Si l’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie a entraîné un découplage avec l’Occident d’une ampleur inédite depuis les pires années de la guerre froide, Moscou n’est en revanche pas isolée du monde non occidental et a même réinvesti son énergie diplomatique en direction du Sud. Cette Note se concentre sur ses relations avec le monde musulman et sur la façon dont elles ont été transformées ― ou non ― par la guerre. Elle examine à la fois l’appréhension de la nouvelle donne par les musulmans de Russie et la réaction des pays du Moyen-Orient aux bouleversements stratégiques déclenchés par la guerre en Ukraine et les sanctions occidentales.
Une montée en puissance des musulmans dans la Russie d’aujourd’hui ?
Si l’impact à long terme de la guerre sur la société et le régime russes reste inconnu, il est possible d’envisager un renforcement de la place des minorités ethniques compte tenu de la ligne suivie par le Kremlin. Tandis que de nombreux jeunes Russes ethniques très instruits quittent le pays et que la classe moyenne est globalement mécontente de la détérioration des conditions économiques et politiques, les régions les plus pauvres et les plus dépendantes du budget de l’État – dont les minorités ethniques constituent une part importante – deviendront encore plus cruciales pour la sécurité et la stabilité du régime. Toutes les minorités ethniques ne sont pas musulmanes, mais les musulmans de Russie représentent un groupe important (au moins 10 % de la population) et deux républiques clés, historiquement à la pointe de la défense de leur souveraineté contre le centre fédéral, la Tchétchénie et le Tatarstan, sont de culture musulmane.
Après l’annonce par Vladimir Poutine d’une « mobilisation partielle », des vagues de protestation ont secoué le Daghestan ainsi que certaines autres républiques ethniques comme la Bouriatie et Sakha (Iakoutie). Le nombre déjà élevé de morts enregistré parmi les minorités ethniques s’est ajouté aux griefs accumulés contre la différence de traitement entre les citoyens issus des riches centres métropolitains de Russie et lespopulations provinciales. Même Ramzan Kadyrov a déclaré que sa république avait déjà rempli son quota et a arrêté la mobilisation plus tôt que les autres régions, et l’épouse du mufti du Daghestan a tenu des propos similaires.
L’existence de sentiments protestataires au sein de certaines populations musulmanes de Russie ne se traduit pas automatiquement par une inclination particulière pour la dissidence politique. Alors que les experts occidentaux ont tendance à considérer que les minorités ethniques de Russie sont par nature promptes à la contestation du pouvoir, les enquêtes sociologiques sont plus nuancées. Les minorités ethniques semblent moins favorables à la guerre que la majorité des citoyens russes, mais elles font également partie des groupes les plus loyaux envers le régime de Poutine, et ce pour plusieurs raisons.
Premièrement, pour des motifs socio-économiques à travers le soutien de l’État au développement de leurs régions, qui sont, dans une vaste mesure, financées par le budget fédéral. Deuxièmement, pour des raisons culturelles via leur conservatisme plus marqué en matière de questions de moralité sociale, ce qui correspond à la rhétorique idéologique du régime. Troisièmement, pour des raisons spécifiques liées à la vie politique locale, comme l’utilisation massive des « ressources administratives » pour fournir des électeurs au parti du président.
Les minorités ethniques ne sont pas les seules dans lesquelles les autorités puisent abondamment pour renforcer les effectifs de l’armée. Manquant cruellement de soldats, le régime a élaboré des stratégies visant à enrôler les travailleurs migrants d’Asie centrale.
La Douma a adopté une loi facilitant l’obtention de la citoyenneté russe pour les ressortissants étrangers qui s’engagent à effectuer leur service militaire pendant au moins un an (contre trois ans auparavant). Le groupe Wagner semble également avoir tenté de recruter des ressortissants d’Asie centrale sur les réseaux sociaux.
Certaines associations de migrants ouzbeks ont invité leurs concitoyens (de nombreux migrants possèdent la double nationalité) à s’enrôler dans les forces armées russes pour témoigner leur reconnaissance à leur mère patrie d’adoption, la Russie.
Toutefois, cette initiative a suscité une levée de boucliers dans chacun des États d’Asie centrale, qui ont tous publiquement fait savoir qu’il était interdit à leurs citoyens de s’engager dans une armée étrangère. Le Conseil des musulmans d’Ouzbékistan a déclaré sans ambiguïté que « les musulmans ne sont pas autorisés à s’unir à des non-musulmans pour combattre une autre communauté de non-musulmans »27. Durcissant le ton, le Conseil des droits de l’homme de Russie auprès du président a proposé que les ressortissants des pays d’Asie centrale ayant obtenu la nationalité russe depuis moinsde dix ans soient contraints à effectuer un service militaire obligatoire ; à ce jour, cette proposition n’a pas été mise en oeuvre.
