L’affrontement entre Israël et l’Iran ne correspond pas du tout à l’image que les médias en donnent. Il trouve ses racines dans une période antérieure à la République islamique et n’a aucun rapport avec la fabrication d’une bombe nucléaire. Son déclenchement aujourd’hui vise à masquer les turpitudes de l’Argentin Rafael Grossi, directeur de l’Agence internationale de l’Énergie atomique.
Nous y sommes : l’affrontement entre Israël et la Perse a commencé. Il tient son origine non pas dans la République islamique, mais dans ce qui l’a précédé. Cette guerre devrait durer jusqu’à épuisement d’un des adversaires.
Pour comprendre ce qui se passe et ne pas tomber dans l’une des deux narrations officielles qui masquent la réalité du problème, plusieurs retours en arrière sont nécessaires.
Les ennemis de l’Iran au XX° siècle
Toutes les manifestations en Iran contre les ennemis extérieurs se terminent par l’inévitable « Mort au Royaume-Uni !, Mort aux États-Unis ! Mort à Israël ! ». C’est un cri qui part du fond des souffrances des Perses depuis la Première Guerre mondiale.
- En effet, alors qu’en Occident nous n’en avons pas conscience, l’Iran fut victime, en 1917-1919, du plus important génocide de la Première Guerre mondiale[1]. 6 à 8 millions de personnes moururent de faim sur une population de 18 à 20 millions d’habitants, soit entre le quart et le tiers des Iraniens. L’Iran, pourtant neutre, fut broyée par les armées britanniques, sur fond de rivalité avec les Bolchéviques et les Ottomans. Cette horreur a laissé un souvenir traumatique toujours très présent en Iran[2]. Il ne fait aucun doute pour un Iranien que le Royaume-Uni est le premier ennemi de son pays.
- Les Britanniques, qui avaient colonisé l’Iran derrière un de leurs officiers, Reza Chah (1925-1941), le renversèrent pour placer son fils au pouvoir, Mohammad Reza Pahlavi (1941-1979). Derrière ces paravents, ils pillèrent le pétrole du pays. Cependant, le Shah choisit, en 1951, Mohammad Mossadegh comme Premier ministre. Ce dernier nationalisa les pétroles au détriment de Londres. Il s’ensuivit une querelle au cours de laquelle les Britanniques firent preuve de mauvaise foi et organisèrent une révolution colorée avec l’aide des États-uniens. C’est « l’opération Ajax »[3]. Le nouveau régime fut tenu, non plus par Londres, mais par Washington. L’ambassade des États-Unis, qui installa le téléphone, plaça des dérivations des lignes de tous les ministres pour les écouter à leur insu, en direct. Ce système fut découvert lors de la révolution de 1978. Il ne fait donc aucun doute pour les Iraniens que les États-Unis sont leur second ennemi.
- Lorsque Mossadegh fut renversé, les Britanniques imposèrent le général Fazlollah Zahedi à sa place. Zahedi était un nazi qu’ils avaient incarcéré au Caire, mais Londres comptait sur lui pour remettre de « l’ordre ». Il constitua donc une police secrète sur le modèle de la Gestapo. Il récupéra d’anciens nazis pour la former et plusieurs centaines de « sionistes révisionnistes » furent envoyés par Yitzhak Shamir (qui travaillait alors au Mossad) pour les encadrer[4]. On peut toujours voir les horreurs de la Savak, la plus terrible police secrète de l’époque au monde, au musée qui lui est consacré à Téhéran[5]. Il ne fait donc aucun doute pour les Iraniens qu’Israël est leur troisième ennemi.
L’unique ennemi d’Israël au XX° siècle
Contrairement à ce que pense la population israélienne après 25 ans de propagande « sioniste révisionniste », l’Iran —ni celui du Shah, ni celui de la République islamique— n’a jamais eu pour objectif d’anéantir la population juive de Palestine occupée. Ainsi que le président Mahmoud Ahmadinejad l’avait explicité, l’objectif était de détruire l’État d’Israël comme la Russie avait détruit l’URSS [6].
Non, le seul ennemi de l’État d’Israël est celui qui, depuis 80 ans, sabote toute tentative de paix entre les juifs et les arabes : le Royaume-Uni. Ainsi que je l’ai souvent expliqué, lorsque le Foreign Office rédigea, en 1915, son plan intitulé The Future of Palestine (Le Futur de la Palestine), il spécifia qu’un État juif devait être créé en Palestine mandataire, mais que celui-ci ne devrait en aucun cas être capable d’assurer seul sa sécurité. Ce n’est que deux ans plus tard que le gouvernement de David Lloyd George rédigea la déclaration Balfour annonçant la création du Foyer national juif et que l’administration Woodrow Wilson prit l’engagement de créer un État indépendant pour les juifs de l’Empire ottoman.
