Hassan Dabchy est un Expert International en système de gouvernance publique, lutte et prévention de la criminalité économique et financière, consultant formateur en lutte anti-fraude et lutte anti-corruption. Ayant capitalisé 35 ans d’expérience professionnelle, l’Ex-Conseiller du Chef du Gouvernement marocain en charge de la moralisation de la vie publique et de la lutte contre la corruption (septembre 2017 – octobre 2021), a fait un diagnostic limpide de la corruption et de la mal gouvernance en Afrique et leurs conséquences. Dans cette interview accordée à DakarTimes, l’ancien Inspecteur Général de banque est revenu sur les facteurs qui favorisent ces fléaux, gros obstacles au développement socio-économique du continent. M. Dabchy n’a pas porté de gants pour dénoncer les conséquences de ce mal qui fait des ravages en Afrique et dont les conséquences sont plus mortelles que la pandémie de Covid-19. Pour l’Expert judiciaire assermenté près les tribunaux et organisations internationales, il est temps que l’Afrique prenne conscience des énormes dangers qu’engendre la corruption. Prenant exemple sur l’Afrique subsaharienne, le Consultant formateur, conférencier, spécialisé dans la lutte contre la criminalité économique et financière, Certified Fraud Examiner (CFE, USA) souligne que l’éradication de la corruption dans cette région pourrait générer les fonds nécessaires pour éduquer « 10 millions d’enfants supplémentaires par an, payer 500.000 instituteurs supplémentaires, fournir des médicaments antirétroviraux (ARV) à plus de 95% des patients éligibles à ce traitement, financer près de 165 millions de vaccins. » Mais l’Afrique semble encore trainer les pas dans la lutte contre la corruption et la mal gouvernance même si des pays comme le Botswana, le Rwanda, le Cap Vert, le Maroc, la Côte-d’Ivoire, le Sénégal, etc. sont sur la bonne voie.
L’Economiste, Diplômé en techniques de détection, d’investigation et de prévention de la criminalité économique et financière de l’université du Texas, – Certified Fraud Examiner- Texas, USA et Membre des Experts agréés en lutte contre la criminalité économique auprès de l’ONUDC (Organisation des Nations Unies contre la drogue et le crime organisé) estime pour sa part qu’« il n’y a pas de solution miracle ». Pour M. Hassan Dabschy il faut que les Etats africains adoptent une nouvelle posture de prévention dans la lutte contre la corruption. « Il faut un idéal, du courage et de l’espérance », dira le Membre de l’Association américaine des experts en criminalité économique (ACFE- USA) et Membre de l’Institut Américain et français de l’Audit Interne (I.I.A. – Florida- USA). Ayant acquis une riche expérience en lutte contre la criminalité économique et financière, au Maroc et à l’étranger, M. Dabchy Estime que « pour engager le changement en Afrique, le maître mot est la volonté politique ». Mais, la tâche ne sera pas aisée pour l’Afrique. Car, à en croire le consultant formateur en lutte anti-fraude et lutte anti-corruption, « on ne sait pas comment, techniquement, lutter contre la corruption. Il y a très peu d’experts dans ce métier, en Afrique et dans le monde ». Dans cet entretien, M. Hassan Dabchy qui anime au Maroc et à l’étranger plusieurs séminaires de formation et conférences internationales sur la prévention de la fraude, le contrôle interne, la gestion des risques, la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, la lutte contre la corruption, les techniques d’audit interne, la gestion des risques, formation et accompagnement de plusieurs équipes d’auditeurs internes au Maroc et à l’étranger, donne, dans cet entretien des clés aux Etats africains pour faire face à ce fléau qui grignote les économies…
Amadou KA: M. Hassan Dabchy, vous êtes un expert international en système de gouvernance, lutte et prévention de la criminalité économique et financière, vous avez été jusqu’à récemment conseiller du chef du Gouvernement marocain en gouvernance publique, moralisation de la vie publique et lutte contre la corruption. Alors s’il y a une question qui revient toujours dans les grands débats consacrés à la démocratie et la bonne gouvernance c’est bien celle relative à la corruption. Considérée comme une épidémie qui ronge les économies des pays, la corruption est le principal mal des pays africains en particulier. Quelle analyse faites-vous de ce constat ?