La fusillade survenue dans un camp militaire de la région de Belgorod le 15 octobre a relancé le débat sur la place des musulmans dans la guerre en Russie. D’après les premières informations disponibles, les tireurs étaient deux ou trois hommes musulmans (probablement des Tadjiks) qui ont refusé de servir, affirmant que ce n’était pas « leur guerre ». S’en est suivi un vif échange avec l’administrateur du camp, qui a déclaré que la guerre en cours était une « guerre sainte » pour tous les citoyens de Russie. Les soldats musulmans ont répondu qu’une guerre sainte ne pouvait être qu’une guerre livrée par des musulmans à des non-musulmans, pour se voirrétorquer qu’Allah était un lâche ; la dispute a dégénéré jusqu’au point où les soldats musulmans ont sorti leurs armes et abattu au moins 11 personnes. Cet épisode, s’il est pour l’instant unique, est néanmoins révélateur des tensions qui pourraient se faire jour dans les forces armées russes du fait de la présence en leur sein d’un nombre croissant d’appelés, de volontaires ou de mobilisés de culture musulmane, et de l’adaptation logistique que leur intégration va nécessiter (temps et lieux de prière, nourriture halal, etc.).
Plus globalement, les institutions islamiques russes, telles que les Administrations spirituelles des musulmans, basées à Moscou et à Oufa, soutiennent le discours de guerre porté parl’État. La guerre leur cause moins de difficultés qu’à l’Église orthodoxe russe, qui a perdu le contrôle d’une grande partie de ses paroisses en Ukraine.
Les raisons de la prudence du monde musulman à l’égard de la guerre
Les raisons pour lesquelles le Moyen-Orient ― comme une grande partie des pays du Sud ― a refusé de prendre parti dans le conflit tiennent largement aux cultures politiques et aux visions du monde propres aux pays qui le composent, mais aussi à des intérêts pragmatiques. Tout d’abord, le fait que les Occidentaux aient présenté la guerre en Ukraine comme un combat pour la démocratie et contre l’autoritarisme ne trouve pas d’écho auprès de nombreux régimes pour lesquels la démocratie est synonyme de chaos et d’ingérence étrangère ; l’Occident aurait eu plus de chances de rallier un certain nombre de pays à sa cause s’il avait invoqué la défense de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine.
Deuxièmement, vue du Sud, la guerre est largement perçue comme un conflit relevant du Nord qui met aux prises, d’une part, l’impérialisme normatif américain et européen et, d’autre part, l’impérialisme de la Russie dans son « étranger proche ». Si les violations flagrantes du droit international commises par la Russie ont choqué de nombreux habitants des pays du Sud, le monde musulman n’en conserve pas moins des souvenirs douloureux de ce qu’il voit comme l’unilatéralisme et l’interventionnisme militaire des États-Unis. L’invasion américaine de l’Irak, la gestion de la crise libyenne et l’échec de la présence de l’OTAN en Afghanistan pendant deux décennies, ainsi que le ressentiment accumulé à l’égard des anciennes puissances coloniales européennes telles que la France ou le Royaume-Uni ont façonné l’opinion publique des pays à majorité musulmane, de sorte que le discours occidental sur la guerre en Ukraine ne semble guère convaincant.
S’y ajoute le sentiment, dans le monde musulman, que les migrants et les réfugiés venant du Sud n’ont pas bénéficié en Europe de l’accueil chaleureux réservé aux réfugiés ukrainiens, loin de là, et que l’afflux de ces derniers a relégué de nombreux non-Ukrainiens au bas de la hiérarchie des réfugiés ― une perception qui alimente les discours dénonçant le racisme des Occidentaux.
Même avant la guerre, l’opinion publique musulmane se montrait plus divisée dans sa perception de la Russie que l’opinion publique occidentale. Dans des pays anciennement socialistes comme l’Algérie ou l’Irak, dans des pays devenus partenaires stratégiques de la Russie comme l’Iran et la Turquie, mais aussi ― ce qui est plus intéressant ― dans des pays traditionnellement plus orientés vers l’Occident comme le Maroc, la Tunisie et la Jordanie, la Russie pouvait compter sur au moins un tiers d’opinions favorables, même si la proportion d’opinions négatives restait également assez élevée (voir tableau 2).