L’auteur de ce texte, lord Herbert Samuel, devint Haut-Commissaire britannique en Palestine. Fidèle à lui-même, il favorisa d’un côté les « sionistes révisionnistes » de Jabotinsky et, de l’autre, désigna l’antisémite Mohammed Amin al-Husseini comme grand mufti de Jérusalem. Par la suite, il fut nommé Secrétaire d’État à l’Intérieur dans le gouvernement d’Archibald Sinclair.
Cette politique se poursuit sans discontinuer jusqu’à nos jours : le Royaume-Uni soutient toujours d’une main le « sioniste révisionniste » Benyamin Netanyahou et, de l’autre, la Confrérie des Frères musulmans, dont le Hamas est la section palestinienne.
Le prolongement du conflit entre les « sionistes révisionnistes » et l’Iran
Juste après la Seconde Guerre mondiale, le président des États-Unis, Dwight Eisenhower, s’inquiéta que son homologue israélien, Chaim Weizmann, ne réalise le « Grand Israël », c’est-à-dire non pas la reconstitution du Royaume de Jérusalem (qui était déjà largement compris dans l’État d’Israël), mais de l’ancien empire assyrien (c’est-à-dire du Nil à l’Euphrate). Il demanda à son secrétaire d’État, John Foster Dulles, d’organiser une alliance entre la Syrie et l’Iran pour équilibrer l’influence israélienne.
C’est à la demande de Washington que le président syrien, Adib Chichakli (PSNS) (1953-1954) signa, le 24 mai 1953, un accord de coopération militaire avec le souverain iranien, Mohammad Reza Pahlavi [7]. Il est donc stupide aujourd’hui de dénoncer cette même alliance (désormais dénommée « l’Axe de la résistance ») au seul motif que les deux régimes ont été décolonisés.
C’est pourtant ce que nous faisons. En 1979, le président Jimmy Carter a chassé le Shah d’Iran et sa prétention de dominer le Moyen-Orient en se dotant d’une bombe atomique fournie par le président français, Valéry Giscard d’Estaing, et son Premier ministre, Jacques Chirac [8]. Pour le remplacer, sur les conseils de son conseiller de sécurité, Zbigniew Brzeziński, il a déplacé l’imam Rouhollah Khomeiny de France à Téhéran. Israël a d’abord soutenu l’Iran face à l’Iraq, lui fournissant des armes autant que nécessaire. Tel-Aviv a même organisé le volet iranien du scandale Iran-Contras. Puis, il a progressivement changé de stratégie [9] tout en conservant certains reliquats de la période du Shah. Ainsi le consortium EAPC-B, détenu pour moitié par chacun des deux États, continue, encore aujourd’hui, à exploiter le pipeline Eilat-Ashkelon, indispensable à l’économie israélienne. En 2018, la Knesset adoptait une loi punissant de 15 ans de réclusion toute publication sur les propriétaires de cette compagnie [10].
À partir de l’invasion anglo-saxonne de l’Irak, en 2003, prétendument en raison de son rôle dans les attaques du 11 septembre 2001, Londres et Washington ont commencé à répandre des rumeurs sur une prétendue arme nucléaire iranienne comme ils l’avaient fait sur les prétendues armes de destruction massive iraquiennes [11]. À l’époque, Londres et Washington espéraient contraindre l’Iran à les aider contre l’Iraq.
Ces intoxications débouchèrent sur le vote des résolutions 1737 (23 décembre 2006) et 1747 (24 mars 2007) du Conseil de sécurité des Nations unies [12]. Le chef de l’opposition israélienne, Benyamin Netanyahou s’empare alors de cette propagande. Durant vingt-cinq ans, il ne cessera de dénoncer la fabrication « imminente » d’une bombe atomique iranienne, alors même que Téhéran dépose aux Nations unies une proposition de résolution créant « une zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-Orient » [13].
Quoi qu’il en soit, en 2013, William Burns (le directeur de la CIA de Joe Biden) négocia avec l’Iran, à Oman, au nom du président Barack Obama, le Plan d’action global commun (JCPoA). Celui-ci fut mis en scène lors des rencontres 5+1 (c’est-à-dire des cinq puissances nucléaires du Conseil de sécurité + l’Allemagne) à Genève. Mais il ne fut signé, à Vienne, que deux ans plus tard, les États-Unis et l’Iran se réservant une longue suspension pour conclure une annexe additive secrète.
