuw-Vlaamse Alliantie, N-VA), en fonction depuis février 2025, veut donner un rôle prépondérant à la Défense. Cet éclairage montre les limites de cette approche qui militarise les questions d’information et de désinformation. Pour ce faire, ce texte procède en trois étapes. Il commence par analyser les ressorts des discours qui militarisent la lutte contre la désinformation. Il montre ensuite que la prééminence de la Défense dans une stratégie nationale de lutte contre la désinformation n’est pas justifiée. Il met enfin en évidence que l’effort principal que la Défense pourrait engager pour lutter contre la désinformation est celui de la transparence sur les conséquences de ses opérations militaires.

  1. La militarisation de la lutte contre la désinformation

Le Centre de crise national, un organisme rattaché au Service public fédéral (SPF) Intérieur définit la désinformation comme « la diffusion délibérée d’informations fausses, incorrectes ou trompeuses dans l’intention de nuire ». Cette désinformation peut notamment se diffuser sur internet, via les réseaux sociaux. Parmi ses « effets néfastes », « la désinformation peut :

-perturber les processus démocratiques tels que les élections ;

-alimenter la haine, la polarisation, la radicalisation et la violence ;

-semer la méfiance à l’égard des médias traditionnels, des chercheurs et du gouvernement, entre autres ;

-mettre en péril notre État démocratique et ses valeurs. »

Une attention particulière est portée aux tentatives de « manipulation de l’information et ingérence étrangères » (« Foreign Information Manipulation and Interference », FIMI). C’est par ces termes et cet acronyme que l’Union européenne désigne « l’ingérence par le biais d’opérations d’information menées par des acteurs étrangers5 ». D’après le Service européen pour l’action extérieure, « ces activités ont un caractère manipulateur et sont menées de manière intentionnelle et coordonnée par des acteurs étatiques ou non étatiques6 ». Ces activités sont bien réelles, tout comme la nécessité pour la société belge de s’en protéger. Le rôle que doit remplir l’armée dans cette protection ne va, en revanche, pas de soi.

La militarisation de la lutte contre la désinformation passe d’abord par des choix sémantiques. La Défense a créé en octobre 2022 un commandement cyber, rattaché au SGRS. En son sein, il existe un département pour la « guerre de l’information » (« Information Warfare ») qui joue un « rôle de chef de file dans un groupe de travail interdépartemental fédéral assurant le suivi de la [FIMI]7 ». Ses missions sont entre autres de détecter et d’identifier l’origine des opérations de désinformation qui visent la Belgique. Le rapport du SGRS présente cette « guerre de l’information » comme une composante du phénomène plus vaste de « guerre hybride8 ». Cette dernière expression est en fait un concept « fourre-tout » qui, en parlant de « guerre », militarise la réponse à toute une série d’actions que pourrait entreprendre un acteur étranger, de l’espionnage à la manipulation des flux migratoires, en passant par les pressions économiques ou la désinformation9. En Belgique, le rôle de la Défense pourrait d’ailleurs aller bien au-delà de la détection des campagnes de désinformation et de l’identification de leur origine. Selon l’exposé d’orientation politique du ministre de la Défense Theo Francken, présenté à la Chambre des représentants le 14 mars 2025, la « communication stratégique de la Défense » doit s’adresser directement à la population belge pour l’empêcher de se laisser convaincre par des tentatives de désinformation étrangères. Il y est en effet question de confier à la communication institutionnelle de la Défense les tâches de « contrer les campagnes de désinformation et fournir à la population les outils nécessaires pour traiter de manière critique les informations et procéder à une évaluation individuelle des informations proposées » et de « viser à donner à la population les moyens et la confiance nécessaires pour évaluer l’authenticité de l’information de manière autonome10 ». Cet exposé accorde donc tout naturellement à la Défense une place centrale dans l’élaboration « d’une stratégie de lutte contre l’ingérence étrangère », sans mentionner clairement de collaboration avec d’autres acteurs de la lutte contre la désinformation en Belgique.

