Des présidents à vie aux constitutions taillées sur mesure : Adrien Poussou, homme politique centrafricain, propose un moratoire de dix ans sans présidentielle pour relancer la démocratie.
Au lendemain de la colonisation, les pays africains ont expérimenté différentes formes d’État – des systèmes unitaires centralisés aux fédérations, voire aux unions – sans pour autant rompre avec l’héritage le plus lourd : celui de l’Ancien Régime, où le roi concentrait tous les pouvoirs en tant que représentant de Dieu sur terre. Ce modèle, balayé par les révolutions européennes, fut pourtant transposé dans les colonies africaines : l’administrateur colonial cumulait les fonctions exécutives, législatives et judiciaires, sans jamais avoir de comptes à rendre, surtout pas aux colonisés.
Aujourd’hui encore, de Bangui à Bamako, de Douala à Dakar, on entend souvent dire que l’Afrique a manqué le train du développement faute d’avoir réformé en profondeur la structure de ses États au moment des indépendances. Les travaux de nombreux historiens ont d’ailleurs montré combien la continuité entre l’État colonial et l’Ancien Régime européen reste frappante.
Le péché originel des États africains
C’est sans doute là que se situe le péché originel des jeunes États africains, qui ont remplacé l’administrateur colonial par un administrateur local, pompeusement baptisé « Père de la nation » ou « président de la République ». Ne s’estimant nullement redevable envers ses concitoyens, le nouvel administrateur, même avec sa couleur de peau locale, était persuadé d’avoir le droit de vie ou de mort sur les citoyens et voulait décider seul à leur place. Pourtant, Frantz Fanon avait mis en garde contre la tentation de singer le colonisateur. « Si nous reproduisons les institutions coloniales, nous allons accéder à l’indépendance, mais nous allons rater l’émancipation », prophétisait l’auteur de Peau noire, masques blancs.
Cela est d’autant plus vrai qu’en dépit de la vague de démocratisation amorcée au début des années 1990 dans la plupart des pays du continent, balayant ainsi plusieurs décennies de régime de partis uniques et de juntes militaires, la conception du pouvoir est restée inchangée : un seul individu élu au suffrage universel direct continue de détenir entre ses mains, et dans celles des siens, l’ensemble des leviers décisionnels. Ce qui fait dire à de nombreux observateurs que la première cause du malheur des Africains est la centralisation des pouvoirs entre les mains d’un seul homme.
Même s’il faut nuancer en soulignant que ces derniers temps en Afrique, certains sont tentés par le mirage des hommes en treillis, ces auteurs de coups d’État qui ont pris l’habitude de promettre monts et merveilles à une jeunesse nombreuse en colère. D’ailleurs, ces promesses des lendemains meilleurs sont souvent très vite renvoyées aux calendes grecques par les putschistes, notamment ceux du Sahel, qui ont tôt fait de renier leurs propres paroles d’officiers supérieurs ; ils refusent de restituer le pouvoir aux civils, tout en entraînant les pays, dont ils ont confisqué la direction, dans les vallées périlleuses de la déchéance éthique et morale.
Désormais, ils passent le clair de leur temps à vitupérer contre l’impérialisme, le néocolonialisme, les traîtres à la patrie… Autant dire contre tous ceux qui leur demandent de raccourcir les périodes de la transition et de retourner dans leurs casernes. Et pour masquer leur ambition du pouvoir, ils ont réussi à entraîner une bonne partie des peuples dans l’engrenage de la détestation de la démocratie, lui imputant l’entière responsabilité de l’échec de certains États. Alors que preuve est faite que sur le continent, les pays qui progressent, malgré les contraintes de tous ordres et les contingences diverses, comme le Botswana ou Maurice, sont ceux chez qui les principes démocratiques ne sont pas foulés aux pieds par quelques individus, fussent-ils providentiels. La démocratie n’est donc pas le problème, c’est même la solution.
Élections : fétichisme et désillusions
Plus grave encore, au-delà de l’amalgame entre impérialisme occidental et démocratie pluraliste, certains dirigeants ont réduit cette dernière à un simple fétichisme électoral. Beaucoup d’Africains en sont venus à croire que la démocratie se résumait à la tenue périodique d’élections présidentielles. Or, dans de nombreux pays, ces scrutins suscitent une méfiance profonde : loin de renforcer la gouvernance et de régler les problèmes structurels, ils attisent les tensions, accentuent les fractures sociales et nourrissent la crise démocratique. D’où la désaffection croissante des citoyens envers un système incapable de répondre à leurs aspirations.
