L’expansion djihadiste au Sahel, et notamment au Mali et au Burkina Faso, conforte la constatation de la détérioration continue des États centraux et de leur déterritorialisation, c’est-à-dire que les États n’ont plus la capacité de contrôler et d’administrer une partie de leur territoire et particulièrement leurs frontières. Les États concernés ont manifestement failli dans la gestion de leurs périphéries et cette faillite gagne sans cesse des espaces plus larges. C’est du moins l’avis de Caroline Roussy, directrice de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et directrice de l’Observatoire Sahel, dans une étude intitulée « Frontières et menaces transfrontalières au Sahel et en Afrique de l’ouest penser la menace terroriste dans l’espace » publiée par Iris, en octobre dernier. La note dont nous vous proposons ici la synthèse fait comprendre le déploiement de l’extrémisme violent dans toutes ces zones, il y est montré qu’il est nécessaire d’en identifier les ressorts, pour cerner les facteurs de conflictualité et gérer notamment les espaces frontaliers. À partir de là, quatre scenarii d’évolution possible de la situation notamment au Mali, Burkina Faso et Niger sont élaborés.
ÉTAT DE LA CONNAISSANCE SUR LES FRONTIÈRES AFRICAINES ET NÉCESSITÉ D’AVOIR LES BONS OUTILS D’ANALYSE
Dans une première partie, l’étude dresse l’état de la connaissance sur les frontières africaines et montre la nécessité d’avoir les bons outils d’analyse.
Le traitement de la question des frontières africaines, notamment au Sahel, demeure encore trop idéologique.
Contrairement à un mythe largement répandu, elles n’ont pas été tracées à la règle et au crayon durant la conférence de Berlin. Dans certains cas, il est même possible de montrer des coïncidences entre des segments de frontières précoloniaux et les frontières délimitées par les colonisateurs. Par ailleurs, leur utilisation au quotidien par les populations (commerce, contrebande, échappatoire, etc.) démontre suffisamment qu’elles ont intégré les frontières dans leur répertoire de mobilité spatiale. Aussi, peut-on en juger que les frontières ont aussi leur part d’histoire africaine ayant contribué à la fois à leur territorialisation et à leur réappropriation à différents niveaux d’échelle.
Mais malheureusement, les frontières continuent d’être perçues comme une verrue ayant arbitrairement divisé les royaumes, les ethnies ; une balafre source du mal développement du continent. Cette lecture idéologique, largement nourrie par les panafricanistes, a longtemps empêché de penser la question des frontières et de leur gestion.
Sans administration par le pouvoir central, ces zones périphériques sont devenues au fil des décennies des ensembles sans cesse plus larges où les terroristes peuvent se déplacer facilement en mobilisant l’argument socio-culturel de la ressemblance. À l’évidence, les répertoires identitaires et spatiaux des terroristes se sont démultipliés, la frontière fonctionnant comme un liant dans les déplacements tout en se révélant comme une limite protectrice au-delà de laquelle les terroristes peuvent trouver refuge, mais aussi comme un espace d’enrichissement sur des économies parallèles dans la plupart des cas illicites.
de réalisée dans le cadre de L’OBSERTOIRE SAHEL N°2021-01 pour le compte de la DGRIS
Cependant, s’il y a bel et bien des solidarités transétatiques au quotidien dues à une situation de proximité, celles-ci n’avaient jusqu’à présent jamais été porteuses d’un projet alternatif au territoire de l’État.
IDENTIFICATION DES FACTEURS DE CONFLICTUALITÉ ET DE LA MENACE AUX FRONTIÈRES
Quatre facteurs conjugués semblent amplifier l’effet sanctuaire des espaces frontaliers élargis : 1/ une faible densité de population ; 2/ une défaillance de la gouvernance centrale ; 3/ la corruption et le non-droit ; 4/ une pauvreté endémique et de faibles indices de développement humain.
La compétition entre les Groupes armés terroristes (GAT) pour le contrôle puis la codification de régions entières en dehors de l’État, dans un entre-deux territorial, favorise le développement de la violence et empêche singulièrement sa résorption. La faible présence de l’État est alors suppléée par les terroristes qui, dans certains cas, apparaissent comme protecteurs des populations et qui monnayent du reste leur protection contre le paiement de la zakat (impôt) et imposent la charia.
On en conclut que les espaces frontaliers peuvent se révéler des zones sanctuaires pour les djihadistes. En investissant ces espaces, ils imposent leurs propres normes façonnant ainsi les mentalités des populations avec lesquelles ils interagissent. Dans ce dernier cas, on peut parler d’accommodations : les populations s’accommodent de la présence djihadiste tout autant cependant que ces derniers sont contraints à des inflexions pour pérenniser territorialement leur emprise.
Dans ce contexte, on assiste à l’empilement et à l’interpénétration des risques liés à l’activité mêlée des prédicateurs religieux, des combattants et des bandits, mais aussi aux oppositions intercommunautaires de plus en plus violentes.
Quelques points semblent devoir être particulièrement pris en compte comme la situation sociale qui crée de l’exclusion et de la pauvreté sur lesquelles la dynamique djihadiste se propage comme elle l’a fait au XIXe siècle. À l’époque, les partisans des djihads étaient épris de justice sociale, de développement de la connaissance, ainsi que de l’amélioration des conditions sociales contre des pouvoirs détenus par des élites prédatrices. S’il y a des similitudes discursives par-delà les siècles, une réhabilitation des royaumes peuls du Macina ou du Fouta (Toro) d’El Hadj Omar Tall pour être mobilisateurs dans les imaginaires ne se vérifie pas à l’épreuve des faits. Pour les activistes d’aujourd’hui, la religion est plutôt devenue un moyen d’enrichissement rapide par l’exploitation de la misère des pauvres. Dans ce contexte, les liens entre djihadistes – souvent partie prenante au système de contrebande – et trafiquants sont extrêmement poreux.