  1. Une prééminence de la Défense qui n’est pas justifiée

Cette prééminence dans la lutte contre la désinformation, accordée à la Défense par son propre ministre, n’a pourtant rien de naturel. Au contraire, le plan stratégique présenté en mai 2022 par la précédente ministre de la Défense, la socialiste Ludivine Dedonder, insistait sur « une optimalisation de la coopération entre les différents acteurs belges » au sein d’une task force interdépartementale pour les opérations d’information. Elle soulignait également la collaboration entre le SGRS et le Centre de crise national, rattaché au SPF Intérieur. C’est d’ailleurs une conception de la répartition des compétences en matière de lutte contre la désinformation qui existe encore au sein de la coalition au pouvoir en Belgique depuis janvier 2025. Dans son exposé d’orientation politique, le nouveau ministre de l’Intérieur, Bernard Quintin (du parti libéral Mouvement Réformateur, MR), mentionne lui aussi l’importance d’une « coopération interministérielle permanente» pour lutter contre la désinformation. À la Chambre, le député Stéphane Lasseaux (Les Engagés) déclare qu’il a « un peu […] de mal à voir la Défense prendre la tête de ce qui concerne vraiment un processus interfédéral qui doit intervenir à tous les niveaux de pouvoir». Il souligne à ce titre que l’éducation et l’audiovisuel sont des compétences des communautés linguistiques. En effet, le travail que Theo Francken voudrait confier à la Défense – à savoir : « fournir à la population les outils nécessaires pour traiter de manière critique les informations » – est avant tout celui des professionnels de l’éducation et de l’information : par exemple des journalistes, des enseignants, des chercheurs et des professionnels de l’éducation permanente. En effet, le travail des associations participant à l’éducation permanente – comme le Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP) – est particulièrement important à ce titre, puisqu’elles ont « pour objectif de favoriser et de développer, principalement chez les adultes :

  1. a) une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société ;
  2. b) des capacités d’analyse, de choix, d’action et d’évaluation ;
  3. c) des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie sociale, économique, culturelle et politique. » La société civile joue ainsi un rôle crucial dans la déconstruction des fausses informations16. La communication institutionnelle de la Défense ne peut pas se substituer à ces acteurs, notamment du fait de ses propres objectifs politiques. En effet, selon le Centre de crise national, « promouvoir des opinions ou un agenda politique spécifiques » n’est pas compatible avec la lutte contre la désinformation. Or, d’après l’exposé d’orientation politique de Theo Francken, l’objectif de lutter contre la désinformation par la communication institutionnelle de la Défense est étroitement lié à celui de promouvoir la « valeur sociétale directe de la Défense ». Il s’agit de présenter au citoyen « les défis militaires et les dangers auxquels l’Europe et la Belgique sont confrontées » pour le convaincre des « efforts […] nécessaires pour y faire face » et « rendr[e] les choix politiques en matière de défense plus compréhensibles». Autrement dit, cette communication vise avant tout à justifier la politique d’augmentation des moyens alloués à la Défense. Cet objectif prioritaire nuit à sa prétention à « fournir à la population les outils nécessaires pour traiter de manière critique les informations ». Contrairement à ce que le ministre semble penser, la communication institutionnelle de son ministère et une information indépendante – y compris sur les questions militaires – sont deux choses différentes.

3.La transparence comme prérequis à la lutte contre la désinformation

Il y a toutefois un effort que la Défense serait tout à fait légitime à entreprendre pour permettre une meilleure information des citoyennes et citoyens sur son action. Elle peut et doit être plus transparente sur la conduite de ses opérations militaires et particulièrement sur leurs conséquences humanitaires. Comme le rappelait le Secrétaire général des Nations unies, « il est crucial de maximiser la transparence et l’accès à l’information pour renforcer la confiance dans les institutions, la gouvernance et les processus publics. » Le plan stratégique de la précédente ministre belge de la Défense soulignait lui aussi qu’« une communication transparente contribue à contrer la désinformation et à accroître la résistance aux dangers de la désinformation». Dès la présentation de son exposé de politique générale en novembre 2020, Ludivine Dedonder s’était engagée à ce que la Défense fasse « preuve d’une transparence maximale en ce qui concerne la prévention, le suivi et le signalement de toute victime civile pendant l’exécution de ses missions». Elle suivait en cela la recommandation d’une résolution adoptée par la Chambre des représentants en juin 2020. Or, d’octobre 2014 à juillet 2015, de juillet 2016 à décembre 2017 et d’octobre 2020 à septembre 2021, des avions de combat de la Composante air belge ont participé aux opérations de la coalition internationale contre l’organisation État islamique en Irak et en Syrie. Au cours de ces opérations, la Belgique s’est illustrée comme l’un des États les moins transparents de la coalition quant aux victimes civiles qu’ont pu faire ses bombardements. Dès décembre 2016, dans une étude comparative de la transparence des différents États quant à leurs bombardements contre l’organisation État islamique (EI), l’organisation non gouvernementale (ONG) Airwars décrivait les opérations belges comme « une campagne militaire conventionnelle secrète et généralement non évaluable». En ne rendant publique presqu’aucune information sur le lieu et la date des frappes qu’elle menait en Irak et en Syrie, la Belgique se retrouvait dans le groupe des États les moins transparents de la coalition, avec l’Australie, les Pays-Bas, la Jordanie, le Bahreïn et l’Arabie saoudite. L’ONG estimait alors que la Turquie et les Émirats arabes unis avaient fait preuve de plus de transparence que la Belgique. En août 2017, Airwars rapportait que la Belgique était impliquée dans deux bombardements en Irak ayant tué et blessé des civils. Cependant, la Défense belge et son ministre d’alors, Steven Vandeput (N-VA), niaient toute perte civile25. En mars 2020, la Belgique, aux côtés de la France et du Royaume-Uni, était à nouveau épinglée pour ses difficultés à reconnaître les pertes civiles qui avaient pu résulter de ses bombardements26. Même après l’engagement pour plus de transparence pris par Ludivine Dedonder en novembre 2020, une coalition de onze organisations de la société civile belge et internationale regrettait que ces engagements n’aient pas été suivis d’effet pendant la dernière année d’opérations belges en Irak et en Syrie (octobre 2020 – septembre 2021).

