Avec une population de 36 millions d’habitants, l’Ouzbékistan est le pays le plus peuplé d’Asie centrale, et son taux de natalité de 26,2 % figure parmi les plus élevés de tout l’espace post-soviétique. Aujourd’hui, plus de 88 % des Ouzbeks sont de tradition religieuse musulmane sunnite1. Fort de son capital politique et administratif, l’ancien premier secrétaire du Parti communiste ouzbek Islam Karimov est élu premier président de la République d’Ouzbékistan en 1991. Face à la menace d’une montée au pouvoir des islamistes en Afghanistan, pays déstabilisé par une guerre civile entre factions de l’opposition, mais également au Tadjikistan où le Parti de la Renaissance islamique se présente comme une alternative au régime en place, Karimov s’efforce alors de développer un cadre politique laïc pour supplanter l’idéologie marxiste-léniniste et faire de l’islam traditionnel une arme culturelle pour asseoir son pouvoir. Il développe une vision binaire de la religion musulmane : du côté éclairé, l’islam national ouzbek, porteur de traditions et de valeurs progressistes, et du côté sombre, l’islam politique visant à promouvoir dans la société des normes religieuses étrangères à la tradition ouzbèke. Pour lutter contre cet islam présenté comme rétrograde, radical et violent, l’Ouzbékistan entre alors dans une longue période de restrictions à la liberté religieuse, marquée une politique répressive à l’égard de toute forme de dissidence. La « détente » initiée par son successeur Chavkat Mirzioïev à partir de 2017, bien que timide, ouvre la voie à un renouveau islamique dans la société ouzbèke et à la recrudescence de signes extérieurs d’appartenance religieuse, notamment chez la jeune génération.
Pour appréhender la relation complexe entre islam, politique et société en Ouzbékistan, il est nécessaire de dresser dans un premier temps le tableau des politiques religieuses développées depuis l’époque soviétique jusqu’à nos jours, en nous attachant tout particulièrement à l’héritage de la période de libéralisation religieuse sous la perestroïka (1988-1991), au régime de laïcité restrictive sous Karimov (1991-2016), puis à la période actuelle depuis l’arrivée au pouvoir de Mirzioïev (2016-2023). Dans un deuxième temps, nous explorerons le rôle joué par l’islam dans la société ouzbèke. Si les autorités n’hésitent pas à mobiliser voire à instrumentaliser l’héritage religieux ouzbek dans leur nouveau projet de construction nationale, elles développent également un discours sécuritaire très radical à l’égard de la menace islamiste, qu’elle soit réelle ou fantasmée. Dans une dernière partie, nous nous intéresserons à la jeunesse ouzbèke pour comprendre les ressorts du renouveau islamique qui touche tout particulièrement cette génération née après la dissolution de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Cela nous permettra d’apprécier l’efficacité des politiques de jeunesse des gouvernements successifs, mais également d’évaluer le rôle joué par l’expérience migratoire de millions de jeunes Ouzbeks dans leur (re) découverte de l’islam. Enfin, sur la base d’une série d’entretiens qualitatifs, nous tenterons d’ouvrir des pistes de réflexion sur les stratégies identitaires que reflète la recrudescence des signes religieux chez cette jeune génération.
Les politiques religieuses de l’Ouzbékistan contemporain : L’héritage soviétique (1917-1991)
L’attitude du régime soviétique à l’égard de la religion, et notamment de l’islam, n’est pas linéaire entre la révolution bolchévique de 1917 et la dissolution de l’URSS en 1991. On peut globalement distinguer trois périodes successives.
La répression religieuse sous couvert de modernisation de la société ouzbèke (1924-1943)
L’instauration du régime soviétique en Asie centrale dans les années 1920-1930 s’est rapidement accompagnée d’une politique ouvertement opposée à l’islam. Pour pouvoir embrasser la modernité soviétique, les Ouzbeks devaient se défaire des institutions sociales et des pratiques jusqu’ici guidées par la religion et que les bolcheviks qualifiaient d’arriérées. Ainsi, la majorité des mosquées et madrasas disparurent (détruites, transformées en bâtiments publics ou muséifiées en raison de leur valeur patrimoniale), les femmes durent se dévoiler et obtinrent l’accès à l’école publique, tandis que les mollahs et les oulémas furent tués ou déportés vers les camps de travail. Quant aux revenus des fondations caritatives musulmanes (waqf), ils furent reversés au Commissariat du peuple à l’éducation. La religion était désormais exclue de la vie publique.
