décembre 16, 2025
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LA CHINE EN AFRIQUE : Des « diplomaties » alternatives pour de nouveaux enjeux sécuritaires

Les pays partenaires de l’Afrique se bousculent aux portes du continent. Cette offensive diplomatique accrue arrive à l’heure où la carte géopolitique mondiale connait de nouveaux défis, de nouvelles perspectives. Dans une étude publiée par Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM) de Paris, les auteurs ont tenté d’explorer la montée en puissance de la Chine en Afrique, en mettant en avant les domaines de la sécurité, de la santé, des médias, etc.

 

DÉAMBULATIONS DANS LES RUES DE DJIBOUTI

Au printemps 2016, la scène politique djiboutienne est en pleine effervescence. Deux raisons principales expliquent cette agitation. D’une part, la campagne présidentielle bat son plein : le président sortant, Ismaël Omar Guelleh brigue alors un quatrième mandat. Sans surprise, il est réélu le 8 avril avec plus de 86,28 % des suffrages. Il faut dire que l’opposition véritable est en exil, principalement en Europe, tandis que l’opposition tolérée sur place est si étroitement contrôlée qu’elle en vient, officieusement, à appeler à voter pour le candidat de l’ex-parti unique, le Rassemblement populaire pour le progrès (RPP). D’autre part, en toile de fond de ces festivités électorales, une deuxième actualité vient accentuer cette effervescence : quelques mois plus tôt, à la fin de l’année 2015, la Chine a officialisé l’installation de sa première base militaire hors de son territoire national, plus précisément à Djibouti.

Pour une grande partie de la population, notamment les commerçants et les fonctionnaires, cette nouvelle est porteuse d’espoirs – économiques pour les uns, diplomatiques pour les autres. Les commerçants, s’inspirant de l’expérience française, imaginent déjà les bénéfices à tirer des besoins quotidiens des soldats chinois. Très vite pourtant, les espoirs s’émoussent : les militaires chinois restent confinés dans leur base, installée loin du centre-ville, et se font ravitailler directement depuis la Chine, via le port de Doraleh, désormais sous concession chinoise depuis 20184. Finalement, le nouveau marché tant attendu ne verra jamais le jour.

Du côté des élites administratives et diplomatiques, en revanche, le ton est tout autre. L’arrivée de la Chine est interprétée comme une victoire stratégique : réussir à faire coexister sur un territoire aussi exigu que Djibouti les armées chinoise, américaine et française, relève presque du tour de force. Pour un des plus petits pays d’Afrique, souvent perçu comme périphérique dans les relations internationales, cette capacité à jongler avec des puissances concurrentes est considérée comme une preuve de savoir-faire diplomatique5. Une telle lecture en dit long, non seulement sur les ambitions de l’État djiboutien, mais aussi sur la manière dont sont construites les représentations de la diplomatie dans les contextes postcoloniaux. Dans les rues de Djibouti, la population s’empare aussi de cette actualité à sa manière.

Dans les cafés, une rumeur circule avec ironie : les Américains, furieux de l’arrivée des Chinois, auraient « tapé du poing sur la table », exigeant du président djiboutien qu’il renonce à l’accord. Ce dernier leur aurait alors rétorqué, imperturbable : « Les Chinois nous offrent plus de trois milliards de dollars américains (USD) pour cette base. Donnez-nous-en quatre, et nous en reparlerons6. » Véridique ou non, l’anecdote est révélatrice ; elle condense, en quelques mots, une vision populaire des rapports de force mondiaux et illustre la façon dont les récits subalternes viennent s’entrelacer avec les dynamiques diplomatiques plus formelles. Elle donne aussi à voir, en creux, une politique d’extraversion caractéristique de certains États africains, où la mondialisation des enjeux sécuritaires reconfigure les formes d’exercice du pouvoir, tout autant que les représentations qu’on en donne9. Depuis lors, cette anecdote est venue enrichir un corpus plus large de rumeurs et de légendes urbaines locales, toutes liées à la présence militaire chinoise à Djibouti.