En mai 2022, un sondage YouGov réalisé dans 14 pays du Moyen-Orient a révélé que 66 % des personnes interrogées n’avaient pas de position sur la guerre. La proportion de personnes soutenant l’Ukraine et la Russie était quasi égale (respectivement 18 et 16 %), tandis que 24 % jugeaient l’OTAN responsable du déclenchement du conflit. Nous pouvons donc conclure que la prudence actuelle de nombreux pays musulmans à l’égard de cette guerre s’explique davantage par un ressentiment à l’égard de l’Occident que par une position pro-russe en tant que telle.
Troisièmement, les intérêts économiques nationaux sont une priorité pour tous ces pays et aucun dirigeant, dans un Moyen-Orient déjà fragile, n’est prêt à aggraver la situation économique intérieure de son pays pour sanctionner la Russie. De nombreux États du Moyen-Orient dépendent fortement des importations de céréales en provenance de Russie et d’Ukraine. Ainsi, le Liban reçoit 96 % de ses approvisionnements en blé de ces deux pays, l’Égypte 85 % et la Libye environ 75 % (voir tableau 3). La hausse des prix des produits de base est généralement considérée comme le principal catalyseur des protestations sociales ― un scénario que personne dans la région ne souhaite voir se répéter. L’accord d’exportation de céréales passé entre la Russie, l’Ukraine et les Nations unies, sous l’égide de la Turquie, qui vise à éviter une crise alimentaire mondiale en garantissant le passage en toute sécurité des navires à l’entrée et à la sortie des ports ukrainiens, ne fonctionne que partiellement. Jusqu’à présent, seules 30 % environ des cargaisons ont été acheminées vers les pays à revenu faible ou intermédiaire inférieur. Compte tenu de la crise climatique – l’année 2022 ayant été une année record en termes de températures et de catastrophes climatiques –, de nombreux pays musulmans risquent d’être encore confrontés cet hiver à des déficits de blé, ce à quoi s’ajoutent des prix de l’énergie élevés.
Le numéro d’équilibrisme des puissances régionales moyen-orientales : Turquie, Iran, Arabie saoudite, Égypte
La guerre a des répercussions dans le monde entier et tout particulièrement au Moyen-Orient, où les puissances régionales mettent en oeuvre une politique étrangère pragmatique et transactionnelle qui leur évite de devoir prendre parti et leur permet de renforcer leur statut et leur autonomie.
La Turquie est sans aucun doute le pays du Moyen-Orient qui a le plus profité de l’affaiblissement de la Russie. Elle se trouve désormais confortablement installée dans une position d’équilibre entre tous les acteurs et a su accroître son prestige international et mettre en avant sa politique étrangère multivectorielle.
Avant la guerre, la Turquie avait renforcé son partenariat avec l’Ukraine, y compris en matière de défense. Elle avait déjà commencé à vendre à Kyiv des drones Bayraktar TB2, qui ont été d’une grande utilité aux Ukrainiens pour frapper les positions russes et qui pourraient à l’avenir faire l’objet d’une fabrication conjointe. De plus, la Turquie soutient traditionnellement la communauté tatare de Crimée, ce qui l’avait incitée à appuyer l’Ukraine dans le face-à-face Kyiv-Moscou dès l’annexion de la Crimée en 2014.
Dans le même temps, Ankara conserve une relation majeure et multiforme avec la Russie. Celle-ci est pour elle un partenaire commercial clé (32,5 milliards de dollars en 2021), une source d’investissements étrangers (plus de 10 milliards de dollars) et de touristes (environ 5 millions de visiteurs par an), un fournisseur d’énergie et un partenaire militaire (achat du système de missiles russe S-400). Sur le plan géopolitique, la relation bilatérale est plus compliquée : des tensions opposent les deux pays dans leur voisinage commun, notamment dans le Caucase ou dans les Balkans, et ils se font concurrence en Asie centrale, principalement en matière économique et culturelle. Pourtant, Ankara et Moscou ont été suffisamment pragmatiques pour travailler ensemble dans plusieurs zones de guerre où leurs intérêts stratégiques entrent en collision, comme en Syrie, en Libye et au Karabakh.