De l’athéisme à la reconnaissance des religions : l’officialisation de l’islam (1943-1988)
C’est dans le contexte de la guerre que Staline fut contraint d’infléchir la politique religieuse soviétique. Afin de s’assurer du soutien de l’ensemble de sa population, il autorisa une pratique plus large des religions mais sous le contrôle de l’État : c’est ainsi que la Direction spirituelle des musulmans d’Asie centrale et du Kazakhstan (SADUM, selon son acronyme russe) fut établie à Tachkent en 1943. Désormais, les musulmans d’Asie centrale étaient autorisés à pratiquer leur religion, à collecter de l’argent pour l’exercice du culte, et ils pouvaient même demander l’ouverture d’un lieu de prière, le tout sous le contrôle étroit de la SADUM, seule habilitée à délivrer des autorisations. Mais face au faible nombre de mosquées officielles – seulement 150 à l’époque dans tout le pays –, les pratiquants continuaient à fréquenter en majorité des lieux de culte illégaux ne disposant pas des autorisations de la SADUM. Il s’agissait pour l’essentiel de confréries soufies et de mollahs et imams autoproclamés qui dirigeaient les prières, entretenaient les lieux saints et célébraient les mariages, enterrements et autres rites de passage. En Ouzbékistan, à côté de la vitrine d’un islam soviétique officiel, perduraient donc les pratiques d’un islam clandestin. Il faudra attendre la fin de l’ère stalinienne pour que la tradition islamique puisse être plus largement reproduite dans l’espace public.
Les pratiques et coutumes liées à l’islam pouvaient en effet aider à combler un certain déficit d’identité ouzbèke. C’est surtout sous Brejnev (1966-1982) que les dirigeants de la République socialiste soviétique (RSS) ouzbèke ont permis l’expression plus libre de pratiques religieuses pouvant servir de marqueur identitaire national, tels que les pèlerinages locaux vers les tombes et lieux saints de la tradition soufie, ou encore la tenue de cérémonies coutumières pour célébrer les rites de passage du cycle de la vie musulmane (circoncision, mariage, décès).
Le renouveau islamique de la perestroïka (1988-1991)
À la fin des années 1980, la libéralisation du régime soviétique voulue par Mikhaïl Gorbatchev, connue sous le nom de perestroïka, a permis l’expression des identités religieuses, et notamment de l’islam, dans tout l’espace soviétique. La simplification des règles d’enregistrement des lieux de culte entraîna la prolifération des mosquées en Ouzbékistan, certaines construites avec des fonds privés, mais la plupart procédant des lieux de prière jusqu’ici clandestins et désormais autorisés. La liberté de parole retrouvée, y compris à l’égard de l’islam officiel, permit de dénoncer la corruption des élites musulmanes et leur soumission au régime.
En 1990 à Astrakhan, sur le flanc russe de la mer Caspienne, 250 délégués musulmans issus des différentes républiques de l’URSS créent le Parti islamique de la renaissance (PRI) dans le but de promouvoir les préceptes de l’islam en Union soviétique.
En Ouzbékistan, le Parti de la renaissance islamique d’Ouzbékistan (PRIO) plaide pour une république islamique et l’adoption de lois conformes à la charia. Durement réprimé par les autorités et concurrencé par des mouvements plus radicaux, le PRIO finira par s’autodissoudre en 1996. Parmi les autres mouvements ayant participé à ce renouveau de l’islam en Ouzbékistan au tournant de l’indépendance, citons les formations Islom Lachkarlari (Armées de l’islam) et Islom Adolati (Justice islamique), fondées toutes deux en 1990 par Tohir Yoldachev. Cette figure clé de l’islam politique ouzbek était originaire de la ville de Namangan dans la vallée du Ferghana, région la plus densément peuplée d’Asie centrale et marquée de tout temps par un fort conservatisme religieux.