Inaugurée en 2017, la base militaire chinoise – située à huit kilomètres de la capitale, à proximité du port de Doraleh également sous concession chinoise – a été construite dans une grande discrétion, à l’écart des regards curieux. Nombre de travailleurs djiboutiens regrettent de ne pas avoir été recrutés pour les travaux de construction, tandis que, dans les cercles d’expatriés occidentaux, les spéculations vont bon train sur les capacités d’accueil de cette véritable forteresse. Les chiffres annoncés ont varié au fil des ans : on a d’abord évoqué la présence de 10 000 soldats, puis 4 000, 5 000, avant que ne circulent des estimations bien plus modestes – quelques centaines. Finalement, le consensus s’est stabilisé sur une capacité maximale d’accueil de 10 000 militaires chinois. En 2018, une rumeur tenace émerge : les forces américaines accusent la base chinoise d’utiliser des lasers qui auraient temporairement aveuglé un pilote de l’US Air Force, l’empêchant ainsi de décoller de l’aéroport international de Djibouti…

 

LE TOURNANT SÉCURITAIRE DE LA PRÉSENCE CHINOISE EN AFRIQUE : LE DEVENIR « PUISSANCE » DE PÉKIN

Cette étude collective explore la montée en puissance de la Chine sur le plan sécuritaire en Afrique, en analysant ses implications géo politiques, économiques et sociales. Elle s’inscrit dans le prolongement d’un séminaire Afrique – une double table ronde organisée le 28 mai 2025 dans l’amphithéâtre Foch par l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). Pendant une demi-journée, chercheurs et militaires ont croisé leurs regards et partagé leurs expériences afin de mieux comprendre l’évolution de la posture sécuritaire chinoise sur le continent.

Loin de se limiter à l’ouverture d’une base militaire à Djibouti ou à quelques exercices conjoints avec des armées africaines, cette évolution marque une inflexion stratégique : Pékin est désormais contraint de repenser et d’organiser une véritable politique sécuritaire, à la mesure de ses intérêts croissants en Afrique. Dans cette perspective, les contributions réunies dans cette étude adoptent une approche convergente : analyser les relations sino-africaines à travers le prisme de l’État chinois. Cette lecture appelle néanmoins un nécessaire rééquilibrage, un « match retour », en intégrant le point de vue des États africains et, au-delà, celui des sociétés civiles locales confrontées à la transformation du rôle de leur partenaire asiatique.

Toutefois, cette dynamique dépasse une simple question de perspective : elle se situe à la croisée de deux champs d’analyse et de recherche. D’une part, l’étude des interactions multiformes entre la Chine et les pays africains ; d’autre part, une observation indirecte des logiques internes de l’État chinois, à partir de terrains extraterritoriaux. Cette approche s’impose d’autant plus que l’accès aux terrains politiques chinois est devenu de plus en plus restreint pour les chercheurs étrangers, rendant les contextes africains particulièrement précieux pour observer les mutations de la gouvernance et de l’interventionnisme chinois à l’international. Au fil de ces observations, un constat s’impose : l’image de la Chine en Afrique s’est profondément transformée – souvent à son désavantage, y compris auprès de ses partenaires historiques.

Autrefois perçue comme une alliée désintéressée, porteuse de solidarité et de coopération – notamment dans le domaine médical au cours de la seconde moitié du XXe siècle – la Chine est aujourd’hui fréquemment associée à une puissance dominante, dont la présence soulève de plus en plus d’inter rogations. Devenue le premier partenaire économique du continent, elle a substitué à sa logique d’entraide une politique davantage orientée vers la rentabilité, centrée notamment sur la question de l’endettement. Si elle détient environ 20 % de la dette publique africaine, ce chiffre global masque des disparités marquées : près de 30 % de la dette de l’Angola et de la Zambie, environ 50 % pour la Guinée équatoriale et jusqu’à 80 % pour Djibouti. Dans ce contexte, il devient difficile pour Pékin de continuer à projeter l’image d’un partenaire neutre et solidaire, sans apparaître comme une puissance exerçant une forme de domination économique.

Ce basculement s’accompagne d’une intensification des investissements chinois sur le continent. La Chine est intervenue dans plus de 55 ports africains – en tant que bailleur, constructeur ou investisseur, voire les trois à la fois – un chiffre qui approche les 70 si l’on inclut les ports secs18. Elle s’illustre également par une présence massive dans les secteurs des transports, de l’énergie, de l’eau, de la santé ou encore des télécommunications. Chemins de fer, routes, barrages, centrales, infrastructures portuaires et immeubles financés ou construits par des entreprises chinoises modifient en profondeur les trajectoires de développement des États africains. Parallèlement, la présence humaine s’est intensifiée : alors qu’on comptait environ 137 000 ressortissants chinois en 200119, ils seraient aujourd’hui plus de deux millions. C’est là tout le paradoxe de cette présence renforcée. En devenant une puissance internationale influente sur le continent, la Chine a rejoint le cercle – autrefois réservé aux États occidentaux – des puissances perçues comme vulnérables, exposées aux critiques des sociétés locales : journalistes, opposants politiques, acteurs de la société civile ou mouvements populaires. Son poids économique, démographique et diplomatique en fait une cible privilégiée, catalysant tensions et discours critiques. La mainmise croissante de Pékin sur les infrastructures stratégiques – ports, transports, ressources naturelles – alimente une perception de domination, dans laquelle la Chine apparaît comme un acteur venu réclamer sa part du « gâteau africain », au détriment des intérêts locaux.