Hassan DABCHY : La Banque Mondiale évalue le coût de la corruption mondiale à 5% du PIB, mais en ce qui concerne l’Afrique Sub-saharienne, la Banque Africaine de Développement (BAD) l’estime à 25% du PIB. Alors que tous les économistes sont unanimes sur le fait que l’Afrique est devenue un marché commercialement important, les résultats concrets en termes de développement durable tardent à se concrétiser. Les investissements privés sont encore freinés par les risques de malversations et de corruption, et les entreprises sont entravées dans leurs efforts d’expansion par les mêmes fléaux, qui faussent le jeu de la concurrence.
Les entreprises doivent récupérer le coût de la corruption, et cela ne peut être fait que par la livraison de produits de moindre qualité ou à des prix plus élevés. Les citoyens et les consommateurs sont ainsi perdants : les projets d’infrastructure essentiels ne peuvent pas être construits ou sont mal exécutés, les hôpitaux sont équipés de matériaux de mauvaise qualité, les écoles sont sous-équipées et les biens essentiels doivent être achetés à un coût plus élevé, ce qui aggrave les problèmes de pauvreté et les défis de développement auxquels sont confrontés les pays. La corruption peut rapidement conduire, en termes économiques, à une «course vers le bas», où l’entreprise la moins souhaitable et la plus inefficace peut obtenir un marché, non pas parce qu’elle le mérite, mais parce qu’elle corrompt, une situation non viable à moyen et à long terme, ni pour les finances publiques, ni pour l’entreprise. Les entreprises qui se livrent à la corruption font également face à des conséquences graves sur leur réputation parmi le public, leurs pairs, les employés et les partenaires commerciaux. Les consommateurs, notamment occidentaux, sont de plus en plus attentifs à la responsabilité sociale et à l’éthique de l’entreprise. Les demandeurs d’emploi qualifiés peuvent aussi être réticents à intégrer une entreprise dont la réputation est entachée par la corruption, ce qui entraîne une perte de personnel qualifié et intègre. La portée extraterritoriale des lois anti-corruption transnationales d’un certain nombre de pays occidentaux peut également avoir un impact négatif sur les pays africains s’ils sont choisis comme partenaires d’affaires. Les entreprises de ces juridictions doivent effectuer une vérification préalable au sujet de leurs partenaires commerciaux pour évaluer le risque de corruption, car elles peuvent être tenues pour responsables des pratiques de corruption de ces derniers par les lois de leurs pays. En gros, la corruption chasse les bons investisseurs (respectueux des règles et productifs) et attire les mauvais (spéculateurs, blanchisseurs de capitaux…)
Pensez-vous que l’Afrique, avec les facteurs tels que les conflits, les maladies, les pots-de-vin, etc., arrivera un jour à juguler la corruption pour donner un nouveau souffle à l’économie de ses peuples ?
Toutes les organisations internationales sont unanimes que le premier frein au développement en Afrique, c’est la corruption, avec tout ce que cela entraine comme dégâts : insuffisance de l’infrastructure médicale, maladies, conflits, contrebande, immigration clandestine, traite des humains, terrorisme, racket, fuite des capitaux, fuite des cerveaux, etc.
La corruption affaiblit la capacité des gouvernements à remplir leur mission. Elle ampute les recettes et pervertit les dépenses avec des projets qui créent peu de valeur économique et sociale (multiplication des études, appels d’offre tronqués, achats inutiles ou redondants, etc.). Selon la Banque Mondiale, 85% du ralentissement du taux de croissance de la production s’explique par le ralentissement de la croissance de la productivité totale des facteurs. Ceci signifie que les investissements publics ne sont pas productifs. Si dans certains pays africains, pour produire un point de croissance, il faut 9 unités d’investissement, en Malaisie, 5,6 unités suffisent, en Chine, 4,9.