Malgré ce renouveau islamique, il serait erroné de croire que les Ouzbeks opposaient leur identité soviétique à leur appartenance à l’islam. Il n’était pas rare à l’époque qu’une personne se déclare simultanément soviétique, musulman et Ouzbek6. Sous l’URSS, l’islam ouzbek correspondait à l’articulation paradoxale d’une tradition religieuse avec la modernité d’une société construite sur une idéologie antireligieuse. Après soixante-dix années d’athéisme et de laïcité soviétiques, les Ouzbeks n’avaient qu’une connaissance parcellaire de l’islam hanafite, l’école islamique sunnite modérée qui avait dominé la région avant l’instauration de l’URSS. L’effondrement du communisme allait donc créer un vide que diverses tendances fondamentalistes chercheront à combler. Face à la menace de l’islam politique dans un environnement régional instable, les autorités ouzbèkes vont rapidement adopter une politique religieuse très restrictive.
La laïcité restrictive du régime d’Islam Karimov (1991-2016) : La poursuite du renouveau islamique (1991-1998)
Les premières années d’indépendance sont marquées par un maintien des libertés publiques, si bien que le renouveau islamique initié sous la perestroïka put se poursuivre sans contrainte. La première loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses, communément appelée « loi sur la Religion », avait été votée par le Parlement ouzbek encore soviétique le 14 juin 1991. Elle consacrait la liberté religieuse et l’égalité entre les religions et permettait ainsi de tourner définitivement la page de l’athéisme soviétique. Mais si la loi qualifiait l’islam de fondement de la culture et de l’histoire de la nation ouzbèke, elle encadrait très strictement les activités des organisations religieuses, notamment leur capacité à prendre part ou à influencer la vie politique du pays. De ce fait, une première distinction se manifestait dès 1991 entre l’existence d’un islam culturel protégé et promu par les autorités et la menace d’un islam politique prohibé.
Élu président du Soviet suprême de la RSS ouzbèke en mars 1990, puis président de la République indépendante d’Ouzbékistan en décembre 1991, Islam Karimov poursuivit l’effort de rattrapage initié sous la perestroïka pour réhabiliter l’islam. Ainsi, en 1992, le pays comptait plus de mille mosquées et une centaine d’écoles coraniques, dont vingt seulement étaient contrôlées par la Direction spirituelle. En zone rurale, la demande sociale pour l’introduction d’enseignements religieux à l’école était telle que la moitié des foyers préféraient que leurs enfants fréquentent la mosquée le vendredi pour assister à la grande prière plutôt que l’école laïque. Le Coran fut traduit pour la première fois en ouzbek en 1992 et les fêtes musulmanes de la fin du hajj et de la fin du ramadan furent intégrées au calendrier des jours fériés ouzbeks.
Le nécessaire contrôle de l’islam par l’État : une laïcité unilatérale
Cependant, ce renouveau religieux restait strictement contrôlé par des administrations publiques, car Karimov avait bien conscience qu’une frange plus radicale de la société, bien que minoritaire, était favorable à un islam politique dont le projet était de renverser le pouvoir pour instaurer un régime islamique. À la différence de la laïcité française qui proclame une séparation de l’Église et de l’État, caractérisée – en théorie du moins – par une non-ingérence réciproque, le modèle ouzbek de laïcité s’inspire de l’expérience soviétique. Il s’appuie notamment sur un Muftiate ou Direction spirituelle des Musulmans d’Ouzbékistan, calqué sur la SADUM soviétique. La religion doit rester en dehors de la vie politique et administrative mais l’État, lui, intervient directement dans la vie de la religion. Ainsi le Mufti est dès lors chargé d’encadrer la pratique de l’islam dans tous les domaines : il a le monopole sur l’ensemble des mosquées du pays et leur personnel ainsi que sur l’enseignement islamique dans les madrasas. Les lieux de prière et d’éducation coranique non contrôlés par le Muftiate sont, de fait, considérés comme illégaux et sujets à des poursuites.
Parallèlement au Muftiate, un décret présidentiel instaure le 7 mars 1992 le Comité des affaires religieuses du Conseil des ministres (CAR), un organisme public chargé entre autres, d’assurer « la coopération mutuelle entre les religions et de représenter leurs intérêts devant l’État ». Véritable ministère des Cultes, le CAR est le bras armé du gouvernement en matière religieuse. Il veille au respect des règles de laïcité, centralise la communication officielle relative aux religions et canalise le financement des cultes.