Cette image est accentuée par la présence de petits commerçants chinois, souvent accusés de concurrence déloyale, et par les pratiques autoritaires de certains contremaîtres chinois, perçues comme brutales par les travailleurs africains. Dès lors, une vision de la Chine comme puissance néocoloniale s’impose progressivement, éloignée de l’idéal de coopération qu’elle revendique. En période de crise politique ou d’effondrement étatique, les ressortissants chinois deviennent eux aussi des cibles, ce qui oblige Pékin à organiser des évacuations similaires à celles des puissances occidentales. Ces opérations se sont multipliées au cours des dernières années : en Libye (2011, 2014), au Soudan du Sud (2016), en Éthiopie (2020) ou encore au Soudan (2023).

 

L’AFRIQUE, TERRAIN DU RENOUVEAU DIPLOMATIQUE CHINOIS ?

L’Afrique constitue aujourd’hui un véritable laboratoire pour observer la manière dont la Chine – à travers son État, ses diasporas et son appareil économique – s’ouvre au monde et apprend à y composer en tant que puissance internationale. La complexité géographique, politique et sécuritaire du continent africain oblige Pékin à développer une diplomatie multiscalaire : à l’échelle continentale (avec ses 54 États), régionale (au travers des huit communautés économiques régionales), mais aussi à l’échelle nationale, en tenant compte des spécificités propres à chaque pays, voire à chaque culture. Dans ce contexte, le tournant sécuritaire opéré par la Chine apparaît étroitement lié à l’évolution de sa diplomatie. Ce changement s’accompagne d’une redéfinition de ses priorités stratégiques, marquée notamment par un objectif désormais atteint : celui de l’éviction quasi totale de Taïwan du continent africain. Dès 1949, la reconnaissance exclusive de la République populaire de Chine (RPC) au détriment de Taïwan constituait un axe central de la diplomatie chinoise. Si Taïwan avait encore une trentaine de représentations diplomatiques en Afrique au début des années 1970, son influence s’est depuis largement effritée. Aujourd’hui, seuls l’Eswatini et le Somaliland – ce dernier n’étant pas reconnu par la communauté internationale – continuent d’entretenir des relations officielles avec Taipei.

Ce changement de paradigme diplomatique, désormais dégagé de l’obsession taïwanaise sur le continent, a ouvert la voie à un repositionnement stratégique plus large, dans lequel les enjeux sécuritaires ont pris une place croissante. Il semble que la diplomatie chinoise ainsi que la politique sécuritaire qui l’accompagne, obéissent désormais à une logique dictée par l’expansion des intérêts économiques de la Chine en Afrique et par la nécessité de les défendre, à commencer par ses ressortissants à l’étranger.

La singularité de l’approche chinoise, comparée à celle des puissances occidentales, apparaît dès lors relative : un siècle les sépare, et les contextes idéologiques comme technologiques ont profondément évolué. Cette réorientation incite à repenser la diplomatie chinoise à l’aune de ce virage sécuritaire, qui ne se limite pas à l’action militaire mais s’inscrit dans une logique plus vaste, incluant les infrastructures, la santé, les échanges culturels ou encore les dispositifs de sécurité intérieure. La « proto-diplomatie médicale » des années 1950 peut ainsi être interprétée comme un moyen, relativement peu coûteux, d’affirmer la présence internationale d’un État alors encore considéré comme un pays émergent parmi d’autres.

En substance, les objectifs d’expansion demeurant les mêmes, leurs effets sur les sociétés africaines tendent également à se reproduire. Le premier de ces effets est sans doute la perception crois sante de la Chine comme une « puissance (néo)coloniale ». Ce ressenti, que l’on observe sur le terrain, traverse toutes les couches de la société africaine : les élites politiques, d’une part, face à la « diplomatie de la dette » qui conduit certains États très endettés à prendre leurs distances avec Pékin ; les classes populaires, d’autre part, lorsque la présence massive d’expatriés chinois crée une concurrence directe avec les commerçants locaux ou occupe les emplois réservés aux travailleurs autochtones. On peut rappeler, à cet égard, plusieurs épisodes de rejet violent des communautés chinoises installées en Zambie, à Madagascar, en Afrique du Sud ou encore en Centrafrique. Les auteurs réunis dans cette étude soulignent chacun à sa manière l’urgence de déconstruire nos cadres d’analyse traditionnels, souvent marqués par une lecture occidentalo-centrée de la diplomatie. Comprendre les dynamiques chinoises impose un exercice d’équilibrisme intellectuel : il faut apprendre à décentrer notre regard pour analyser des formes alter natives de diplomatie, pensées et déployées par Pékin selon ses propres logiques, à différentes échelles – de la rue au continent.