Étude réalisée dans le cadre de L’OBSERVATOIRE SAHEL N°2021-01 pour le compte de la DGRIS
Enfin, la communauté peule est perçue comme une menace majeure et le ferment du djihadisme d’autant que, dans la mémoire collective, des États djihadistes se sont constitués entre le XVIIe et le XIXe siècle sur la base d’alliances avec les Peuls. Ainsi, au fil des siècles, même si ces différents djihads n’ont jamais débouché sur la constitution d’un empire uni, ils établirent néanmoins une série d’États rattachés par la solidarité ethnique qui dérivait de l’identité peule. Ils utilisaient alors le djihad comme force unificatrice. Cette dynamique a ainsi conduit au XIXe siècle à la domination des États haoussas du Nigeria et du Niger, mais aussi à la défaite des royaumes bambaras au cœur de l’actuel Mali, en créant l’État théocratique de Macina. Ces conflits ancestraux et les dominations qui en ont résulté expliquent aussi en grande partie aujourd’hui la forte résurgence des rivalités et craintes ethniques.
GÉRER LES ESPACES FRONTALIERS
L’importance des régions périphériques et des zones frontalières pour la stabilité du continent a régulièrement amené les responsables politiques et les institutions régionales et nationales à prendre des initiatives pour mieux gérer et intégrer ces espaces.
Ainsi, l’Union africaine œuvre à l’échelle du continent pour une meilleure gestion intégrée des frontières, mais malheureusement sans prendre de décisions contraignantes.
Quant à la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), ses diverses initiatives depuis sa création en 1975 en faveur de la convergence économique et de la coopération transfrontalière masquent à peine les fortes dissensions interétatiques qui paralysent l’institution quand des décisions importantes sont à prendre.
En dépit de la pertinence du G5 Sahel, en tant qu’organe multilatéral, ce dernier a souffert d’un manque chronique de financements et de l’absence d’un mandat exécutif. La mutualisation des efforts transfrontaliers dans les domaines de la sécurité et du développement était pourtant cardinale ; l’objectif étant d’endiguer une désétatisation des espaces transfrontaliers. Sans le Mali et très probablement le Burkina Faso et le Niger, épicentres de la menace djihadiste, d’aucuns concluent que le G5 Sahel a fait son temps.
En 2017, l’initiative d’Accra a été lancée. Elle réunit le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Bénin, le Togo, le Burkina Faso, le Mali, le Niger et le Nigeria. Les trois axes de collaborations entre les pays membres sont : le partage d’informations et de renseignements ; la formation du personnel de sécurité et de renseignement ; la conduite d’opérations militaires conjointes transfrontalières.
Mais, la défiance des communautés bordières et le chevauchement de mandats avec d’autres organisations (comme le G5 Sahel jusqu’en mai 2022) soulignent la très grande dépendance de l’initiative à la qualité des relations interpersonnelles des chefs d’État des pays concernés, ainsi qu’à l’évolution du contexte politique de chacun des pays membres.
Étude réalisée dans le cadre de L’OBSERVATOIRE SAHEL N°2021-01 pour le compte de la DGRIS
Enfin, les pays du Sahel et d’Afrique de l’Ouest se dotent progressivement de commissions nationales de gestion des frontières, même si pour certains pays il ne s’agit pas encore d’une priorité.
PLUSIEURS SCENARII D’ÉVOLUTION POSSIBLE POUR MIEUX ANTICIPER
En conclusion de l’étude, il est proposé plusieurs scenarii d’évolution possible pour mieux anticiper. Tout en restant prudents au regard de l’extrême volatilité de la situation, quatre scenarii peuvent être avancés :
SCÉNARIO 1 : La proclamation d’un califat dans la zone des trois frontières par l’État islamique au grand Sahara (EIGS), faisant apparaître un nouvel État sur les cartes, qui est alors paradoxalement confronté à la protection de ses frontières territoriales. Bien que le projet soit soutenu par les membres de l’EIGS, l’autrice reste prudente quant à l’éventualité de ce scénario au regard non seulement de l’intérêt pécuniaire, que les frontières traditionnelles génèrent et du fait qu’en dehors de confrontation interétatique, les frontières internationales ont rarement été remises en question.
SCÉNARIO 2 : Les frontières internationales restent stables, les terroristes contrôlent les axes de circulation. Les populations se soumettent à leur autorité, car les djihadistes leur offrent en contrepartie la sécurité. On assiste alors à la prolifération de zones de non-droit et de trafics à l’intérieur des États traditionnels.
SCÉNARIO 3 : Coïncidence entre les États islamiques et les cadres territoriaux actuellement délimités par les frontières internationales. De manière pragmatique, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM) et l’EIGS se partagent les aires d’influence. Le JNIM impose son autorité au Mali et l’EIGS au Burkina Faso. Ils doivent désormais gérer les territoires sous leur contrôle ;
SCÉNARIO 4 : Les juntes au pouvoir au Mali, au Burkina Faso et au Niger ne sont plus en mesure de tenir tous les fronts entre les attaques terroristes djihadistes, l’action des religieux fondamentalistes qui revendiquent l’application de la charia, la contestation politique intérieure au regard de la dégradation de la situation économique et sociale, la multiplication des confrontations ethniques, etc. Dès lors, les régimes militaires trouvent un accord avec les mouvements religieux rigoristes pour instaurer une République islamique. Cette évolution permet le ralliement d’un certain nombre de groupes terroristes, l’instauration d’une dictature forte et le retour à un calme relatif sur une partie du front sécuritaire au détriment des libertés individuelles et notamment des droits des femmes.
Avec Iris