Bien que le terme même de laïc ou séculier (dunyoviy en ouzbek) ne soit pas mentionné dans la Constitution de 19929, l’article 18 relatif au principe de non-discrimination fait implicitement référence à la neutralité de l’État puisque « tous les citoyens ont des droits et libertés égaux et sont égaux devant la loi sans discrimination fondée sur […] la religion. » C’est l’article 61 qui consacre le principe de laïcité en affirmant que « les organisations et associations religieuses sont séparées de l’État et égales devant la loi [et] l’État ne doit pas s’immiscer dans l’activité des associations religieuses ».
Outre la gestion de l’islam, l’enjeu était alors de concilier l’identité musulmane de la majorité de la population avec la présence de nombreuses minorités religieuses : les Russes et Ukrainiens orthodoxes, les Polonais catholiques, les Juifs d’Europe et d’Asie centrale, etc. À l’instar de la laïcité française, la neutralité des institutions civiques permettait à l’ensemble des citoyens ouzbeks d’exercer leur liberté de conscience, qu’elle soit ou non liée à une religion.
Enfin, l’article 57 interdit les partis politiques et associations publiques « fondés sur des principes nationaux et religieux », limitant ainsi la possibilité d’expression d’un islam politique. Cela marquait à l’époque une différence notoire avec le Tadjikistan voisin où le Parti de la renaissance islamique du Tadjikistan participait à la vie politique du pays.
En 1992, Karimov consacrait l’islam comme « la religion [des] ancêtres, la substance et l’essence de l’existence quotidienne des musulmans ». Il effectua la même année un pèlerinage très médiatisé à La Mecque. Tout en proclamant haut et fort le principe de laïcité, le régime a ainsi encouragé le renouveau islamique de l’État ouzbek en considérant que l’identité ouzbèke ne pouvait être séparée de l’identité musulmane.
La consolidation de la politique de laïcité restrictive (1998-2016)
Tout en proclamant son respect pour l’héritage spirituel de la nation, le gouvernement ouzbek ne cache pas son hostilité à l’égard des pratiques non autorisées de l’islam. Puisqu’elles ne respectent pas le cadre normatif établi par l’État, ces pratiques sont qualifiées d’arriérées, obscurantistes ou fanatiques face à l’islam éclairé et moderne de la nation ouzbèke, et sont considérées comme une menace pour l’État et la société ouzbeks. Cette vision sécuritaire de la religion est consacrée par l’adoption en 1998 d’une nouvelle loi sur la Religion, qui constitue le principal cadre normatif pour le déploiement de la politique de laïcité restrictive voulue par Karimov.
Bien que consacrant la liberté de conscience, cette loi instaure de nombreuses restrictions à l’expression religieuse et à l’exercice du culte. Les tenues religieuses sont désormais prohibées dans l’espace public pour les non-clercs (article 14). Les forces de l’ordre auront tôt fait d’interpréter cette disposition comme l’interdiction de tout signe religieux dans l’espace public – du port du hijab pour les femmes à celui de la barbe pour les hommes13. Mais c’est surtout l’enseignement de la religion qui fait l’objet en 1998 des restrictions les plus sévères. L’article 7 de la loi déclare que « le système éducatif de la République d’Ouzbékistan est fondé sur la séparation des religions [et] l’inclusion de disciplines religieuses dans les programmes d’enseignement n’est pas autorisée ».
Dans un pays où la tradition musulmane ne cesse d’être valorisée, l’école publique s’ancre dans une laïcité qui n’autorise aucun cours sur la religion. Seules les madrasas officielles peuvent dispenser de tels enseignements. Mais la loi pose une double contrainte à l’accès à ces écoles religieuses. D’une part, toute personne souhaitant intégrer une madrasa devra au préalable avoir terminé avec succès l’intégralité du cycle d’enseignement secondaire (article 9), ce qui repousse d’autant l’apprentissage des jeunes à la religion. D’autre part, la loi introduit une nouvelle procédure d’enregistrement des organisations religieuses qui exige un double examen des dossiers par le Muftiate et le Comité des affaires religieuses. La plupart des établissements ouverts au début des années 1990 ne répondaient plus aux conditions administratives requises et furent obligés de fermer sous peine de tomber sous le coup du Code pénal, amendé lui aussi en 1998 pour introduire une infraction relative aux activités religieuses illégales.