En définitive, ce n’est pas nécessairement l’émergence récente d’une diplomatie sécuritaire chinoise qui est nouvelle, mais peut-être notre incapacité à l’avoir perçue. Les travaux précurseurs de Xavier Aurégan, notamment sur les coopérations sanitaires sino-africaines, offrent en ce sens des perspectives novatrices pour analyser ce repositionnement. Ils montrent com ment la Chine articule sécurité, développement et diplomatie dans un modèle distinct de celui que nous connaissons.

DE DJIBOUTI AU CONTINENT AFRICAIN, D’UNE BASE MILITAIRE OUTRE-MER À LA MULTITUDE DES ENJEUX SÉCURITAIRES

À ce stade de la réflexion, il est désormais nécessaire d’analyser la diversité des acteurs impliqués dans la redéfinition du lien entre diplomatie et virage sécuritaire de la Chine en Afrique. Lors de notre séminaire de recherche à l’École militaire, nous avons structuré nos présentations autour de deux grandes catégories : d’une part, les diplomaties dites « alternatives » ; d’autre part, des formes plus classiques de diplomatie, liées aux enjeux sécuritaires et à l’usage de la force. Cette distinction visait à mettre en lumière les spécificités propres à la diplomatie extérieure chinoise.

Peut-on parler d’une singularité culturelle, civilisationnelle, voire d’une véritable « marque chinoise » dans la manière dont Pékin mène sa diplomatie ? En parallèle, il s’agissait d’interroger les dimensions plus traditionnelles de cette diplomatie, qui évoquent par fois les attributs d’une puissance internationale, voire impérialiste. Cette typologie nous est apparue pertinente, notamment à la lumière des parallèles souvent établis entre la période coloniale occidentale (XIXe-XXe siècles) et l’arrivée récente de la Chine en Afrique, perçue par certains – aussi bien en Occident qu’en Afrique – comme une nouvelle forme de puissance coloniale. Un tel rapprochement est toutefois nuancé, voire remis en cause, par le premier texte de notre étude, celui de Xavier Aurégan. L’auteur y démontre comment la santé a constitué une forme de « proto-diplomatie » dès la fondation de la République populaire de Chine en 1949. Initialement fondée sur une solidarité idéo logique entre communisme chinois et luttes indépendantistes africaines – puis élargie à un tiers-mondisme émergent – cette diplomatie sanitaire est progressivement devenue un vecteur central de la présence chinoise sur le continent.

Aux premiers dispensaires et personnels soignants ont rapidement succédé des institutions diplomatiques (ambassades, instituts Confucius), de grandes entreprises publiques, ainsi qu’une myriade de petits commerçants. Ce déploiement s’est accompagné d’une stratégie culturelle et informationnelle, à travers le développement des médias chinois en Afrique. Le texte de Selma Mihoubi éclaire particulièrement cet aspect, en montrant l’importance accordée par Pékin à la diffusion de ses médias sur le continent. Ces derniers ont pour fonction essentielle de renforcer, voire de légitimer, le discours solidaire de la Chine envers ses « frères africains », même si sa posture diplomatique, économique et sécuritaire a considérablement évolué. Cette évolution, justement, tend à rapprocher la Chine d’une puissance aux caractéristiques plus classiques, notamment en ce qui concerne son rôle sécuritaire en Afrique.

Ainsi, il convient de s’interroger sur l’expansion économique et commerciale de la Chine en direction de l’Afrique. Au-delà de l’intérêt national d’affirmation de la puissance, cette expansion ne viserait-elle pas, aussi, à favoriser la cohésion interne de la société chinoise ? En effet, les soubresauts de l’économie et le ralentissement de la croissance chinoise explique certainement le besoin de la « soupape de sécurité sociale » que constitue l’expatriation des Chinois en Afrique. L’augmentation constante du nombre de travailleurs sur le continent a, sans doute, permis à l’État chinois de faire face à certaines tensions internes dues au chômage, à la pauvreté, au désir d’ascension sociale ou encore au manque de liberté. Si le phénomène d’expatriation paraît aujourd’hui plus modeste, il pourrait toutefois retrouver aisément un fort dynamisme. Ses répercussions sur les sociétés africaines s’en trouveraient alors renforcées : tensions accrues, multiplication d’incidents violents visant des ressortissants chinois et, par conséquent, demande croissante de protection de la diaspora par l’État chinois. Une telle évolution pourrait d’ailleurs compliquer le positionnement de Pékin sur le continent. Face aux épisodes de violence ayant visé des Chinois en Afrique (Niger, République démocratique du Congo, République centrafricaine), les autorités chinoises tentent, semble-t-il, plutôt de minimiser ces incidents que de les combattre réellement. Les positions prises par la Chine dans les institutions de maintien de la paix des Nations unies, y compris sur le terrain, ont certes pour but de rassurer les ressortissants chinois dans les pays concernés, mais ont-elles une efficacité pratique en termes sécuritaires ?