L’opacité des opérations militaires n’est pourtant pas une fatalité, comme le montre l’exemple néerlandais. La première participation des Pays-Bas aux opérations aérienne de la coalition contre l’EI, d’octobre 2014 à juin 2016, a été marquée par une opacité similaire à celle de la Belgique. Toutefois, sous la pression de la société civile et de la presse, le ministère de la Défense est progressivement devenu de plus en plus transparent. Lors du deuxième déploiement d’avions de combat néerlandais, de janvier à décembre 2018, il annonçait chaque semaine les frappes conduites par ses forces et le lieu approximatif de celles-ci. Après l’avoir dissimulée pendant quatre ans, les autorités néerlandaises ont par ailleurs été forcées en novembre 2019 de reconnaître leur responsabilité dans un bombardement à Hawija, en Irak, qui a causé la mort d’au moins 70 civils en juin 2015. Une commission d’enquête a été mise en place en novembre 2020 et elle a rendu son rapport en janvier 2025. En avril 2022, après une série de consultations avec des organisations de la société civile et des institutions académiques, le ministère de la Défense annonçait un plan pour accroitre la transparence de la communication sur ses opérations militaires. En mars 2023, la presse révélait qu’une autre frappe aérienne néerlandaise avait fait des victimes civiles en mars 2016 à Mossoul en Irak. Le ministère de la Défense rendait alors publiques les données précises (lieu exact, date et heure) des plus de 600 frappes conduites par la Force aérienne royale néerlandaise lors de ses opérations contre l’EI. En décembre 2023, le ministère de la Défense mettait en place un mécanisme pour que des civils ou des ONG puissent lui faire part des « suspicions de pertes civiles ». Ces deux dernières mesures ont permis le recoupement de la base de données du ministère néerlandais de la Défense sur ses frappes en Irak et en Syrie et de celle d’Airwars sur les victimes civiles des bombardements de la coalition. Si la Défense belge veut améliorer sa transparence, renforcer la confiance de la population dans sa communication et ainsi mieux combattre les tentatives de désinformation qui portent sur ses opérations militaires, elle peut prendre exemple sur son voisin du nord.

En conclusion, cet éclairage démontre que faire de la désinformation un enjeu militaire et, par conséquent, accorder une prééminence à la Défense dans son traitement ne va pas de soi. S’il est en effet nécessaire, comme l’annonce Theo Francken, de « fournir à la population les outils nécessaires pour traiter de manière critique les informations », c’est là le rôle des professionnels de l’information et de l’éducation, non celui de la communication institutionnelle de la Défense. Au contraire, cette dernière est particulièrement mal placée pour donner aux citoyennes et citoyens les outils pour un traitement critique de l’information. D’une part, comme le rappelle l’exposé d’orientation politique du ministre lui-même, cette communication est soumise à une logique organisationnelle d’autopromotion. Son ambition affichée de

justifier les choix politiques qui lui accordent plus de ressources financières l’empêche d’être une source d’information indépendante. D’autre part, la volonté de la Défense de lutter contre la désinformation se heurte au manque flagrant de transparence des informations qu’elle a fourni au public lors de sa dernière participation à un conflit armé. À défaut de « donner à la population les moyens et la confiance nécessaires pour évaluer l’authenticité de l’information de manière autonome », la Défense peut au moins mieux l’informer sur son action. Cependant, elle doit pour cela adopter une communication transparente et proactive sur ses opérations et, comme son voisin néerlandais, accepter leur examen par la société civile et les institutions académiques.

Auteur : Samuel Longuet chargé de recherche au GRIP

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