mai 12, 2025
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Politique

ÉTAT FRAGILE, APLATI, FAILLI

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Gouvernance hybride et l’évolution de l’État en Afrique et au Sahel

du commerce, l’évolution de certains marchés internationaux (hydrocarbures, minerais, etc.), la spéculation financière, l’influence de compagnies étrangères, etc. En bas, ils sont concurrencés par des acteurs locaux tels que les pouvoirs néo-traditionnels, les grandes municipalités, des associations puissantes, des confréries religieuses, des seigneurs de guerre, etc. La gouvernance de ces États fragiles est hybride : le cadre légal et la pratique administrative divergent fortement et la coproduction des services publics est de plus en plus prise en charge par des acteurs non étatiques. Initialement acteurs minoritaires, ces derniers acquièrent, du fait de l’aplatissement progressif de l’État, un rôle de plus en plus important et finissent par devenir les principaux pourvoyeurs de services à la population. L’État résiduel n’étant plus en mesure de délivrer des services publics, il devient de facto le partenaire minoritaire du système de coproduction des services publics. Ce renversement des rôles génère une configuration de pouvoir très particulière prenant à contre-pied les politiques d’aide classiques qui font de l’État-partenaire le maître d’œuvre du développement. L’analyse des cas de coproduction de services publics par des acteurs non étatiques dans plusieurs secteurs (éducation, justice, sécurité) permet de déterminer les principales caractéristiques de cette gouvernance hybride :  Les services publics sont coproduits par des acteurs non étatiques en position de partenaires majoritaires et des acteurs étatiques en position de partenaires minoritaires ;  la coproduction repose sur un bricolage informel et des nouvelles formes d’organisation sociale conçues par plusieurs acteurs ;  cette coproduction est rendue possible par un partage informel du pouvoir qui doit avoir une certaine stabilité mais n’est pas exempt de concurrences et de rivalités ;  cette coproduction conduit parfois à un renversement des hiérarchies sociales et des transferts de légitimité ;  les administrations résiduelles sont caractérisées par un niveau élevé de corruption et ne sont plus en mesure d’assurer la maîtrise d’ouvrage que leur assignent les politiques classiques de développement.

La gouvernance hybride  en pratique : Le double secteur privé, base du secteur de l’enseignement en RDC 

Dans de nombreux pays d’Afrique francophone où le système de droit était calqué sur celui de l’ancienne puissance coloniale, la loi faisait de l’État le principal ou seul pourvoyeur de certains services publics. Si ce monopole de droit a rarement été un monopole de fait, il s’est effrité bien avant les programmes d’ajustement structurel et est maintenant réduit à la portion congrue. Les pays qui ont connu cette évolution ont une gouvernance hybride où des pans entiers des services à la population sont pris en charge par des acteurs non étatiques. Les trois exemples de gouvernance hybride présentés dans ce chapitre sont empruntés à la République démocratique du Congo (5e rang sur l’index des États fragiles), le Tchad (7e rang) et la Guinée (14e rang). 

Les églises jouent un rôle fondamental dans le secteur de l’éducation en RDC. Dans l’éducation primaire et secondaire, les congrégations religieuses – qui disposaient déjà d’une présence historique dans cette activité7 – ont renforcé leur rôle avec l’assentiment du gouvernement. En effet, ce dernier a transféré des écoles publiques à des congrégations qui sont désormais appelées écoles publiques confessionnelles. Actuellement, la majorité des écoles primaires publiques de la RDC ne sont pas gérées par l’État : des organisations religieuses, dont la plus prédominante est l’Église catholique, suivie de diverses églises protestantes, gèrent environ 80 % des écoles primaires publiques en vertu d’un accord formel avec le gouvernement. Cette délégation de l’enseignement primaire et secondaire aux organisations religieuses s’accompagne d’un taux de financement important des parents. Bien que payante, le taux de scolarisation des enfants atteint 78 %, alors que le taux de pauvreté en RDC atteint 73 %8. De même, face à l’augmentation du nombre de jeunes et à l’incapacité de créer de nouvelles universités d’État, les organisations catholiques et protestantes ont investi le champ de l’enseignement supérieur. Elles ont créé et créent encore de nouvelles universités privées et sont ainsi les seules à répondre au besoin croissant d’enseignement supérieur lié à ladynamique démographique et scolaire. Les Universités catholique (UCC) et protestante (UPC) de Kinshasa sont même les plus réputées du pays. L’enseignement supérieur et universitaire compte plus de 420 établissements et se caractérise par :  une croissance quantitative et incontrôlée ;  des déséquilibres géographiques ;  des instituts sans ressources financières et humaines suffisantes ;  des ouvertures des filières d’enseignement sans étude préalable de faisabilité ;  une qualité d’enseignement médiocre. Aucune institution universitaire congolaise ne figure parmi les cent meilleures universités africaines depuis de nombreuses années parce qu’elles ne réunissent pas les critères scientifiques et techniques requis pour être sélectionnés.  