Malgré le déclenchement de la guerre, le président RecepTayyip Erdoğan a réussi à maintenir la posture équilibrée de la Turquie. Ankara s’est clairement placée aux côtés de ses alliés de l’OTAN, a fermé le détroit du Bosphore à la marine russe et a qualifié l’invasion russe d’acte de guerre. Pour autant, elle n’a pas imposé de sanctions ni annulé les vols entre les deux pays. De nombreux Russes se sont installés en Turquie et y ont enregistré leurs entreprises pour échapper aux sanctions ― ce qui a un effet positif sur l’économie turque.
La Turquie cherche également à profiter de la guerre pour atteindre un objectif qu’elle s’est fixé de longue date, à savoir s’imposer comme une importante plaque tournante du transit énergétique. Une ambition encouragée par la proposition de Moscou, peu après les explosions qui ont endommagé le gazoduc Nord Stream, de lancer une nouvelle version duprojet avorté de gazoduc South Stream pour exporter du gaz russe vers la Turquie 48 . L’approche proactive d’Erdoğanface au conflit a renforcé le prestige diplomatique de la Turquie, la positionnant comme l’un des rares pays susceptibles d’amener les deux parties belligérantes à la table des négociations. Ankara est en effet devenue le principal forum des pourparlers diplomatiques entre Kyiv et Moscou, et elle a joué un rôle déterminant dans l’accord sur le blé signé sous l’égide des Nations unies.
À l’instar de la Turquie, l’Iran profite également de l’affaiblissement du statut mondial de la Russie. La relation bilatérale s’était déjà améliorée sous la présidence d’Hassan Rohani (2013-2021) grâce à la coordination militaire de Moscou et Téhéran en Syrie et au soutien de la Russie à la relance de l’accord nucléaire du Plan d’action global conjoint (JCPOA) de 2015. Après le début de la guerre en Ukraine, le partenariat militaire est devenu le nouveau moteur de la relation. La vente à la Russie de « drones kamikazes » iraniens qui font des ravages sur le champ de bataille ukrainien ― une vente qui s’est peut-être accompagnée du déploiement de militaires iraniens sur le terrain pour former les forces armées russes à leur utilisation― a incarné cette nouvelle coopération militaire, ce qui a conduit Kyiv à annuler l’accréditation de l’ambassadeur iranien en Ukraine.
L’affaiblissement et l’isolement de la Russie ont permis à Téhéran d’avoir l’oreille et l’appui du Kremlin plus qu’auparavant, lorsque Moscou cherchait à se positionner de façon équilibrée entre l’Iran et l’Occident. Le président Ebrahim Raissi s’est donc employé à soutenir Moscou dans sa rhétorique anti-occidentale et à reprendre à son compte la vision russe du conflit, selon laquelle la guerre est due à une ingérence de l’Occident dans la sphère d’influence de la Russie.
La longue expérience de l’Iran en matière de sanctions occidentales contribue également à son rapprochement avec Moscou : dans l’éventualité (improbable à ce jour) d’une relance de l’accord nucléaire, la levée des sanctions contre l’Iran pourrait aider la Russie à contourner ses propres sanctions par le biais d’un accord d’échange (Téhéran pourrait acheter du pétrole russe pour son usage interne et exporter son propre pétrole vers des clients pour le compte de la Russie). Il reste que cette nouvelle alliance ne suffira pas à résoudre les principaux problèmes auxquels la Russie est confrontée : l’économie iranienne, déjà exsangue, ne peut pas offrir à Moscou un allègement significatif du poids des sanctions, et le régime des ayatollahs est occupé à réprimer un fort mouvement de contestation à l’intérieur.
L’Arabie saoudite a elle aussi été contrainte de jouer les équilibristes entre les deux camps. Bastion traditionnel de la présence stratégique américaine dans le golfe Persique, le royaume wahhabite a, au fil des ans, perdu confiance dans l’engagement américain au Moyen-Orient et amélioré ses relations avec Moscou. En 2007, Vladimir Poutine est devenu le premier dirigeant russe à effectuer une visite officielle à Riyad. Dix ans plus tard, le roi Salmane ben Abdulaziz Al Saoud a été le premier roi saoudien (suivi par le prince héritier Mohammed ben Salmane) à se rendre à Moscou. En 2021, alors que le royaume était encore marginalisé sur la scène internationale après l’effroyable assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, la Russie a signé un accord de coopération militaire avec Riyad.