Les prises d’otages, notamment dans le Sahel, ne semblent pas se résoudre différemment de celles qui touchent les Occidentaux, c’est-à-dire une libération obtenue au prix du versement de rançons. Si le texte de Quentin Couvreur montre clairement que la Chine s’implique, certes avec prudence, dans les missions de maintien de la paix de l’Organisation des Nations unies (ONU), en revanche, celui de Carine Pina met en évidence une autre facette : l’intervention directe des forces de sécurité chinoises, principalement pour protéger les intérêts de l’État chinois, incluant ceux de ses ressortissants et opérateurs économiques sur place.

Cette dualité – entre engagement prudent dans les cadres multilatéraux et volonté affirmée de sécuriser ses propres intérêts – révèle une stratégie sécuritaire encore en construction. Pékin semble chercher une voie propre, qui puisse éviter les erreurs de partenaires plus traditionnels des États africains, au premier rang desquels figure la France. Cette recherche d’un modèle d’intervention alternatif conduit la Chine à expérimenter, voire à s’inspirer de pratiques déjà mises en œuvre par d’autres puissances comme la Russie ou bien les États-Unis. Le recours aux entreprises de services de sécurité et de défense (ESSD), analysé dans le texte de Simon Menet, illustre cette nouvelle orientation. L’auteur décrit en détail ce dispositif émergent, perçu comme un outil politique destiné à maximiser la capacité de Pékin à défendre ses intérêts sur le continent africain. Cette réalité est d’ailleurs confirmée par Alessandro Arduino, expert reconnu de la Chine et des questions de sécurité. Comme il nous le rappelle dans son analyse sur l’empreinte des ESSD chinoises en Afrique, la Chine, notamment pour éviter une intervention militaire directe et limiter les coûts politiques, se tourne de plus en plus vers ces entreprises privées de sécurité.

 

DEPUIS 2006, LA SANTÉ VUE COMME UN OUTIL POLITIQUE ET COMMERCIAL CHINOIS EN AFRIQUE

En 2006, tant le troisième Forum de coopération Chine-Afrique que le Livre blanc de la politique africaine insistent sur le domaine de coopération qu’est la santé. De nouveaux programmes sont évoqués, qu’ils soient horizontaux (actualisation des missions médicales) comme bilatéraux (soutien aux systèmes de santé, formations et bourses, logistique et équipement). De surcroît, l’approche multilatérale (MTC, OMS, gouvernance mondiale de la santé, luttes contre le sida et le paludisme) est désormais implémentée à cette politique sanitaire chinoise qui s’inscrit dans un triple cadre : un esprit de Bandung renouvelé et instrumentalisé, les Objectifs du millénaire pour le développement onusiens (OMD) et une stratégie commerciale pluri-forme qui n’est autre qu’une vision marchande de la santé. Cette dernière s’illustre par la lutte contre le paludisme et le marché des compléments alimentaires investi par des groupes chinois ou à capitaux chinois.