Si en RDC chaque grande confession religieuse a développé son propre réseau scolaire à partir de la carence de l’État, il y a aussi de très nombreuses initiatives privées laïques, notamment dans le secteur universitaire, compte tenu de la saturation des universités publiques. Entre 2006 et 2015 le nombre d’étudiants du privé a été multiplié par trois. L’ancien Premier ministre Matata Ponyo a même ouvert son université « Mapon » (son surnom) dans sa ville natale de Kindu au Maniema9. Le développement anarchique d’un florissant marché de l’enseignement supérieur a donné naissance à de nombreux établissements dans lesquels acquitter les frais de scolarité revient à acheter un diplôme. Depuis l’effondrement du régime de Mobutu dans les années 1990 et la réduction drastique du financement du secteur de l’éducation par l’État, les établissements ont survécu en s’autonomisant et en se privatisant de facto. Ne recevant plus de subsides de l’État, les universités publiques ont par exemple développé leurs propres mécanismes de génération de recettes grâce aux frais de scolarité auparavant pris en charge par le budget national. Mais, à côté de cette privatisation du service public, a aussi émergé un double secteur privé : un secteur privé confessionnel et un secteur privé laïc. Compte tenu de son poids dans le système éducatif et de son organisation très structurée (notamment pour les établissements relevant des confessions religieuses), les pouvoirs publics ne peuvent ni véritablement réguler ce double secteur privé ni lui imposer une politique non consentie. Ce rapport de force défavorable aux pouvoirs publics a été illustré par : la tentative de mise en œuvre de la politique de gratuité de l’enseignement primaire et secondaire en 2020 qui s’est heurtée à de nombreux obstacles et reste encore inaboutie10 ;  les opérations répétées et infructueuses d’assainissement du secteur par le ministère de l’Enseignement supérieur et universitaire. Celui-ci a promulgué en 2015 un arrêté de fermeture de 174 établissements universitaires considérés comme non viables ; en 2021, il a de nouveau ordonné la fermeture de 241 universités dans 4 provinces (39 à Kinshasa, 23 dans le Maniema, 100 au Nord-Kivu et 88 dans le SudKivu). En fait, les mesures de fermeture se succèdent régulièrement sans assainir le secteur.

Le règlement des conflits fonciers ruraux au Tchad : une justice sans juge

Dès leur indépendance, les États africains de droit francophone ont réservé l’exclusivité du pouvoir de règlement des conflits fonciers à l’autorité judiciaire. En conséquence, lorsqu’il y a un différend sur l’usage de la terre, la juridiction compétente est censée trancher en appliquant la loi. Dans le Tchad rural, cette approche judiciaire du règlement des conflits est en réalité peu pratiquée et a été remplacée par d’autres dispositifs. Non seulement ce n’est pas à la loi que les parties en conflit se réfèrent le plus souvent pour défendre leurs droits, mais encore le juge n’est pas l’autorité à laquelle elles recourent spontanément pour régler leurs différends. En milieu rural, de nombreux mécanismes alternatifs de gestion des conflits liés aux ressources naturelles sont mis en œuvre (voir le tableau ci-dessous). 