Alors que le nombre d’établissements d’enseignement religieux était passé de deux à plus de cent au tournant de l’indépendance, on en comptait seulement douze après l’adoption de la loi. Tous se retrouvent alors sous le strict contrôle de l’Université islamique de Tachkent créée en 1999 précisément pour superviser l’éducation religieuse. La loi sur l’Éducation du 2 juillet 1992 fut également révisée en 1997. Elle consacre désormais la nature séculière du système d’enseignement public. À contre-courant de la valorisation de l’islam dans la société, le système scolaire ouzbek restait donc résolument laïc : outre l’interdiction des enseignements sur la religion, le port de signes religieux était proscrit pour les enseignants et les élèves.
Le fondamentalisme musulman : menace ou ressource du régime autoritaire de Karimov ?
Dans le régime de laïcité restrictive promu par Karimov, le renouveau islamique a été influencé par différentes mouvances extérieures. Il s’agit en premier lieu de la Turquie, qui fut le premier pays à reconnaître l’indépendance de l’Ouzbékistan et qui partageait une communauté de langue (groupe turcique) et de religion (islam hanafite). Trois tendances ont accompagné ce rapprochement ; la plus importante par son dynamisme a été celle de l’influente communauté religieuse fethüllah, menée par le charismatique Fethüllah Gülen.
Porteur d’un islam modéré conciliant religion, modernité, nationalisme ethnique et libéralisme économique, ce mouvement a créé un vaste réseau d’écoles dans toute l’Asie centrale, mais finira par être banni d’Ouzbékistan en 2000. Un deuxième courant venu de Turquie et inscrit dans la tradition soufie naqshbandiyya a mené une importante politique de formation de cadres musulmans à travers un réseau d’écoles coraniques. Enfin la République turque elle-même, bien que fondée sur des institutions laïques, a mis en oeuvre une politique religieuse par l’intermédiaire de son ambassade à Tachkent, au sein de laquelle l’attaché aux affaires religieuses supervise la coopération turco-ouzbèke en matière de construction de mosquées et de formation des élites religieuses.
Une tendance plus radicale, longtemps qualifiée de wahhabisme par le pouvoir politique, mais qui se définit elle-même sous le vocable salafi, a opté pour la lutte armée au nom de l’islam (jihad) pour établir un califat islamique en Asie centrale. Pendant toute la période soviétique, la vallée du Ferghana avait été le centre principal de l’islam clandestin, où des groupes radicaux rejetaient les formes cultuelles populaires locales, cherchant à imposer une pratique littérale de l’islam. En 1990, Tohir Yoldachev et son mouvement Islam Adolati ont progressivement usurpé le pouvoir dans la région de Namangan, patrouillant dans les bazars, fermant les échoppes de vente d’alcool et imposant le port du voile islamique aux femmes. Après quelques compromis et concessions, Karimov parvint à rétablir le contrôle sur cette zone agitée, chassant les groupes les plus radicaux vers l’Afghanistan. Le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO) y fut créé autour des figures en exil de Juma Namangani et Tohir Yoldachev.
Le MIO fit sa première apparition sur la scène politique ouzbèke en 1999 lorsque le gouvernement lui attribua la responsabilité des attentats de Tachkent, une série d’explosions à la voiture piégée perpétrée le 16 février dans ce qui apparaissait alors comme une tentative avortée d’assassinat d’Islam Karimov (16 morts, 120 blessés).
Quelques mois plus tard, une bande armée se réclamant du MIO tenta en vain de rejoindre depuis les montagnes du Tadjikistan la partie ouzbèke de la vallée du Ferghana en prenant en otage quatre géologues japonais dans la région de Batken au Kirghizstan. Le MIO finira par être décapité par l’armée américaine en Afghanistan avec la mort de Namangani en 2001 et de Yoldachev en 2009.