La corruption a un effet dévastateur et corrosif sur le développement du pays. Elle constitue une entrave à la croissance économique, décourage les investissements étrangers, occasionne des distorsions au niveau de la répartition des ressources et de la concurrence, augmente les charges d’entreprise et réduit la valeur nette des dépenses publiques. La fraude dans les marchés publics, qui fait invariablement l’objet de critiques dans la plupart des rapports internationaux et des médias, est la plus coûteuse (Selon l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), la part des marchés publics, soit l’achat de biens, services et travaux par le gouvernement ou les institutions publiques, représente en Afrique près du tiers du PIB en moyenne. Dans les pays les plus pauvres, cela représente plus de la moitié des dépenses publiques. Selon l’agence de cotation Standard and Poor’s, les investisseurs ont 50 à 100% de chances de perdre la totalité de leurs investissements dans un délai de cinq ans dans les pays connaissant divers degrés de corruption. Outre ces dépenses, les entreprises perdent au moins 37% de leur temps à négocier avec les pouvoirs publics.
Sur le plan social, la corruption engendre l’injustice et l’iniquité, car les citoyens les plus vulnérables de la société, ceux qui n’ont « ni voix ni voie », sont ceux qui souffrent le plus de la diminution des dépenses sociales et des sommes investies dans le développement durable. La mal gouvernance met à nu l’écart terrible entre la volonté et l’action, entre la promesse et la réalisation, et suscite l’indignation et la défiance des citoyens envers les institutions et les élus. Ceci engendre un sentiment d’injustice qui crée de la souffrance chez les citoyens et peut dégénérer en incivilité et même en violence. La précarité désengage de l’activité civique.
« La corruption chasse les bons investisseurs et attire les mauvais »
La corruption est également néfaste pour la stabilité économique, car des rentrées fiscales réduites, combinées à un usage dispendieux des deniers publics, constituent un mélange toxique qui dégénère facilement en déficits incontrôlables. Lorsque la corruption est endémique, les entreprises hésitent à investir face au coût nettement plus élevé de l’activité économique. Dans les pays corrompus qui possèdent d’abondantes ressources naturelles, seule une infime partie de la population bénéficie de ces richesses.
Quelle sera la solution miracle pour ce faire ?
Il n’y a pas de solution miracle. Il faut un idéal, du courage et de l’espérance. C’est à nous de fatiguer le doute du peuple par la persévérance de notre dévouement, comme disait Jean Jaurès, en parlant du gouvernement. Vous savez, la lutte contre la corruption est un art, comme la médecine : l’art du diagnostic, l’art du traitement, savoir ce qu’il faut faire pour traiter la corruption, l’art de la prévention, savoir quels dispositifs mettre en place pour mieux maitriser le risque de corruption. L’Afrique n’a pas d’autre choix que de lutter contre la mauvaise gouvernance et son corollaire, la corruption. Les ressources étant limitées, le taux d’investissement ne peut continuer à croître indéfiniment, il faut donc aller vers les gains induits par une meilleure gouvernance, dans le sens d’un idéal normatif associé à l’éthique et à l’efficacité de l’action publique, et par une diminution drastique de la corruption. Les gouvernements africains doivent donc ériger en priorité la lutte contre la corruption et l’amélioration de la gouvernance. Certains pays ont pris le taureau par les cornes et ont mis en place des lois et des institutions pour commencer le combat contre ce fléau. En plus du Rwanda, pionnier en la matière, on peut citer la Côte d’Ivoire qui a récemment nommé un ministre chargé de la bonne gouvernance, du renforcement des capacités et de la lutte contre la corruption, le Gabon qui a fait de même, le Sénégal qui a mis en place une stratégie nationale de lutte contre la corruption et une agence spécialisée.
Au Maroc, vous avez évoqué l’importance de moraliser la vie publique pour relever le défi du développement. Pensez-vous qu’un tel scénario est possible dans d’autres pays de l’Afrique, notamment en Afrique subsaharienne où la corruption fait ses effets ?
Au Maroc, des progrès notables ont été accomplis durant ces dernières années pour moraliser la vie publique. La Constitution de 2011 a cristallisé les concepts d’intégrité et de probité, notamment dans son article 36 (infractions relatives aux conflits d’intérêts, délits d’initié..) et le titre XII (bonne gouvernance, charte des services publics…).