Dispositifs de règlement des conflits fonciers ruraux (Voir le tableau ci-après)

MéthodesMécanismes Acteurs Avantages Désavantages 
Négociation directe Arrangement à l’amiable Parties en conflit Rapidité, proximité, consensus Temporaire 
Médiation/ conciliation Recours au système normatif traditionnel (droit islamique, us et coutumes locales) Autorités traditionnelles et religieuses (chefs de clan, de village, de ferrick, sultans, marabouts, imams, prêtres, etc.) Proximité, consensus, accessibilité Non reconnaissance par certains acteurs, risque de discrimination 
Concentration Recherche d’un accord entre les parties qui concilie leurs intérêts et fasse consensus Comités de paix, commissions foncières, comités mixtes, comités de concertation, comités d’entente et de dialogue, laboratoires de paix (ces instances peuvent inclure en leur sein des autorités traditionnelles) Proximité, consensus, accessibilité Risque de discrimination, concurrence et confusion 
Règlement administratif Décision basée sur la réglementation administrative Autorités administratives locales (mairies, gendarmeries, services de l’élevage et de l’agriculture, etc.) Réglementation identique sur tout le territoire national Corruption, coût, dépassement des compétences administratives par certains acteurs 
Règlement judiciaire Procès basé sur la législation moderne Juridiction compétente Législation identique sur tout le territoire national, possibilité d’appel Lenteur, coût, ineffectivité, corruption 
Accord d’accès et de gestion des ressources naturelles Accord négocié entre les parties en conflit au niveau local avec l’aide d’un tiers médiateur Parties en conflit, médiateur et éventuellement autorités administratives locales Rapidité, consensus Réponse locale 

Alors qu’en droit le règlement judiciaire s’impose, en pratique il est souvent le dernier recours après la négociation directe entre les parties en conflit, la médiation par un tiers supposément neutre et le règlement par une autorité administrative. L’intervention des autorités administratives et judiciaires est coûteuse pour une population rurale très pauvre. En outre, elle dépend de la couverture du territoire par les services administratifs et par les cours et tribunaux. Plusieurs services administratifs doivent généralement être mobilisés pour résoudre un conflit lié aux ressources naturelles (lagendarmerie mais aussi des services techniques compétents en fonction de la ressource concernée : évaluation des dommages agricoles par les services du ministère de l’Agriculture en cas de dégâts champêtres par exemple). Cela génère des lenteurs administratives qui allongent les délais de règlement des conflits. Concernant l’intervention judiciaire, les tribunaux sont souvent engorgés par les affaires à juger et difficilement accessibles pour les pauvres, en raison des coûts élevés des procédures et des déplacements à effectuer en ville. Le règlement des conflits par les autorités administratives et judiciaires est de surcroît affecté par la corruption souvent chronique de ces institutions. Des dispositifs basés sur la médiation se sont développés à l’ombre et en réaction aux défaillances des appareils administratifs et judiciaires. Malgré les velléités des pouvoirs publics de les remplacer ou de réduire leur pouvoir, les autorités traditionnelles (qui comptent 11 sultans et des milliers de chefs locaux) ont continué à jouer leur rôle historique dans les zones faiblement administrées, y compris leur rôle de médiateur des conflits fonciers. Collaborateurs de l’administration selon la loi12, les chefs traditionnels sont impliqués dans toutes les questions relevant de leurs terroirs. La gestion du foncier leur revient ainsi que la résolution des conflits éleveurs-agriculteurs dans leurs circonscriptions. Mais face à l’explosion des conflits fonciers, les autorités traditionnelles sont souvent dépassées et d’autres acteurs de la société civile se sont engagés dans la résolution des conflits ruraux. Des « comités mixtes », c’est-à-dire des structures qui rassemblent des éleveurs et agriculteurs, parfois accompagnés de leaders religieux ou traditionnels, ont été créés et siègent en cas de conflits. Il s’agit notamment des instances paritaires et des comités locaux de résolution de conflits, des comités de gestion des ouvrages pastoraux, etc. Ces structures ad hoc sont initiées par des membres de la société civile avec ou sans l’appui d’organisations de développement et avec plus ou moins de succès : certaines réussissent à s’institutionnaliser tandis que d’autres périclitent. Ces instances essaient de trouver un compromis entre les parties et prononcent parfois des dédommagements en nature ou en espèces. Quand les comités sont composés d’autorités traditionnelles et administratives locales, ils bénéficient d’une légitimité à la fois coutumière et étatique13. Comparées à l’intervention des tribunaux, les instances de médiation sont généralement d’un accès aisé et d’un coût réduit pour les populations rurales. Leurs référents normatifs sont plus facilement compréhensibles par la population que les lois et règlements administratifs ; ceux qui les mettent en œuvre sont plus proches des justiciables et plus rapidement mobilisables ; et leur cadre d’action est plus souple que les institutions judiciaires. Ces dispositifs de médiation reposent sur l’adhésion des parties à un ensemble de valeurs communes, adhésion qui garantit le respect de l’accord par les parties. Par ailleurs, les acteurs en conflit n’ont pas confiance dans les tribunaux modernes, auxquels ils ne recourent qu’en cas d’ultime nécessité. Cette méfiance à l’égard du système judiciaire provient en grande partie de préoccupations financières (notamment la corruption) et surtout du déphasage entre le cadre juridico-institutionnel et la société. Attachées à d’autres croyances et valeurs que celles qui fondent le droit moderne, les parties craignent une détérioration des relations sociales au niveau de leur communauté. Le recours à des mécanismes non juridictionnels issus de la société civile permet de combler en partie les carences des services de l’État en matière de gestion des conflits ruraux et offre aux acteurs en conflit des opportunités variées de régler ces conflits en jouant sur le pluralisme des normes (traditionnelles, islamiques, modernes). Dans la pratique et face à l’absence de l’État, les structures traditionnelles et les structures bricolées par la société civile gèrent certains délits censés « légalement » relever des instances judiciaires. De facto, le système judiciaire est une institution mise à l’écart du règlement des conflits fonciers ruraux. 

