Dans ses conquêtes comme dans ses concessions, la Russie a fait le choix de la flexibilité. Le mythe d’une Russie fidèle à de supposés « alliés » s’est heurté à la prudence et à la retenue dont elle a fait preuve face à la chute de Bachar Al-Assad en Syrie. En Europe, Moscou a décidé de combattre l’ordre qui lui a été imposé au lendemain de la guerre froide, allant jusqu’à envahir son voisin ukrainien. Au Moyen-Orient, il n’est pas question de tordre le réel, mais simplement de s’adapter aux rapports de force existants.
Toute réflexion sur la politique étrangère russe en Afrique du Nord et au Moyen-Orient implique un recul critique face à un état de l’art abondant où il est souvent question d’« alliances » inexistantes, de ruptures parfois fictives ou encore de capacités surestimées. Ces lectures séduisantes car géopolitiquement digestes (et conformes à une certaine représentation de la Russie) doivent être confrontées à la réalité d’une politique relativement prudente.
Au-delà de la rhétorique anti-occidentale – qui se heurte aux incertitudes qui entourent la relation russo-américaine aujourd’hui, et plus précisément la pérennité de la convergence avec le président Donald Trump –, quelques caractéristiques de la politique russe dans la région sont identifiables.
D’abord, nous avons affaire à une politique agile et flexible, qui allie relations stato-centrées et dialogue avec les acteurs non étatiques, méthodes conventionnelles (armée, diplomatie) et outils clandestins (mercenaires).
À cette flexibilité, il faut ajouter la notion de compartimentation : d’importantes relations bilatérales et d’étroites coopérations sont soigneusement protégées de tensions qui peuvent émerger dans des zones ou sur des sujets spécifiques. En d’autres termes, pour la Russie, la multiplication des partenariats et des canaux de communication prime les divergences relatives à tel ou tel dossier.
Enfin, « l’économisation » de sa politique étrangère (le fait de considérer les relations économiques comme une priorité de celle-ci), revendiquée depuis la fin de la période soviétique et étendue à la région Afrique du Nord-Moyen-Orient depuis les années 2000, est un facteur majeur de la stratégie russe.
Bas du formulaire
En somme, derrière les tournants récents – au premier rang desquels la chute de l’ancien régime syrien, dont Moscou était une sorte de puissance tutélaire –, certaines constantes doivent être identifiées.
Cette capacité d’adaptation permanente à la réalité moyen-orientale était déjà perceptible à l’époque soviétique (l’URSS n’ayant pas particulièrement encouragé l’arrivée au pouvoir de partis communistes dans le monde arabe, par exemple). Et, en dépit du souverainisme affiché par Moscou au début de la guerre en Syrie, un dialogue s’est vite installé avec plusieurs acteurs non étatiques (des groupes islamistes aux combattants kurdes des Unités de protection du peuple, YPG) – avec l’ambition de les intégrer au camp « loyaliste ».
Mais, quand Hayat Tahrir al-Cham (HTC) a pris Damas en décembre 2024, on a pu constater que les anciens protecteurs de Bachar Al-Assad étaient tout à fait enclins à discuter avec les anciens djihadistes.
Loin des logiques d’alliances
L’affaiblissement de « l’Axe de la résistance » (de l’Iran au réseau milicien pro-iranien, qui inclut le Hezbollah libanais, en passant par l’ancien pouvoir syrien) et le changement de régime en Syrie affectent assurément l’avenir de la Russie en Méditerranée.
D’ailleurs, les nouvelles autorités syriennes ont mis fin au contrat encadrant la gestion russe du port de Tartous. Le dialogue est néanmoins maintenu avec le nouveau pouvoir syrien du président Ahmad Al-Charaa (ancien chef de HTC) et l’avenir de la Russie en Syrie est loin d’être scellé.
Ce dialogue, qui peut paraître contre-intuitif, n’a rien d’étonnant. Dès la fin de l’année 2016, au lendemain de la capitulation des groupes rebelles à Alep, on a vu Moscou transformer en « modérés » des groupes islamistes en vue d’un accord (parmi ces groupes qui finiront par se rapprocher de HTC, nous retrouvons, par exemple, Ahrar al-Cham).
D’ailleurs, parmi les groupes qui atteindront Damas en décembre 2024 depuis le sud du pays, on retrouve celui d’un homme qui avait signé un accord de réconciliation avec la Russie en 2018 : Ahmad Al-Awda, chef de la 8e division du 5e corps d’armée, formé d’anciens rebelles ayant fait allégeance à Moscou, qui a fait défection avant de rejoindre HTC.
Outre cette souplesse à l’égard des groupes islamistes en Syrie, qui succède à une indéniable rigidité dans les attaques contre les différents groupes rebelles au début de l’intervention russe en 2015-2016, les transactions russo-turques sur le sort du nord du pays (notamment Idleb, où s’est cristallisée la rébellion islamiste dominée par HTC après les victoires « loyalistes » permises par la Russie) sont au cœur de l’évolution de la crise syrienne.