Les discours de S.M. le roi Mohamed VI n’ont pas cessé de rappeler la nécessité de moraliser la vie publique. « La bonne gouvernance est la clé de réussite de toute réforme. Elle est essentielle à la réalisation des objectifs de toute stratégie » déclarait déjà Sa Majesté le roi dans son discours du 14 août 2014. Il était grand temps que le pays prenne le virage de la bonne gouvernance, pierre angulaire du nouveau modèle de développement tant souhaité, une gouvernance construite sur un système économique et social solide et juste, basé sur le respect constant de valeurs fondamentales : la probité, l’impartialité et la responsabilité, qu’elles soient personnelles ou institutionnelles. C’est sans doute l’expression la plus noble -et la plus attendue – de la responsabilité des politiques à venir. « La lutte contre la corruption doit être érigée en priorité, car il s’agit du plus grand obstacle au développement économique et social et à l’épanouissement de la jeunesse » (Message adressé par le roi Mohammed VI au 31ème sommet de l’Union Africaine (UA), 30 juin 2018.
S’attaquer aux contraintes de la mauvaise gouvernance et de la corruption occupe une place centrale dans la refonte du modèle de développement du Maroc et l’axe central autour duquel s’articulerait toute stratégie publique. Pour cela, le Maroc s’est doté d’un certain nombre d’institutions et de lois pour mieux combattre le fléau de la corruption. Il est l’un des premiers pays africains à se doter d’une stratégie nationale de lutte contre la corruption étalée sur 10 ans (2015- 2025). Sur beaucoup de points, le modèle marocain peut être adopté comme modèle en Afrique : Programme gouvernemental de moralisation de la vie publique, Stratégie Nationale de lutte contre la corruption, Commission Nationale Anti-Corruption (CNAC) présidée par le Chef du gouvernement, adoption de la Loi sur l’accès à l’information, Loi sur la simplification des procédures, amélioration notoire de la reddition des comptes (plus d’intouchables), numéro vert pour dénoncer la corruption, loi renforçant les pouvoirs, de l’Instance Nationale pour la Probité, la Prévention et la lutte Contre la Corruption, renforcement de la lutte anti-blanchiment. Ces efforts se sont traduits par des progrès notoires dans la lutte contre la corruption: noté par Transparency International 36/100 en 2015, 43/100 en 2018 (la première fois que le Maroc atteint la moyenne mondiale), et 40 en 2020. La lutte contre la corruption est un long processus et beaucoup reste à accomplir, mais le ton est donné. La lutte contre la corruption est un choix et un processus irréversibles, inscrit dans la durée.
« L’Afrique n’a pas d’autre choix que de lutter contre la mauvaise gouvernance et son corollaire, la corruption »
Pour engager le changement en Afrique, le maître mot est la volonté politique. Sans cela, rien ne peut être fait. Le meilleur exemple est le Rwanda qui a commencé par adopter une politique ferme de lutte contre la corruption. Le reste a suivi naturellement : croissance économique, développement social, meilleur partage de richesses, les taux de chômage le plus bas d’Afrique (1,6% contre 33,6 % en Afrique du Sud, 23% en RDC, 7,7% moyenne Africaine). Moyens utilisés : principes de bonne gouvernance, éducation, reddition des comptes, tout cela encadré par des lois adéquates.

La création des règles ne suffit pas. L’important est de savoir comment les rendre exécutoires. En somme, la façon de parvenir à la conformité des individus aux lois constitue le problème fondamental que pose la question de la bonne gouvernance. L’objectif est de passer d’un système dominé par les relations interpersonnelles et les échanges informels (relationship-based system), à un système davantage basé sur les règles de droit et les relations impersonnelles (rules-based system), principale caractéristique d’un Etat de droit.
N’est-il pas temps aujourd’hui que les pays africains adoptent un nouveau modèle de développement basé sur des principes plus solides pour qu’il y ait des progrès socio-économiques qui vont durer en permanence ?
S’attaquer aux contraintes de la mauvaise gouvernance et de la corruption n’est plus un choix. C’est une nécessité, non seulement économique et éthique mais aussi politique.