Les confréries de chasseurs : des auxiliaires de sécurité ambivalents en Guinée 

Les donzos sont des chasseurs traditionnels présents dans toute l’Afrique de l’Ouest et issus de l’ensemble culturel mandingue. En charge initialement de l’approvisionnement des villages en viande de brousse, leur rôle est aussi étendu à la protection des personnes et des biens, au maintien de l’ordre moral et à la gestion des conflits par des moyens matériels et magiques. Leur rôle de protecteur de leur communauté leur confère une forte légitimité historico-communautaire. Depuis l’avènement de l’État indépendant, les chasseurs sont utilisés comme auxiliaires des forces de police, voire comme des substituts à une police défaillante ou absente. Dans le contexte d’une faible capacité sécuritaire de l’État en milieu rural, les chasseurs qui disposent d’armes rudimentaires (y compris des armes à feu) exercent souvent une activité de sécurité, sans que cette dernière ne soit encadrée juridiquement et sans formation commune. Ils posent dès lors des problèmes de droit : les membres de ces confréries détiennent des armessans être titulaires des permis nécessaires et ils commettent des exactions et des abus de pouvoir. Conscients de ces problèmes, les pouvoirs publics ont transformé ces auxiliaires de fait en auxiliaires de droit. Ils se sont efforcés d’officialiser leur rôle d’auxiliaire de sécurité et ont encouragé la formation d’organisations fédérant ces nombreuses confréries locales. Ainsi, en Guinée, les donzos sont regroupés au sein de l’Union nationale des chasseurs et guérisseurs traditionnels de Guinée agréée en 2009 (UNCGTG) et qui compte de plus de 120 000 membres. Ils se sont érigés en partenaire des gouvernements qui leur ont confié des missions officieuses et officielles. En 2000, quand la Guinée avait fait l’objet d’une attaque en provenance de la Sierra Leone, les donzos avaient été mobilisés pour sécuriser et surveiller la frontière15. En 2013, dans son plan de protection de l’environnement, le gouvernement guinéen a confié à l’UNCGTG une mission de police de l’environnement. Les donzos sont censés contribuer à lutter contre la déforestation et à assurer la protection de certaines espèces animales menacées de disparition16. Ils bénéficient à ce titre d’un programme de renforcement de capacité du Programme des Nations unies pour le développement. Outre leur intégration comme auxiliaires de sécurité, les donzos font aussi l’objet de tentatives de cooptation politique. Ils ont été accusés par l’opposition d’être impliqués dans la répression meurtrière des manifestations de 2012-2013. À Conakry, les donzos sont perçus comme étant la branche armée de l’ex-parti au pouvoir, le Rassemblement du Peuple de Guinée d’Alpha Condé (RPG). En effet, en 2018 ces derniers ont été vus lors de réunions du parti ou lors de manifestations de l’opposition. De ce fait, de nombreuses voix se sont élevées au sein de la classe politique et de la société civile pour s’inquiéter de l’instrumentalisation de ces chasseurs traditionnels et des risques d’affrontements interethniques. Le président (Ibrahima Magassouba) et le porte-parole de l’UNCGTG récusent la politisation des donzoset déclarent que leur organisation est apolitique18. Alors qu’ils sont censés contribuer à la sécurité des personnes et de l’environnement, les donzos sont aussi des acteurs de l’insécurité. Ils font du braconnage et sont impliqués dans les luttes locales pour le contrôle des zones aurifères artisanales à la frontière entre le Mali et la Guinée. En 2017, le ministère de la Sécurité et de la protection civile du Mali a indiqué que des donzos avaient tendu une embuscade à un détachement de lagendarmerie malienne et, en 2021, de violents accrochages ont eu lieu entre forces de sécurité et chasseurs traditionnels dans une mine d’or artisanale située dans la nouvelle sous-préfecture de Koumandjambougou, localité située à plus de 15 kilomètres de Siguiri centre. En définitive, les donzos n’ont pas été complètement cooptés aux plans administratif et politique par les autorités guinéennes et ils s’opposent à certaines de leurs décisions. Ils oscillent entre les rôles de protecteurs pour leurs communautés et d’auxiliaires de sécurité pour le régime – deux rôles qui ne sont pas toujours compatibles. Ils disposent d’une grande marge de manœuvre et leurs allégeances, qui sont à la fois locales et nationales, communautaires et politiques, sont fluides, multiples et ambiguës. 