Dans un très long entretien [14], juste avant la fin de son second mandat, Barack Obama expliquait qu’il refusait, à titre préventif, d’empêcher l’Iran de se lancer dans la course à la bombe atomique, mais qu’il était prêt à intervenir si Téhéran menait un programme nucléaire militaire. Sa conseillère de Sécurité, Susan Rice, déclarait : « L’accord iranien n’a jamais eu pour principal objectif d’essayer d’ouvrir une nouvelle ère de relations entre les États-Unis et l’Iran. Il était bien plus pragmatique et minimaliste. Le but était très simplement de rendre un pays dangereux considérablement moins dangereux. Personne ne s’attendait à ce que l’Iran devienne un acteur bienveillant. »
La position des États-Unis [15] n’a pas changé. Certes, durant son premier mandat, le président Donald Trump s’est retiré unilatéralement du JCPoA et de l’annexe secrète que Barack Obama avait négociés, mais il n’a qu’en paroles refusé à l’Iran d’enrichir de l’uranium, pas durant les négociations.
Durant cette période, l’Iran s’est lancé dans la mobilisation des communautés chiites du Moyen-Orient pour assurer sa sécurité. Puis, avec le général Qassem Soleimani, Téhéran est revenu à la doctrine khomeinyste d’aide et non plus d’instrumentation. L’Iran n’avait déjà plus de « proxys » avant qu’Israël ne détruise le Hamas, le Hezbollah et bien d’autres encore. Chacun était devenu indépendant.
Les évènements déclencheurs de l’affrontement
Il se trouve que, le 7 juin, Esmaïl Khatib, ministre iranien du Renseignement, a rendu public une opération de ses services secrets. Ils ont réussi à voler des documents confidentiels sur le programme nucléaire israélien, exactement comme le Mossad était parvenu, en avril 2018, à voler des documents iraniens sur leurs recherches nucléaires [16].
Le 12 juin, le Conseil des gouverneurs de l’AIEA —sous la direction de Rafael Grossi— a adopté une résolution [17] dans laquelle il constatait que « le Directeur général, comme indiqué dans le document GOV/2025/25, ne [peut] pas donner l’assurance que le programme nucléaire de l’Iran est exclusivement pacifique ». Il estimait donc que « les nombreux manquements de l’Iran à ses obligations depuis 2019 s’agissant de coopérer pleinement et en temps voulu avec l’Agence concernant les matières et activités nucléaires non déclarées à de multiples emplacements non déclarés en Iran, comme précisé dans le document GOV/2025/25, constituent une violation des obligations découlant de son accord de garanties avec l’Agence au sens de l’article XII.C du Statut de l’Agence ; ». En fonction de quoi, il saisissait le Conseil de sécurité des Nations unies.
Mais alors que les documents iraniens saisis par le Mossad ne révélaient aucun programme nucléaire militaire [18], malgré les déclarations de Benyamin Netanyahou, les premiers documents israéliens saisis par le ministère iranien du Renseignement ont mis en cause la neutralité de l’Argentin Rafael Grossi, directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Ils font apparaître qu’il a transmis à Israël des observations de son organisation, alors même qu’Israël n’en est pas membre. Parmi les gouverneurs de l’AIEA, la Russie, la Chine et le Burkina Faso se sont opposés à cette résolution.
Il se trouve que Rafael Grossi a déjà été mis en cause pour son étrange silence durant l’opération spéciale russe en Ukraine : il avait révélé, lors d’une intervention au Forum de Davos, en 2022, que le régime ukrainien avait stocké 30 000 kilos de plutonium et 40 000 autres d’uranium enrichi à la centrale de Zaporijjia. Puis, plus rien, malgré les objurgations russes.
Le lendemain de la publication des documents saisis par l’Iran, Tel-Aviv attaquait l’Iran. C’est exactement le même comportement que lors de la guerre contre le Liban, en 2006. Israël a prétendu agir après que plusieurs de ses soldats aient été capturés par le Hezbollah. En réalité, il est intervenu pour stopper les enquêtes de la police et de la justice libanaise sur un vaste réseau d’espionnage et de terrorisme israélien au Liban ; des enquêtes qui auraient pu déboucher sur une nouvelle interprétation de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, ainsi que je l’ai montré dans mon livre L’Effroyable imposture 2 [19].
Par Thierry Meyssan