Une dernière tendance fondamentaliste mais non ddjihadiste est incarnée par deux mouvements implantés en Ouzbékistan depuis les années 1990 mais de manière clandestine. Il s’agit d’abord du parti de Dieu (Hizb ut-Tahrir en arabe), mouvement politique clandestin fondé en 1953 par Taqiuddin al-Nabhani, cadi de la Cour d’appel de Jérusalem, pour défendre la cause palestinienne. Arrivé en Ouzbékistan probablement par l’intermédiaire de missionnaires jordaniens, il prône l’avènement d’un califat et d’une société transnationale régie par la charia, où résideraient tous les musulmans d’Asie centrale. Plus qu’une simple organisation religieuse, le Hizb ut- Tahrir est un parti politique basé sur les préceptes de l’islam et qui opère à travers un réseau de cellules clandestines semblables aux groupements révolutionnaires que le parti bolchevique avait utilisés pour s’implanter en Russie en 1917. Son mode d’action repose sur la diffusion d’une abondante littérature religieuse, initialement sur des supports papier (tracts, ouvrages) et vidéo (DVD), et désormais à travers les réseaux sociaux. En Ouzbékistan, le Hizb-ut-Tahrir a longtemps joui d’une grande popularité dans le contexte de restrictions aux libertés politiques et religieuses caractéristiques de l’ère Karimov.
L’Association pour la prédication (Tablighi Jamaat en ourdou) est, quant à elle, une société de prédication née en 1927 dans les Indes britanniques dans le but de réislamiser les musulmans indiens face à la forte pression exercée alors par les organisations hindouistes et les missionnaires chrétiens. Devenue, dans le contexte décolonial, une organisation islamiste transnationale, elle s’est implantée en Asie centrale après la dissolution de l’URSS pour inviter, à travers la prédication, les musulmans à retrouver les chemins de l’islam. Louant l’importance de la foi et de la pratique religieuse au quotidien, elle se concentre sur la promotion d’un courant conservateur, fondamentaliste mais nullement djihadiste et sans velléité politique vis-à-vis des régimes en place.
Malgré la démarche non violente prônée par ces deux mouvements, l’Ouzbékistan sera le premier pays d’Asie centrale à interdire dès 1998 le Hizb ut-Tahrir et la Tablighi Jamaat, à la suite de l’adoption de la loi sur la Religion. L’accusation de salafisme ou de fondamentalisme renvoyait à une influence étrangère dangereuse et permettait de discréditer tout fidèle refusant d’entrer dans le moule de l’islam officiel. Accusés de fréquenter des lieux de prière non autorisés ou de posséder des publications « extrémistes », les adeptes des deux mouvances – majoritairement originaires de la vallée du Ferghana et de Tachkent –ont rempli les geôles ouzbèkes qui comptaient jusqu’à 15 000 prisonniers de conscience au plus fort de la répression.
En dépit de dispositions garantissant la séparation de la religion et de l’État, le régime ouzbek n’a donc cessé d’enfreindre l’esprit de la Constitution en utilisant précisément la lutte contre l’islam politique comme une stratégie pour consolider son monopole du pouvoir sur une population dont la liberté religieuse était réduite au seul cadre officiel autorisé.
Chavkat Mirzioïev : une libéralisation religieuse sous contrôle (2016-2023)
À la mort d’Islam Karimov, l’arrivée au pouvoir de Chavkat Mirzioïev ne laissait augurer aucun changement dans la politique religieuse de l’Ouzbékistan. En effet, bien que de vingt ans son cadet, son mandat de Premier ministre de 2003 à 2016 avait largement coïncidé avec la phase la plus répressive de la politique religieuse de Karimov.
Les premiers signes de libéralisation religieuse
Pourtant, dès son élection en décembre 2016, Mirzioïev adopte des mesures témoignant d’une approche plus libérale : il assouplit ainsi nombre de restrictions religieuses instaurées par son prédécesseur et renforce le rôle de la religion comme une arme culturelle contre l’islam politique, notamment auprès des jeunes. Cette approche reflète la recherche d’un équilibre entre continuité des pratiques séculières développées sous Karimov et revalorisation des formes traditionnelles de l’islam ouzbek.
Parmi les dispositions qui favorisent l’exercice de la liberté religieuse, citons le programme de construction de mini-mosquées destiné à faciliter la pratique du culte, la réhabilitation en 2018 de la mosquée de Namangan après vingt ans d’obstruction, l’autorisation de haut-parleurs pour diffuser l’appel à la prière, la fin de l’interdiction d’accès des enfants aux lieux de prière, ou encore la création en 2019 d’un centre d’appels et d’un site web sous la tutelle du Muftiate et animés par des experts religieux pour répondre aux questions des citoyens sur la religion. En termes plus politiques, Mirzioïev a réhabilité 16 000 Ouzbeks figurant sur une liste noire instaurée en 1999 sur la base de simples suspicions d’extrémisme religieux, et il a levé les poursuites contre plusieurs dissidents politiques et religieux en exil, permettant ainsi leur retour au pays20.