La gouvernance vue de l’intérieur : Les limitations de l’action étatique 

Ces trois exemples illustrent la gouvernance hybride qui prévaut dans certains secteurs d’activité et certains territoires. Cette gouvernance hybride signifie que l’État a perdu la prééminence sur la production des services publics et que des organisations non étatiques assument des tâches habituellement confiées à l’État. Le monopole de production des services publics par l’État est remis en cause et un système de coproduction chargé de pallier autant que possible les carences de l’État lui a été substitué. En RDC, l’évolution du secteur de l’enseignement du régime de Mobutu à nos jours montre l’effondrement d’un monopole d’État et la constitution d’un marché de l’enseignement dominé par deux catégories d’acteurs (les confréries religieuses et les entrepreneurs de l’éducation), en théorie régulé par le ministère. 

Au Tchad, le règlement des conflits ruraux témoigne du vide d’État en milieu rural. 60 ans après l’indépendance, le monde rural est encore largement un monde sans État. Si les administrations sont quasi absentes de la résolution des conflits fonciers ruraux, c’est avant tout parce que la gestion du domaine foncier en zone rurale leur échappe complètement et que les principes du droit moderne restent étrangers aux populations rurales. Le foncier rural reste régi par d’autres acteurs et d’autres systèmes de pouvoir et de valeur. Les autorités étatiques ne se mêlent d’ailleurs de ces conflits qu’en cas de violences significatives, c’est-à-dire quand il est trop tard et que ces conflits donnent lieu à d’importants troubles à l’ordre public. L’analyse des violences foncières rurales montre à la fois que les autorités d’État (la gendarmerie, voire parfois l’armée) n’interviennent qu’après le dépassement d’un certain seuil de violence (qui s’évalue en nombre de morts) et que, même dans ces cas, les autorités étatiques encouragent une résolution hybride du conflit. Elles misent en général sur la combinaison du droit moderne (arrestation, condamnation, emprisonnement) et du droit coutumier (médiation, négociation et indemnisation coutumière par les parties prenantes). Loin d’être rejetée par les pouvoirs publics, la gouvernance hybride est perçue par ceux-ci comme la meilleure solution. 

En Afrique de l’Ouest, la montée en puissance des confréries de chasseurs et leur dérive violente s’observent à chaque crise. Pendant la guerre civile au Sierra Leone (1991-2002), les groupes de chasseurs(Kamajors) ont joué un rôle essentiel. Ils ont été initialement employés par les chefs locaux, puis par le président Ahmad Tejan Kabbah en 1996 pour remplacer les mercenaires d’Executive Outcomes comme force de sécurité du gouvernement sous l’appellation de Forces de défense civile (CDF). Pendant la crise ivoirienne (2002-2011), les chasseurs se sont engagés dans une voie politique et militaire. Certains donzos, comme Zakaria Koné, sont devenus des seigneurs de guerre et d’autres ont pris parti contre Laurent Gbagbo. De même la progression actuelle de l’insécurité et les carences sécuritaires de l‘État en milieu rural ont conduit à une remobilisation des chasseurs au Mali, au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire, où ils contribuent à la sécurisation de la frontière septentrionale. Au Burkina Faso, l’adoption de la loi sur les Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), en janvier 2020, a entraîné le recrutement de nombreux donzoset, au Mali, les donzos sont accusés d’exactions contre les Peuls. Ces crises révèlent toutes comment les miliciens ruraux/auxiliaires de sécurité peuvent devenir des vecteurs de règlements de comptes communautaires et de massacres. La permanence de ces structures néo-traditionnelles repose sur un besoin de sécurité des communautés rurales – besoin que nombre d’États africains sont incapables de satisfaire. Les exemples tchadien et guinéen illustrent chacun dans un domaine différent l’échec de l’État protecteur et de l’État comme monopole de la violence légitime. 