Sur un continent où la demande médicamenteuse et en santé augmente parallèlement à sa population qui double à chaque génération, les estimations font part d’un marché se situant entre 27 et 65 milliards de dollars. Certaines entreprises – à capitaux publics et privés – chinoises essaiment dans plusieurs pays. C’est le cas en Côte d’Ivoire où Guilin, Tianshi et Green Valley, mais encore Tasly et Luo Yang Sunsi Group ont investi. À Abidjan, les deux dernières se partagent le marché des compléments alimentaires et attirent le chaland par un bilan de santé général à 5 000 FCFA (franc de la Communauté financière africaine – environ 7 €), qui se décompose en 18 analyses. Le slogan de Luo Yang Sunsi, « Soyez le bienvenu dans le monde merveilleux des compléments alimentaires chinois et du MLM », exprime autant, pour un client/adhérent chevronné, la possibilité de s’enrichir à court terme, que le réseau de vente utilisé par ces entreprises : le Multi Level Marketing (MLM), ou vente multi-niveau, employé par la célèbre marque Tupperware. Ce système pyramidal, fonctionnant sur des relations parrain-filleul, n’est pas sans poser des problèmes de sécurité sanitaire. Il s’est si rapidement développé que le groupe Tasly, par exemple, possède une trentaine de filiales en Côte d’Ivoire, des représentations au Bénin, au Cameroun et à Brazzaville. Tasly a été fondée en mai 1994 dans la municipalité auto nome de Tianjin – jumelée à Abidjan – et s’est installée en 2007 dans la capitale économique ivoirienne ; cette entreprise regrouperait 5 000 distributeurs selon son directeur général, Xu Tom12. En raison des carences infrastructurelles, industrielles et énergétiques africaines, et des marchés somme toute faibles, les principales entreprises pharmaceutiques chinoises ne semblent pas encore attirées par l’idée d’investir en Afrique. Du moins, il s’avère impossible d’évaluer ce que représente le continent africain dans les exportations de groupes tels que Sinopharm, Shanghai Pharmaceuticals, Jointown Pharmaceutical ou Guangzhou Baiyunshan Pharmaceutical : s’ils sont disponibles, les rap ports d’activité ne différencient, dans le meilleur des cas (Sinopharm), que les marchés chinois et mondial. Pourtant, à terme, des médicaments tels que les antibiotiques génériques sauraient être produits sur le continent par des acteurs chinois, ce qui permettrait notamment d’économiser sur les coûts de transport internationaux. Ce pourrait être le cas des antipaludiques, pour lesquels la recherche chinoise a débuté en 196713. Celle-ci a été rapidement fructueuse avec la découverte de l’artémisinine pendant les années 1970, et finalement récompensée par le prix Nobel de médecine obtenu par Tu Yuyou en 2015.w

Les traitements antipaludiques, mais également la MTC, sont ipso facto reliés à une vision marchande de la santé. En 1993, Beijing Holley-Cotec, filiale de Kunming Pharmaceutical Group (KPC Pharmaceuticals) qui a été créée en 1951, annonce le développement d’un nouvel antipaludique, le DihydroArtemisinin ou « Cotecxin », également appelé « ARCO com primé », qui a été approuvé par l’OMS en tant que médicament pou vant être déployé dans le cadre de la lutte globale contre la malaria. Si ce traitement est dorénavant distribué sur le continent africain, ce n’est pas seulement parce qu’il est efficace mais parce que le ministère de la Santé chinois l’a acheté dès 1996 pour l’intégrer dans ses « dons » au sein des missions médicales et/ou de sa politique sanitaire. Dix ans plus tard, Guilin Pharmaceutical Company, de Fosun International créé en 1992, a achevé les tests de l’Artésunate (ARTEM) injectable ou com primé (Arsuamoon) qui ont eux aussi été validés par l’OMS en tant que « premiers choix dans le traitement d’urgence du paludisme et en tant que traitements existants les plus sûrs et les meilleurs contre le palu disme14 ». Cette même année, le troisième FOCAC annonce le financement de 30 centres de recherche antipaludique en Afrique, le premier, au Liberia, étant inauguré dès 2007. L’ivoirien, le Centre Chine-Côte d’Ivoire de prévention et de traitement du paludisme (CRLP), a ouvert le 4 avril 2009. Le CRLP a bénéficié d’un don de 200 770 €, soit un montant équivalent au camerounais, situé au sein de l’hôpital gynéco-obstétrique de Yaoundé15. Selon les autorités chinoises, leur plus grande réussite reste à ce jour l’élimination à 98 % du taux de morbidité du paludisme aux Comores depuis le programme 2007-2013 de l’université de médecine chinoise de Guangzhou.

Progressivement, le caractère commercialement lié de l’aide est devenu prépondérant dans cette « coopération » sino-africaine en matière de santé. La base statistique de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement nous apprend qu’entre 1995 et 2023, la Chine aurait augmenté ses ventes de médicaments en Afrique : de 65 millions à 2,4 milliards de dollars états-uniens. Néanmoins, ces chiffres qui concernent surtout 7 États africains (Égypte, Nigeria, Soudan du Sud, Algérie, Kenya, Mozambique et République démocratique du Congo) ne doivent pas oblitérer le faible rôle de la santé dans les flux commerciaux Chine-Afrique : elle ne forme que 0,7 % des exportations chinoises en 2023. Certes, les statistiques de la CNUCED n’intègrent que les flux légaux, ceux transitant officiellement par les douanes. Il est alors certainement plus pertinent d’évoquer le poids de la santé et des missions médicales dans le financement du développement chinois en Afrique. La santé s’avère être le principal outil de ce que les autorités chinoises nomment « coopération » : elle représente 22,1 % des projets chinois en Afrique entre 2000 et 2021, soit 2 025 sur 3 858 projets18. Les missions médicales, quant à elles, forment 34 % des projets sanitaires chinois en Afrique (687 sur 2 025), et 7,5 % de la totalité des projets, tous domaines confondus. La santé joue donc bien un rôle structurant dans la politique extérieure chinoise, en Afrique notamment, et la pandémie de Covid-19 l’a démontré19. Cette dernière, associée à la « route sanitaire de la soie », a permis de mettre au jour l’aspiration chinoise à devenir une puissance et un leader mondial dans le secteur médical et pharmaceutique.