En matière éducative, une série de décrets est adoptée par le Conseil des ministres au cours de l’année 2017. Tout en rappelant les principes de laïcité dans l’éducation, ils soulignent l’importance de la tolérance religieuse dans la société ouzbèke. Ainsi, le décret n° 187 du 6 avril 2017 sur les normes éducatives autorise pour la première fois l’enseignement des religions dans les écoles publiques à travers les cours de philosophie qui doivent apporter « une bonne connaissance des relations entre les religions au sein d’un pays laïc». Pour autant, afin d’éviter toute influence de la religion chez les plus jeunes, un autre décret n° 528 du 19 juillet 2017 sur l’enseignement préscolaire rappelle, lui, que les programmes de tous les établissements préscolaires – publics et privés – doivent être strictement séculiers22.
En ce qui concerne la recherche sur l’islam, Mirzioïev annonce lors du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) à Astana le 9 juin 2017 la création d’un Centre international de recherche scientifique, inauguré le mois suivant et qui « servira à propager la culture et les valeurs islamiques, à protéger les jeunes des influences étrangères, à leur dispenser une éducation moderne et à inculquer dans le coeur de la jeune génération le sentiment d’être digne de leurs grands ancêtres ».
En termes de politique internationale enfin, c’est à nouveau à l’initiative de Mirzioïev, en 2017, que l’Ouzbékistan rejoint l’Organisation du monde islamique pour l’éducation, les sciences et la culture, équivalent de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) pour les pays membres de l’Organisation de la coopération islamique. Alors que le Tadjikistan en est membre depuis 1993, le Kazakhstan et le Kirghizstan depuis 1996, son prédécesseur s’était toujours refusé à adhérer à cette organisation jugée suspicieuse alors même qu’elle promeut des méthodes innovantes d’enseignement de l’arabe pour les pays non arabophones, précisément pour faciliter l’accès direct aux textes saints.
Une religion musulmane toujours strictement contrôlée
Malgré ces mesures symboliques, la révision en juillet 2021 de la loi sur la Religion25, qui devait intégrer l’ensemble des dispositions adoptées par décret depuis l’arrivée au pouvoir de Mirzioïev, n’a en réalité permis que de timides avancées. C’est le cas notamment de la simplification de la procédure d’enregistrement des organisations religieuses (article 17) et de la suppression de l’interdiction pour les non-clercs du port de tenues religieuses dans l’espace public (article 9). Pour la première fois depuis 1998, les femmes avaient la possibilité de porter le hijab dans la rue.
Pour le reste, la révision de 2021 perpétue la plupart des restrictions introduites en 1998 par Karimov : maintien de la qualification d’extrémisme dans la loi et le Code pénal, ouvrant la voie à toute forme d’abus, restrictions posées à l’enregistrement d’organisations religieuses malgré la simplification de la procédure, interdiction des matières religieuses dans les cursus de l’enseignement public laïc, etc.26 Le contrôle des établissements d’éducation religieuse avait, quant à lui, était renforcé dès 2018 par le décret n° 5416 qui établissait l’Université islamique internationale d’Ouzbékistan (UIIO), dans le but de superviser l’ensemble des établissements d’enseignement et de recherche islamique créés jusqu’ici, notamment les dix établissements d’enseignement secondaire de l’islam.
En 2022, sur une population de 36 millions d’habitants, seulement 1 940 élèves et étudiants étaient ainsi enrôlés dans l’un des programmes de formation de ces établissements.
Les débats autour du port du voile des femmes ouzbèkes
Bien que timide, la libéralisation de la religion promue par Mirzioïev a encouragé les citoyens ouzbeks à exprimer plus ouvertement leurs revendications, notamment sur les tenues religieuses. Jusqu’ici c’est le principe de neutralité qui s’appliquait à l’ensemble des employés du secteur public et même à l’ensemble des usagers de l’éducation nationale, de la maternelle à l’université.