Les partenaires occidentaux de l’Afrique considèrent maintenant ce fléau comme étant « d’intérêt fondamental pour leur sécurité nationale », et se sont donnés jusqu’à la fin de l’année 2021 pour revigorer leurs efforts dans cette lutte. J’en veux pour exemples le Royaume-Uni, pionnier dans ce domaine, qui a promulgué, en avril dernier, un régime rénové et renforcé de mesures contre la corruption, les USA dont le président Joe Biden, a solennellement déclaré le 3 juin 2021 la lutte contre la corruption comme étant « d’intérêt essentiel de sécurité nationale des Etats-Unis », la France, dont l’Assemblée Nationale vient de formuler, dans un rapport parlementaire le 7 juillet 2021, 50 recommandations pour rénover la lutte contre la corruption, alors que l’Allemagne prépare pour début 2022 une loi renforçant la lutte contre la criminalité économique et financière, et enfin, le G 20 qui vient de confirmer il y a quelques jours, à Rome, « sa tolérance zéro en matière de corruption publique ou privée, et vient d’adopter un plan anti-corruption pour 2022-2024 », très contraignant pour leurs partenaires économiques et qui va indubitablement impacter notre pays. Plus près de nous, prenant les devants, la Côte d’Ivoire vient de nommer un ministre « de la Promotion de la Bonne Gouvernance, du Renforcement des Capacités et de la Lutte contre la Corruption », à l’instar du Rwanda (pionnier en Afrique), le Gabon et d’autres pays de la région MENA (UAE, Arabie Saoudite, Tunisie, Jordanie…).
« Sur beaucoup de points, le modèle marocain peut être adopté comme modèle en Afrique »
La lutte contre la corruption doit avoir une place centrale dans la refonte du modèle actuel de développement du Continent africain et l’axe autour duquel s’articulerait toute stratégie publique. L’équation est simple : d’un côté, le taux de croissance moyen en Afrique durant ces dix dernières années tourne autour de 3,5%, de l’autre, la corruption fait perdre au continent entre 5% et 25% du PIB chaque année, annihilant ainsi les efforts de développement des pays.
Les études de la Banque Mondiale qui montrent qu’un pays qui réussit à diminuer le niveau de corruption en gagnant deux points à l’indice de perception de la corruption verra croître de quatre points son taux d’investissement et son taux de croissance sera bonifié d’un demi-pourcent. Pour atteindre les objectifs d’un développement durable et inclusif, il est par conséquent nécessaire de revoir profondément les systèmes de gouvernance, en introduisant dans l’Administration de nouveaux métiers basés sur une nouvelle culture de management construite sur la gestion des risques, le contrôle et l’éthique, autant de garde-fous qui protègent les agents de l’Etat de l’hubris du pouvoir et les empêchent de succomber à ses nombreuses tentations. La mise en place de ces dispositifs de gouvernance permettra d’installer d’une manière définitive une nouvelle philosophie de l’action publique, fondée sur l’éthique et l’exemplarité, car l’Etat doit être le modèle qu’il veut voir dans le reste de la société.
Entre 2011 et 2021, l’Afrique a un score global moyen de 33 sur 100, selon l’Indice de perception de la corruption (IPC) de Transparency International. L’enquête souligne que « le Covid-19, les conflits armés prolongés et les menaces terroristes croissantes, exacerbent les graves problèmes de corruption qui minaient déjà depuis longtemps le continent. » Quelle analyse en faites-vous ?
Le coût humain de la corruption est souvent sous-estimé par les Etats. Or, il ne s’agit pas d’un crime sans victimes. On est tué par la corruption comme on est tué à la guerre, par des gens qu’on ne voit pas nécessairement. C’est un ennemi sans visage. La corruption tue plus sûrement que le Covid 19. En Afrique, le Covid tue 177 personnes en moyenne par jour selon l’OMS. La corruption tue 15 000 enfants et 800 femmes chaque jour (ONU-UNICEF-OMS). Les pays les plus pauvres sont dépouillés de leurs ressources par la corruption et la fraude fiscale à l’échelle mondiale. Des revenus que les gouvernements pourraient investir dans les soins de santé, la sécurité alimentaire et les infrastructures essentielles et sauver ainsi des millions de vies. A titre d’exemple, l’éradication de la corruption en Afrique subsaharienne pourrait générer les fonds nécessaires pour éduquer 10 millions d’enfants supplémentaires par an, payer 500.000 instituteurs supplémentaires, de manière à assurer l’éducation de tous les enfants non scolarisés dans 16 pays africains, fournir des médicaments antirétroviraux (ARV) à plus de 95% des patients éligibles à ce traitement, financer près de 165 millions de vaccins.