Partant, les nouvelles circulations de la médecine chinoise et les problématiques affinités entre le régime et l’OMS mettent en exergue les trois formes de pouvoir de Ralf Bläser que Pékin semble déjà contrôler : Relational, Knowledge, et last but not least, Framing Power. Ce Framing Power, ou pouvoir de « cadrage » inhérent à la conduite d’agendas politiques, économiques et commerciaux, est l’une des priorités de l’agence chinoise d’aide au dév loppement, la China International Development Cooperation Agency, et se matérialise par exemple par le programme aux forts accents chinois de l’ONUSIDA : l’agence et l’Union africaine forment 2 millions d’agents de santé communautaires sur le modèle des médecins aux pieds nus. Selon nous, la Covid-19 a révélé, en tant qu’accélérateur, l’avènement d’un nouvel ordre sanitaire mondial de plus en plus sinisé qui s’appuie sur l’internationalisation des médecines et santé chinoises, sans omettre celle de ses acteurs économiques.

LE DISPOSITIF MÉDIATIQUE CHINOIS EN AFRIQUE DE L’OUEST FRANCOPHONE

L’internationalisation des médias chinois et leur implantation en Afrique francophone a pris son essor à la fin des années 2000, en parallèle de l’influence économique croissante de Pékin sur le continent. En effet, la Chine a multiplié les accords bilatéraux diplomatiques et commerciaux avec ses partenaires ouest-africains, proposant l’implantation de ses médias internationaux en parallèle. Pékin a ainsi développé des accords et des partenariats médiatiques au niveau institutionnel, dont l’implantation d’infrastructures médiatiques, et prévoyant des échanges de contenus journalistiques avec des médias locaux.

Pour permettre la diffusion de ses récits, la Chine a également misé sur la mobilisation des professionnels des médias africains pour en faire des alliés. En 2009, les autorités chinoises organisent le premier séminaire annuel destiné aux professionnels des médias africains et chinois à Pékin6. En parallèle, la Chine met en place des séjours de formation aux médias en Chine pour ces acteurs du paysage médiatique africain franCophone, dans l’objectif de susciter leur admiration face aux infrastructures médiatiques chinoises. En 2013, la Chine annonce la création d’un forum Chine-Afrique sur les médias, une plateforme visant à favoriser les échanges et la coopération médiatique sino-africaine. À travers ces événements, Pékin met en évidence une volonté d’imposer son modèle et sa conception des médias et de l’information à ses partenaires africains. La Chine « aurait affecté jusqu’à 45 milliards de yuans (6,5 milliards de dollars américains) pour l’expansion outre-mer de ses principales organisations médiatiques », attestant une stratégie de grande envergure sur le continent. Il n’est pas seulement question de propager des narra tifs à destination des opinions publiques locales mais également de pro mouvoir une idéologie et une vision d’un système médiatique favorable aux intérêts de la Chine.

En parallèle de cette institutionnalisation des relations médiatiques, la Chine a implanté ses médias internationaux dans plusieurs pays de la région. Radio Chine internationale (RCI), l’agence de presse Xinhua et la chaîne de télévision CGTN Français (China Global Television Network) ont ouvert des bureaux dans les capitales de la région8. En outre, la Chine a opté pour une stratégie de diffusion gratuite des contenus de son agence de presse Xinhua aux médias africains. Ces rédactions utilisaient jusqu’alors les contenus payants des agences de presse occidentales (Agence France Presse – France, Associated Press – États-Unis, Reuters – Royaume-Uni). La gratuité des publications médiatiques chinoises a ainsi eu un impact considérable sur leur reprise dans des médias locaux, dans la mesure où les rédactions africaines partenaires ont eu accès à des ressources leur permettant de rester compétitives dans une économie où les médias doivent assurer une publication régulière et importante de contenus au quotidien. Dès lors, Pékin a favorisé la diffusion de ses narratifs pro-PCC auprès des audiences ouest-africaines, qui sont repris par des relais médiatiques locaux, parfois sans mention de la source chinoise initiale.