Les deux pays défendent des positions opposées sur les dossiers de la Syrie, de l’Iran et de l’Égypte, mais ils ont aussi beaucoup en commun, notamment dans le cadre de l’alliance informelle OPEP+ (Organisation des pays exportateurs de pétrole). Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmanea explicitement reconnu que le long partenariat de son royaume avec les États-Unis n’était pas une raison suffisante pour l’empêcher d’entretenir de bonnes relations avec la Russie (ou avec la Chine, d’ailleurs), quelles que soient les pressions émanant de la Maison-Blanche . Cette stratégie a été confirmée début octobre par la décision de l’OPEP+ de réduire sa production de 2 millions de barils par jour et de faire ainsi remonter les prix du brut, ce qui a valu à l’organisation d’être accusée par l’Occident de se ranger du côté de la Russie.
De leur côté, les Émirats arabes unis se sont, comme la Chine et l’Inde, abstenus lors du vote de la première résolution de l’ONU condamnant l’invasion. À leurs yeux, la guerre en Ukraine est un problème européen et non mondial, et ils sont mécontents de l’implication à géométrie variable des États-Unis dans le Golfe et des tensions de Washington avec la Chine. Ils ont également des intérêts pragmatiques liés au rôle de la Russie au sein de l’OPEP+ et ont apprécié la position assez neutre de Moscou sur les tensions internes du Golfe et la guerre au Yémen59. En outre, comme partout au Moyen- Orient, l’image de leader fort cultivée par Vladimir Poutine contribue à l’estime que lui portent les Émirats. Comme l’a expliqué Abdulkhaleq Abdulla, professeur à l’université des Émirats arabes unis, « en raison du profond respect de Poutine pour le rôle de leader des États du Golfe et pour ce qu’ils ont accompli, certains ont estimé qu’il méritait de bénéficier d’un respect similaire en retour».
Parmi les autres puissances régionales qui tentent de maintenir une posture équilibrée face au conflit, il convient également de mentionner l’Égypte. Celle-ci importe ses céréales principalement d’Ukraine et de Russie, et les touristes provenant de ces deux pays représentent jusqu’à un tiers de ses visiteurs annuels. Le président Abdel Fattah Al-Sissi a renforcé la relation bilatérale avec Moscou depuis son arrivée au pouvoir en 2014, ce qui a donné lieu à un accord de partenariat global en 2018. L’Égypte a également des liens économiques et militaires profonds avec la Russie, qui finance et construit la première centrale nucléaire égyptienne à Dabaagrâce à un prêt russe de 25 milliards de dollars (qui risque maintenant d’être remis en question) et fournit environ 40 % des armes égyptiennes, ce qui en fait la première source d’armes du pays61. Toutefois, l’Égypte est particulièrement affectée par la guerre en raison de sa dépendance à l’égard des importations de céréales, et ne peut pas bénéficier de revenus élevés provenant du pétrole et du gaz comme l’Arabie saoudite, ni d’un statut stratégique régional renforcé comme la Turquie et l’Iran.
Si les puissances régionales du Moyen-Orient ont su jouer les équilibristes avec un certain succès, l’erreur de calcul de Moscou sur le coût et la durée de la guerre a eu un impact direct sur les conflits en cours au Moyen-Orient dans lesquels la Russie est impliquée. La Syrie et la Libye risquent toutes deux de payer un prix élevé pour la dégradation des relations entre les États-Unis et la Russie.
Les forces militaires russes officielles, ainsi que les troupes informelles telles que celles du groupe Wagner, ont été réduites dans les deux pays, Moscou ayant renvoyé une partie de ses effectifs sur le champ de bataille ukrainien. En Libye, la Russie et la Turquie se sont rangées aux côtés de partenaires locaux différents. Moscou soutient le « maréchal » autoproclamé Khalifa Haftar, fournissant à son Armée nationale libyenne des armes et, plus récemment, le soutien du groupe Wagner ; elle a par ailleurs coopéré avec l’Égypte et les Émirats arabes unis pour le renforcer. Pour sa part, Ankara a préféré appuyer le gouvernement de Tripoli soutenu par l’ONU et lui a envoyé des formateurs militaires, des planificateurs, des mercenaires syriens et des drones armés. Une partie des troupes de Wagner sont déjà parties, et l’implication directe de Moscou sur le terrain est vouée à diminuer, car la guerre en Ukraine consomme la plupart des réserves militaires russes, tant en termes d’effectifs que d’équipements.
Marlène Laruelle professeure et directrice de l’Institut pour les études européennes, russes et eurasiennes (IERES) à l’université George Washington (Washington D.C.).