« La démocratie exige l’exercice de l’autorité pour faire respecter la loi »
Fléau imprévisible, le Covid 19, a plongé le monde dans un état de choc et de confusion. Les conflits armés en Afrique, la guerre en Ukraine sont venus exacerber les problèmes de corruption. La défiance du citoyen envers l’Etat sensé le protéger s’est aggravée. Puisque c’est la vertu des crises que de nous apprendre sur nous-mêmes, la leçon essentielle est là. Elle oblige à repenser le mode de fonctionnement de nos sociétés. L’Afrique de demain doit être celui de la confiance entre les décideurs politiques et les citoyens. Une confiance qui ne pourra être rétablie sans enclencher une dynamique en faveur d’une meilleure gouvernance fondée sur la transparence, l’éthique et la reddition des comptes.
La loi étant souveraine, elle doit être appliquée à tous, secteur public comme privé, et d’une manière particulièrement rigoureuse en ce qui concerne les crimes économiques et financiers commis par les serviteurs de l’Etat. Cette sévérité est fondamentale car, de mon point de vue, le noyau de la gouvernance est l’exemplarité. Si l’ordre politique n’a pas pour base l’ordre moral, il ne peut y avoir ni progrès économique, ni paix sociale. La politique sans morale, la richesse sans effort, les affaires sans principes, n’ont plus place dans l’Afrique d’aujourd’hui. La démocratie exige l’exercice de l’autorité pour faire respecter la loi. La volonté politique des gouvernements de lutter contre la corruption doit s’accompagner de moyens concrets autrement plus importants que ceux existants pour dépasser dont les modes de supervision et de contrôle sont très en retard par rapport aux capacités existantes de contournement. Dans une démocratie, c’est la force de l’Etat qui garantit l’ordre économique et gestionnaire. Les citoyens veulent des gouvernants exemplaires, qui allient le verbal et le réel, qui exercent le pouvoir et qui l’incarnent. Le service public doit être le changement qu’il veut voir dans le reste de la société. Il est tenu de changer en lui ce qu’il veut changer autour de lui.
Le rapport de 2021 montre aussi que dans 86% des 180 pays analysés, il y a eu peu ou pas d’amélioration au cours des dix dernières années. Transparency International note qu’il existe un lien entre la lutte contre la corruption et la démocratie. C’est pour dire qu’au moment où la corruption gagne du terrain dans le monde, la démocratie recule. Ne craignez-vous pas qu’avec des facteurs tels que la Covid-19, la crise ukrainienne, que ce scénario perdure malheureusement ?
La démocratie ne sert à rien quand on n’a pas de pain sur la planche ou de bois pour se chauffer. La démocratie n’est pas comestible. La démocratie ne vaut que si elle permet une amélioration de la vie et une perspective, surtout à ceux qui en sont aujourd’hui exclu. Elle vient progressivement et naturellement avec le développement économique, lequel vient avec une bonne gouvernance.
« S’attaquer aux contraintes de la mauvaise gouvernance et de la corruption est une nécessité économique, éthique et politique »
Ceci dit, chaque crise doit être considérée comme une opportunité à saisir pour engager des réformes. Gouverner, c’est réformer. C’est aussi « la capacité de prendre en compte les terres inconnues, une fois le reste exploré », disait Mitterrand. Faire la même chose encore et encore et attendre des résultats différents serait illusoire. Il faut soulever de nouvelles questions, de nouvelles possibilités, et considérer les anciens problèmes sous un angle nouveau, en envisageant des réformes audacieuses. En Afrique, tous les grands changements sont lancés par le sommet. Donner un signal très fort et impulser par le haut est primordial pour conduire le changement. Jusqu’à présent, les gouvernements ont toujours traité séparément les objectifs d’intégrité et d’investissement durable. Or, les liens entre intégrité et investissement requièrent une approche plus globale tant au plan des politiques publiques qu’au niveau du cadre institutionnel. Les organismes chargés de l’investissement et de la lutte contre la corruption, ainsi que les responsables des politiques publiques, doivent se coordonner de façon plus étroite pour faire avancer leurs programmes respectifs de manière à ce qu’ils se renforcent mutuellement. Pour assurer une cohérence politique de l’ensemble de ces chantiers et une efficience dans l’utilisation des ressources, il me paraît capital que la lutte contre la corruption soit coordonnée au plus haut niveau des Etats. C’est la condition nécessaire au succès lequel passe la confiance des citoyens et l’appropriation des politiques anti-corruption.