Dans la sphère numérique, les grands médias internationaux chinois disposent de déclinaisons en ligne9. En outre, le dispositif médiatique chinois à destination des audiences africaines francophones repose sur une architecture d’une dizaine de sites d’actualité qui reprennent tous les mêmes contenus, à savoir les dépêches de Xinhua. Les sites des ambassades de Chine dans les pays africains partenaires servent aussi de plateformes médiatiques, par la republication des articles de l’agence.

RÉCITS ET MODES OPÉRATOIRES DES MÉDIAS INTERNATIONAUX CHINOIS EN AFRIQUE FRANCOPHONE

Les discours pro-PCC véhiculés par les médias internationaux chinois en Afrique de l’Ouest francophone se déclinent autour de deux idées principales. D’abord, ces médias diffusent un récit selon lequel la coopération entre la Chine et ses partenaires africains serait plus légitime que les relations avec les pays occidentaux, puisque la Chine et l’Afrique sont selon eux plus proches du point de vue culturel, traditionnel et historique. En fait, les médias contrôlés par Pékin s’efforcent de construire un mythe de l’amitié sino-africaine à travers une manipulation des représentations tiers-mondistes liés au Mouvement des pays non alignés (Bandung 1955). Dans le contexte de la guerre froide et face aux mouvements de décolonisation en Afrique et en Asie, la Chine s’était positionnée comme leader des 29 États non alignés, condamnant le colonialisme et l’impérialisme, et prônant un modèle de coexistence pacifique pour régir les relations internationales. Cette stratégie diplomatique de la Chine avait pour objectif principal de favoriser de nouvelles alliances avec les anciens pays colonisés, pour éviter l’isole ment diplomatique, et obtenir de nouveaux soutiens à Pékin alors en pleine rivalité avec Taïwan.

Aujourd’hui, la Chine instrumentalise ce récit historique d’une Chine qui s’est battue contre l’impérialisme, et qui fonde ses relations avec ses partenaires africains sur des valeurs fortes. La manipulation des représentations tiers-mondistes sert également de socle aux médias chinois pour diffuser un discours anti-occidental, pré sentant les anciennes puissances coloniales comme prédatrices et freinant le développement des pays du continent africain. La seconde idée sur laquelle repose les discours médiatiques pro PCC est celle du multilatéralisme. La Chine cherche à construire un récit promouvant la multipolarisation des relations internationales, qui seraient dominées par les puissances occidentales au détriment des pays émergents. À travers cet argument, Pékin veut imposer aux opinions publiques africaines francophones l’idée de la nécessité d’une diversification des partenariats sur le continent. Autrement dit, il s’agit de remettre en question un ordre mondial présenté comme inéquitable, de décrédibiliser les partenaires traditionnels des pays africains comme la France, et de présenter la Chine et les pays émergents comme des partenaires plus stables et fiables. Les discours orientés autour de cette idée de multilatéralisme sont aussi une occasion pour la Chine de promouvoir les BRICS14 ou encore son concept de Sud global15, dans le but de concurrencer les États et organisations internationales qui entraveraient la politique africaine de Pékin. Pour diffuser ces récits, la Chine s’appuie sur son dispositif médiatique via plusieurs modes opératoires propres à l’influence informationnelle. D’abord, les médias chinois opèrent un « blanchiment » de propagande : la gratuité des contenus de Xinhua permet une propagation des narratifs pro-Chine et autres informations biaisées et/ou manipulées par les médias chinois dans le champ informationnel africain francophone, auprès d’audiences qui n’ont pas systématiquement connaissance de la source de ces informations. Les médias chinois appliquent également la méthode dite du faux fact-checking : ils utilisent les codes du fact-checking de manière détournée, afin de contrer les accusations faites aux autorités chinoises sur divers sujets. À titre d’illustration, les médias chinois reprennent régulièrement des contenus de médias occidentaux accusant la Chine de non-respect des droits de l’homme au Xinjiang, ou encore, de participer à l’endettement de leurs partenaires africains, et manipulent des arguments pseudo-scientifiques pour contredire ces publications. Ils accusent ensuite ces médias de désinformation et d’hostilité à l’encontre des autorités chinoises. Un autre mode opératoire propre à la Chine est celui du « spamouflage » (spamming + camouflage). Il s’agit de diffuser de manière massive et coordonnée, via les médias traditionnels, numériques et les comptes pro-PCC sur les réseaux sociaux, des contenus légers au sujet de la culture chinoise qui contiennent des messages politiques plus ou moins masqués. Cette stratégie vise à inonder le champ informationnel africain francophone de contenus en apparence anodins, qui véhiculent en fait des messages politiques pro-Pékin sur la question du Xinjiang, de Taïwan, ou sur la rivalité sino-américaine.

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