C’est, d’ailleurs, parce que la Turquie (craignant un nouvel afflux de réfugiés) en a fait une ligne rouge que la Russie a fait preuve de retenue devant la perspective d’une offensive « loyaliste » de grande ampleur contre HTC à Idleb.
Dans un contexte marqué par la guerre en Ukraine, les priorités de Moscou étaient claires : entre la consolidation de la relation avec la Turquie (en dépit des différends, en Syrie comme en Libye), qui inclut un volet économique et énergétique non négligeable (tourisme, fourniture de gaz, partenariat dans le secteur du nucléaire civil) et un soutien coûteux et stérile à un pouvoir syrien incapable de reconquérir l’ensemble du territoire et honni par une grande partie de la population, le choix devenait évident.
Les attaques – d’abord israéliennes, puis états-uniennes – subies par l’Iran au mois de juin dernier ont été l’occasion de rappeler cette prudence. Certes, la Russie a fermement condamné ces frappes, mais Moscou – qui avait soutenu « l’Axe de la résistance » en Syrie contre les rebelles, mais pas contre Israël – a préféré jouer la carte de la médiation.
En termes de compartimentation, deux autres exemples peuvent être signalés. La proximité avec l’Algérie (la Russie étant son principal fournisseur d’armements, même si ses exportations ont fortement baissé ces dernières années dans un contexte de guerre en Ukraine) n’a pas semblé incompatible avec le soutien apporté par les mercenaires de Wagner à des adversaires déclarés d’Alger en Libye et au Mali. Dans une moindre mesure, on a vu la Russie soutenir, au Soudan, le général Abdel Fattah al-Burhan, alors que les Émirats – partenaires privilégiés de la Russie dans d’autres dossiers – ont été régulièrement accusés par ce dernier d’actions subversives.
Les partenaires de la Russie pratiquent cette même compartimentation : des pays aussi différents que le Maroc (gros importateur de blé russe), l’Algérie et les monarchies du Golfe ont refusé de tourner le dos à la Russie au lendemain de la guerre en Ukraine, sans pour autant renoncer au soutien de Washington.
Israël, un atout symbolique pour la Russie ?
Les crimes commis par Israël à Gaza, dont la violence est telle que de nombreux experts et ONG internationales les qualifient de génocide, offrent à Moscou quelques victoires symboliques à peu de frais. Dans la bataille communicationnelle, l’action russe en Ukraine est atténuée par l’argument du « deux poids deux mesures ».
Toujours dans la sphère communicationnelle, on peut noter que de nombreux soutiens de Moscou affichent des positions anti-israéliennes, tandis que de nombreux sympathisants pro-ukrainiens manifestent leur solidarité avec Israël.
Bien sûr, il existe une gauche européenne qui affiche sa solidarité à la fois avec les Ukrainiens et avec les Palestiniens, mais deux tendances peuvent être constatées aussi bien parmi de nombreux élus européens que sur les réseaux sociaux : une solidarité avec l’Ukraine qui s’accompagne d’une solidarité avec Israël au nom d’un occidentalisme plus ou moins revendiqué ; des militants pro-russes jouant pleinement la carte du « deux poids deux mesures » susmentionnée, et d’une supposée connivence russe avec le « Sud global » (dont la version russe est la notion de « majorité mondiale »).
Par ailleurs, deux autres points émergent : le minimum fourni par la Russie (en termes de condamnations ou de déclarations critiquant Tel-Aviv) suffit à la distinguer de la posture des alliés « occidentaux » d’Israël qui ont longtemps offert à celui-ci « un soutien inconditionnel », ce qui permet de séduire sans trop d’efforts certaines opinions publiques, notamment dans le monde arabe. L’action israélienne est une validation du pari du rapport de force au détriment du droit et l’impunité israélienne est synonyme d’un discrédit quotidien pour les voix qui s’élèvent contre l’invasion russe tout en fermant les yeux sur les offensives israéliennes (en Palestine, mais aussi en Syrie, au Liban, en Iran…).
En définitive, la Russie s’adapte tant bien que mal à l’évolution de la situation proche-orientale en misant sur un équilibre entre fermeté sur les principes et posture de médiation ; alors que des puissances moyen-orientales, comme la Turquie et l’Arabie saoudite, tentent à leur tour d’apparaître comme des puissances médiatrices dans la guerre en Ukraine.
Des doutes subsistent sur la réalité de la relation russo-américaine : d’un côté, abandonner l’idée de faire contre-poids à l’influence de Washington contredirait la rhétorique russe de la « désoccidentalisation » ; de l’autre, une normalisation des relations avec les États-Unis peut être perçue comme un atout non négligeable en vue du dépeçage de l’Ukraine, dossier prioritaire pour Moscou.
Une chose est sûre : c’est l’ordre post-guerre froide que la Russie veut bousculer, pas l’ordre moyen-oriental. The Conversation