Nombreux étaient les parents d’élèves et étudiants à demander l’abrogation de ces interdits au nom de l’identité musulmane de l’Ouzbékistan. L’introduction en 2018 d’un code vestimentaire obligatoire pour les écoles publiques rappelant, photos à l’appui, l’obligation du port de jupes jusqu’aux genoux et le maintien de l’interdiction du voile, avait généré une vague de pétitions. En septembre 2021, le ministère de l’Éducation annonce finalement que, même si en Ouzbékistan « l’éducation et la religion sont séparées l’une de l’autre, […] les jeunes filles seront, à titre exceptionnel, autorisées à porter à l’école des foulards en tissu blanc ou de couleur claire et des calots traditionnels » (do’ppi en ouzbek).
Le gouvernement justifie ce consentement par l’importance qu’il accorde aux « valeurs nationales » mais également par le besoin de lutter contre la déscolarisation des jeunes filles pour motif religieux30. Cette mesure marque un véritable tournant des autorités sur la visibilité de la religion dans l’espace public : après l’autorisation des tenues religieuses dans la rue, c’est désormais le milieu scolaire, un bastion de la laïcité restrictive de Karimov, qui cède à la demande populaire, même si seul un voile de couleur clair (et non le hijab couvrant le cou et les épaules) est toléré dans les établissements d’enseignement.
Il faut cependant souligner que la recrudescence des signes religieux dans la société ouzbèke n’est pas appréciée de manière unanime. Outre le clivage rural/urbain classique, on observe une rupture générationnelle dans la perception des politiques religieuses mises en oeuvre sous l’URSS et sous Karimov. Si les plus jeunes évoquent sans ambiguïté les effets néfastes des restrictions passées et saluent les dernières avancées de Mirzioïev, les anciens ont un discours bien plus conciliant à l’égard de la politique antireligieuse soviétique : ils reconnaissent ainsi que les formes de répression exercées par l’URSS sur l’islam ont permis la modernisation de la société ouzbèke, notamment par la libération de la femme, la généralisation de l’éducation et la lutte contre l’illettrisme. Cette perception inconciliable des politiques religieuses passées permet de comprendre la vivacité des débats récents autour du port du voile à l’école.
Le « Nouvel Ouzbékistan » et la réforme constitutionnelle de 2023
La réélection de Chavkat Mirzioïev à la tête de l’Ouzbékistan en octobre 2021 a ouvert une nouvelle étape dans la démarche réformiste du président. Cette politique a été présentée sous le label de « Nouvel Ouzbékistan » lors de son discours d’investiture. Elle a été consacrée 18 mois plus tard, notamment par le renforcement du cadre constitutionnel de protection des droits humains et des libertés fondamentales entré en vigueur après le référendum constitutionnel du 30 avril 2023.
Ainsi, l’article 1er révisé de la Constitution ouzbèke introduit pour la première fois la dimension laïque du pays, en stipulant que « l’Ouzbékistan est un État souverain, démocratique, de droit, social et laïc, doté d’une forme républicaine de gouvernement ».
L’article 19 relatif au principe de non-discrimination (exarticle 18) reprend la précédente formulation, mais il l’inscrit désormais dans le cadre du droit international des droits de l’homme grâce au rajout d’un alinéa qui donne une valeur constitutionnelle à l’ensemble des normes internationales auxquelles l’Ouzbékistan adhère, notamment en matière de liberté de conscience.
Enfin, l’article 75 relatif à la séparation de la religion et de l’État (ex-article 61) ne se contente plus d’interdire l’ingérence des organisations religieuses dans les affaires publiques. Il comporte désormais un nouvel alinéa pour protéger ces mêmes organisations religieuses.
Il est trop tôt pour évaluer la portée dans la vie quotidienne des Ouzbeks des garanties apportées par la révision constitutionnelle. Cependant, le 5 septembre 2023, le vote en première lecture par le
Parlement ouzbek d’un projet de loi visant à créer une infraction administrative pour la dissimulation du visage trahit la fébrilité du régime face à la recrudescence dans l’espace public des signes religieux non traditionnels33. Ainsi, après avoir autorisé en 2021 le port du hijab dans la rue, le gouvernement vient d’interdire le port du niqab, ce voile intégral qui couvre le visage à l’exception des yeux. A SUIVRE (P21)
Olivier FERRANDO