Les caractéristiques de la gouvernance hybride 

L’administration est plus ou moins absente de certaines zones : au fil du temps, la sous-administration se mue en dés-administration des marges du territoire national d’abord, puis d’espaces ruraux plus proches de la capitale, centre du pouvoir gouvernemental. La formule centrafricaine « l’État s’arrête au PK15 » (c’est-à-dire à 15 km de la capitale) prend ici tout son sens. La totale dés-administration d’un territoire aboutit à une zone grise qui peut être dominée par des pouvoirs locaux et/ou des pouvoirs étrangers qui peuvent s’affronter ou collaborer et développer des activités légales et illégales. La sous-administration de certaines provinces peut résulter d’un manque de moyens budgétaires et humains ou d’une volonté politique délibérée (cas des territoires punis par le gouvernement car foyers de contestation politique). 

Cependant, à part quelques cas extrêmes comme la Centrafrique et la Somalie, il y a toujours une présence résiduelle de l’État. Certaines administrations fonctionnent à moitié, certaines ne fonctionnent plus et ont disparu et certaines ne fonctionnent plus mais continuent d’exister à travers leurs agents. Le paradoxe de la survie des administrations fantômes tient à la privatisation informelle de leurs fonctions par les fonctionnaires dans le cadre d’une stratégie de survie. Cet État résiduel n’est pas en mesure de délivrer des services publics et devient le partenaire minoritaire du système de coproduction des services publics. Ainsi, dans le système universitaire congolais, le ministère de l’Enseignement supérieur fournit l’agrément administratif des établissements et garantit la reconnaissance des diplômes mais son pouvoir s’arrête là. Il ne parvient pas à freiner (encore moins à empêcher) l’émergence constante d’établissements non viables et hors du droit commun. Dans le marché de l’enseignement supérieur, il joue un rôle d’officialisation des initiatives privées plus que de régulation. De même, en zone rurale, ce sont les donzos qui constituent la première force de sécurité, les premiers répondants en cas de menace et non la gendarmerie guinéenne sous-équipée et peu mobile. Dans le système de sécurité rurale, la gendarmerie joue un rôle secondaire par rapport aux chefs coutumiers et aux confréries néo-traditionnelles de chasseurs. 