Au Sénégal, il y a des mécanismes tels que l’Office national de lutte contre la fraude et la corruption (OFNAC), la loi sur la déclaration du patrimoine. Est-ce c’est suffisant selon vous pour mener à bien la lutte contre la corruption ?
Il est indéniable que le Sénégal a accompli des progrès notoires dans la lutte contre la corruption. Son classement international s’est nettement amélioré durant la dernière décennie, passant ainsi de 36 à 43/100. A l’instar du Maroc, le pays s’est doté en 2019 d’une Stratégie Nationale de Lutte Contre la Corruption (SNLCC) soutenue et validée au plus haut de l’Etat. C’est un outil important pour organiser et entreprendre les mesures de prévention de la corruption, mais aussi servir pour la mobilisation et la coordination des efforts et ressources dans la prise en charge du fléau. Dans ce cadre, OFNAC joue un rôle très important puisqu’il est chargé de transmettre chaque année un rapport d’évaluation de la mise en œuvre de la Stratégie.

La Stratégie devrait permettre de consolider les efforts entrepris par le gouvernement, les institutions constitutionnelles, les acteurs privés et des organisations de la société civile. A condition de miser sur la formation, l’éducation, le renforcement des capacités et la sensibilisation. On sait ce que qu’est la corruption, mais on ne sait pas encore comment, techniquement, lutter contre la corruption. Il y a très peu d’experts dans ce métier, en Afrique et dans le monde.
« La corruption fait perdre au continent entre 5% et 25% du PIB chaque année »
La lutte contre la corruption ne peut évidemment se limiter à la création d’une agence anti-corruption et à une loi sur la déclaration de patrimoine. Il me paraît capital de veiller à renforcer les liens entre les politiques d’investissement et la stratégie de lutte contre la corruption, à l’échelle nationale, en prenant en compte le secteur privé qui a lui aussi un rôle essentiel à jouer dans ce combat. L’Etat ne peut combattre à lui seul la corruption. La société civile et le secteur privé doivent adhérer à l’action du gouvernement. « Une seule main ne peut applaudir », dit un proverbe marocain. La corruption est un phénomène multidimensionnel qui affecte tous les secteurs, publics et privés. Le secteur privé est un acteur et un partenaire incontournable de l’Etat dans la lutte contre la corruption. Les responsabilités qui lui incombent en tant que moteur de la croissance militent en faveur d’initiatives destinées à y promouvoir la transparence et des actions pour une gestion vertueuse des ressources en encourageant une culture d’intégrité dans les affaires. La « vertu civique », est un principe structurel de l’État. La confiance entre les citoyens et les institutions implique le respect constant de valeurs fondamentales : la probité, l’impartialité et la responsabilité, qu’elles soient personnelles ou institutionnelles. C’est sans doute l’expression la plus noble du gouvernement et la plus attendue des politiques à venir. L’Etat est là pour inciter les entreprises à s’insérer davantage dans cette dynamique, en synergie avec l’administration publique.
Où est l’avenir, demandait-on un jour à Charles de Gaule. Il est en nous, répondit le Général !Je crois fermement quele Sénégal dispose de tous les atouts pour remporter cette bataille : la volonté politique, la fierté et l’audace, car la fortune sourit à ceux qui osent, mais il faut mener le combat tous ensemble, secteur public, secteur privé et société civile. Il y va de l’intérêt du Sénégal.
Entretien réalisé par Amadou KA/DAKARTIMES