À cela s’ajoute la question des moyens financiers colossaux consacrés à ces élections. En République démocratique du Congo, par exemple, le budget des générales de 2023 a frôlé 1,1 milliard de dollars, soit 25 % de plus qu’en 2018. Présentées comme une étape vers la légitimité démocratique, elles ont pourtant été entachées de fraudes, de violences et de dysfonctionnements logistiques, leurs résultats étant contestés par l’opposition comme par les observateurs. Autrement dit, des sommes astronomiques, souvent issues de fonds publics ou de prêts dans des pays minés par la pauvreté, sont englouties dans des scrutins qui auraient pu être consacrés à des infrastructures vitales : routes, écoles, hôpitaux.
À l’évidence, le modèle démocratique actuel, centré sur la figure d’un président tout-puissant, semble inadapté aux réalités africaines, marquées par la diversité ethnique, les inégalités régionales et les institutions faibles. Souvent perçues comme un jeu à somme nulle, les élections accentuent les rivalités et favorisent la polarisation de l’espace civique ; la contestation systématique des résultats par l’opposition en est une parfaite illustration. Des auteurs comme Ousmane Ndiaye évoquent même « une fiction démocratique » en parlant de certains pays.
Un modèle présidentiel inadapté
Nous sommes conscients qu’en disant cela, nous prenons le risque d’être accusés de faire le jeu de ceux qui affirment que la démocratie ne serait pas l’apanage des Africains ou qui s’offrent des « mandats cadeaux » et de promouvoir l’autoritarisme. Mais face au constat d’échec, on aurait tort de ne pas réfléchir à un modèle de gouvernance incluant l’ensemble des forces vives de la nation dans une structure garantissant un équilibre régional et ethnique. Autrement dit, il faudrait peut-être envisager un système dépouillé du dualisme majorité-opposition, permettant de dépasser les antagonismes pour construire un consensus autour des nécessités nationales tels que la paix, la sécurité, la réconciliation et le développement économique.
Le pari d’un moratoire de dix ans sur les élections présidentielles
Dans ces conditions, il nous paraît judicieux de proposer l’adoption d’un moratoire de dix ans sur les scrutins présidentiels afin de permettre de rompre le cycle infernal de l’instabilité chronique et des tensions politiques. Le délai de dix ans peut apparaître ambitieux, mais il est nécessaire, et offre le temps utile de repenser les systèmes politiques tenant compte des réalités locales. Pendant cette période, une gouvernance collégiale, regroupant les différentes forces politiques, sociales et régionales devra être instaurée. Inspiré des traditions africaines de consensus et de délibération collective, ce modèle pourrait aider à réduire les risques de conflits et de concentration du pouvoir dans les mains d’une seule personne afin de favoriser l’inclusion.
Concrètement, il s’agira de mettre en place un système dans lequel les fonctions de chef de l’État sont honorifiques, le gouvernement est dirigé par des personnalités politiques de premier plan, chefs de partis politiques ou technocrates coordonnant des pôles sectoriels auxquels appartiennent les autres ministres ; la direction des autres institutions étatiques serait attribuée selon les critères respectant la géopolitique interne pour éviter les frustrations. Il est fort à parier que les scrutins qui seront organisés à l’issue de la période de dix ans seront démocratiques, c’est-à-dire libres, équitables et inclusifs, puisque tous les acteurs politiques locaux seront logés à la même enseigne.
Un précédent historique : l’Afrique du Sud
Entendons-nous bien : l’adoption du moratoire ne signifie pas l’abandon de la démocratie, mais plutôt une tentative de sa réinvention. La décennie proposée va permettre la mise en œuvre de réformes structurelles, à savoir le renforcement des institutions judiciaires, la lutte contre la corruption, la décentralisation effective et la relance des structures éducatives. Sans compter que les budgets électoraux finançant souvent des scrutins contestés pourraient être réorientés vers des investissements dans l’éducation, la santé et les infrastructures, répondant ainsi aux besoins criants des populations.
Loin d’être utopique, cette proposition de moratoire s’inspire d’expériences historiques. Par exemple, en Afrique du Sud, la transition postapartheid avait reposé sur une gouvernance collégiale temporaire, incarnée par le gouvernement d’union nationale, qui a permis de poser les bases d’une démocratie stable. Il est clair que la crise de la démocratie que connaît une partie du continent ne saurait être résolue par la répétition des schémas électoraux coûteux et inefficaces. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : des milliards dépensés pour des résultats contestés, des institutions fragilisées et des populations désabusées se jetant dans les bras des putschistes. Il est donc temps de construire un système politique ancré dans les réalités de chaque pays, inclusif et tourné vers le bien commun. En tout cas, l’Afrique mérite cette audace. Source : Le Point Afrique
Par Adrien Poussou (Adrien Poussou, ancien ministre centrafricain devenu consultant en géopolitique, observe avec un regard acéré les dérives autoritaires en Afrique. Auteur de Faustin-Archange Touadéra, l’homme qui abîma son pays (2023), il y décrit la lente destruction de la République centrafricaine sous une présidence jugée toxique)