Les services publics sont donc coproduits par des acteurs non étatiques (en position de force) et étatiques (en position de faiblesse). Cette coproduction repose sur un bricolage informel qui requiert souvent une reconnaissance officielle par les agents de l’État résiduel. Ainsi, dans le domaine de la gestion des conflits ruraux, les dispositifs alternatifs mis en place par des acteurs de la société civile recherchent souvent in fine la validation de leurs décisions par des autorités administratives ou judiciaires. Le résultat des négociations ou médiations entre les acteurs ruraux en conflit doit être officialisé par un agent de l’État – que cela soit ou non prévu par les textes réglementaires. Même inefficace et amorphe, l’administration continue d’être une instance d’officialisation et sait faire payer ses tampons. Dans certains pays, l’inflation des tampons administratifs est d’ailleurs inversement proportionnelle à l’effectivité de l’administration. Dans les systèmes de gouvernance hybride, les représentants de l’État résiduel développent des pratiques informelles et illégales. Comme précédemment indiqué, les fonctionnaires assurent leur survie économique en privatisant leur fonction. Cela conduit à une normalisation des pratiques illégales et une inversion des missions. Les douaniers contrebandiers, les militaires rebelles, les policiers criminels, etc., prolifèrent et instaurent unordre baroque où les statuts administratifs sont utilisés pour justifier la prédation et l’abus de pouvoir. La disparition des salaires, l’absence de pouvoir hiérarchique, la prolifération des opportunités de prédation, etc., aboutissent de ce fait à un niveau élevé de corruption dans les administrations résiduelles. Malgré sa grande corruption, l’administration est rarement contestée de manière frontale. Bien qu’impuissant, l’État reste une référence et un souvenir idéalisé. Dans tous les pays faillis, la population se réfère toujours à un âge d’or durant lequel « l’État fonctionnait », c’est-à-dire qu’une partie importante de la population bénéficiait de services publics parfois même gratuitement. La coproduction des services publics dans laquelle l’administration est un partenaire minoritaire induit cependant un transfert de légitimité. Dans ces situations, les nouveaux fournisseurs de services publics disposent d’une forte légitimité populaire tandis que l’ancienne élite politico-administrative est souvent discréditée, même si elle reste crainte ou si elle continue de symboliser une forme de réussite. De nouveaux pouvoirs émergent dans l’espace social et en surclassent d’autres28. Une certaine fluidité sociale remet en cause les hiérarchies sociales préexistantes et induit des transferts de légitimité. Tandis que les fonctionnaires – la première élite issue de la décolonisation – sont déclassés, les commerçants s’élèvent dans la hiérarchie sociale. Les Nandés au Nord-Kivu sont une ethnie où la direction de la communauté revient aux familles les plus riches, c’est-à-dire aux grands commerçants. Cette inversion sociale n’est pas toujours bien vécue comme l’a prouvé la crise centrafricaine dont une des racines non dites était l’antagonisme fonctionnaires chrétiens/commerçants musulmans. En termes de transfert de légitimité, on constate aussi que les médiateurs des conflits agropastoraux bénéficient d’une forte considération dans les communautés rurales et que la popularité des donzos sort renforcée de chaque crise sécuritaire. Par ailleurs, les acteurs de la société civile doivent innover et inventer de nouvelles formes d’organisation sociale pour produire des services publics (comme l’auto-gestion). La dés-administration n’est pas synonyme de dérégulation mais d’invention d’un nouvel ordre fondé sur la créativité sociétale. Les normes du nouveau monde peuvent être différentes des normes étatiques ou se mélanger dans le cadre d’unsyncrétisme improvisé. Il en est ainsi souvent de la résolution des conflits fonciers. Les médiateurs et les parties en conflit peuvent s’inspirer à la fois des normes du droit moderne, de droit islamique et du droit coutumier dans le cadre d’un pluralisme juridique où coutume et modernité se confondent, se rencontrent et engendrent des formes sociales néotraditionnelles. Si ces nouvelles formes d’organisation sociale reposent sur la collaboration et l’auto-gestion, la logique de concurrence est loin d’être complètement exclue. Cela est particulièrement visible dans le secteur de la sécurité. Divers groupes de donzos sont capables de s’unir face à une menace extérieure (comme la gendarmerie malienne) tout en restant tiraillés par leurs rivalités intercommunautaires. L’unité de ces acteurs apparaît donc toujours circonstancielle et fragile. De plus, la coproduction de la sécurité rurale en Guinée repose en même temps sur la complémentarité et la concurrence : si les donzos coopèrent avec les forces de sécurité étatiques, ils entretiennent aussi une certaine rivalité avec elles comme l’indiquent les discours critiques des uns sur les autres (les donzos dénoncent l’inefficacité des gendarmes tandis que les gendarmes dénoncent l’absence d’éducation et de formation des donzos). Par ailleurs, si les logiques de collaboration l’emportent sur les logiques de concurrence et si les acteurs non étatiques ont une organisation et des ressources leur permettant de dispenser des services publics de manière significative dans le temps et l’espace, on peut alors parler de « système social de substitution ». Le double secteur privé d’enseignement en RDC (laïc et confessionnel) qui couvre le territoire national et scolarise des millions de jeunes fait partie de cette catégorie. Néanmoins, dans la plupart des cas, les services publics dispensés sont locaux, notamment en matière de sécurité31. En définitive, la gouvernance hybride se caractérise par une configuration de pouvoir partagé. Il faut du pouvoir pour produire ces services et la production de ces services génère du pouvoir. L’État a perdu son double monopole fiscal et policier et les services publics ne sont plus produits mais coproduits. Ce pouvoir peut être partagé entre des acteurs légitimes et illégitimes. Dans les zones de conflit, il n’est pas rare de voir des collaborations entre seigneurs de guerre et autorités locales coutumières, religieuses, administratives, économiques, etc. Cette collaboration ad hoc vise non seulement à policer un territoire donné mais aussi à gérer les affaires locales telles que la transhumance, les campagnes de vaccination, la fiscalité locale, etc. Ce partage du pouvoir dans la société peut être stable ou instable. Sa remise en cause trop fréquente rend impossible la coproduction de services publics en réduisant les capacités d’action et les motivations des acteurs non étatiques. Généralement, les villages sont plus propices à l’émergence de coproduction de services publics car les habitants se connaissent tous, entretiennent des relations de proximité et de solidarité et sont peu nombreux. Le partage du pouvoir dans la communauté villageoise a moins de chance d’être perturbé qu’en ville où la diversité des acteurs est plus grande et où de nouveaux venus peuvent remettre en cause le consensus existant. La gestion foncière reflète le caractère fictif de l’État comme maître du sol et la répartition du pouvoir sur la terre entre plusieurs catégories d’acteurs (chefs coutumiers, notables locaux, autorités religieuses, associations de producteurs, collectivités locales, propriétaires urbains, etc.). L’une des conséquences de la dégénérescence de l’État est la perte de sa capacité de maîtrise d’ouvrage. Définie comme l’entité porteuse du projet, la maîtrise d’ouvrage d’État devient très problématique en raison des carences budgétaires et des pertes de compétences professionnelles. De ce fait, l’aide-projet qui repose sur les administrations pour sa mise en œuvre devient impossible. Les pouvoirs publics ne peuvent plus payer les contreparties financières demandées par les bailleurs (souvent 20 % du coût du projet) et/ou n’ont plus les personnels compétents pour gérer la maîtrise d’ouvrage. Dans un contexte d’effondrement progressif des administrations, les fonctionnaires les plus compétents réussissent en général à émigrer ou à se reconvertir dans le secteur privé ou sur le marché de l’aide. Certains sont ainsi recrutés par des acteurs de la société civile (des organisations non gouvernementales internationales par exemple) engagés dans la coproduction de services publics. Privée de ses compétences techniques, l’administration est encore moins en mesure d’assurer la maîtrise d’ouvrage des projets financés par les bailleurs. Ce sur affaiblissement de l’État rend impossible la politique des donateurs qui compte sur la maîtrise d’ouvrage d’État pour la mise en œuvre de leur aide projet. Le recours à une maîtrise d’ouvrage de substitution pour fournir des services publics à la population (municipalités, entreprises publiques, organisations non gouvernementales internationales, etc.) n’est pas toujours une solution performante. D’une part, certains acteurs de substitution ne sont pas toujours efficaces et peuvent être confrontés aux mêmes problèmes que l’État (déficit de compétences professionnelles, absence de budget, etc.) tandis que d’autres n’ont ni la capacité ni l’habitude de fournir des services publics d’une certaine envergure (par exemple les ONGI) ; d’autre part, le transfert de la maîtrise d’ouvrage de l’État à d’autres acteurs suscite le ressentiment parmi les fonctionnaires qui s’estiment dépossédés de leur part de la rente du développement. S’ils ne sont pas associés financièrement aux projets d’une manière ou d’une autre, ils peuvent être tentés d’entraver leur mise en œuvre grâce à leur pouvoir de nuisance.

La gouvernance hybride n’est pas non plus propice à une importante aide budgétaire. En théorie, l’aide budgétaire pourrait permettre de changer le rapport entre acteurs non étatiques et acteurs étatiques dans la coproduction des services publics au profit de l’État et ainsi contribuer à le rendre plus effectif. Cependant, en pratique, la gouvernance hybride et les pratiques informelles des agents de l’État augmentent les risques et opportunités de détournement de fonds. De ce fait, l’aide budgétaire attribuée à des États fragiles peut au mieux servir à « payer les fins de mois » et établir un certain équilibre budgétaire (si elle n’est pas massivement détournée), mais elle ne peut servir à faire des réformes et restaurer un fonctionnement normal de l’État, comme l’envisagent certains bailleurs. Dans les États fragiles, l’aide budgétaire semble incapable de soutenir des réformes durables et a surtout pour fonction de financer la masse salariale de l’État, c’est-à-dire d’éviter sa disparition en tant qu’employeur. 

Synthèse de Rokhaya KEBE

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