Le terrorisme exercé par la secte Boko Haram et ses conséquences désastreuses est détaillé dans un rapport intitulé « Le négoce mortifère de Boko Haram Malik Samuel Une économie de la violence dans le bassin du lac Tchad » publié par l’Institut d’études de sécurité africain (ISS). Suivant ses auteurs, perpétrant des violences meurtrières depuis plus d’une décennie, Boko Haram a survécu aux diverses interventions des pays du bassin du lac Tchad et de leurs partenaires. La longévité du groupe peut en partie s’expliquer par son accès continu à certaines ressources. Ce rapport explore les facteurs économiques qui renforcent la résilience de Boko Haram, y compris les principaux acteurs impliqués dans ce processus.
Boko Haram mène depuis 2009 une insurrection dans le bassin du lac Tchad (BLT), associée à une vague de violences qui a fait plus de 40 000 morts. L’insurrection a débuté dans le nord-est du Nigeria, notamment dans les États de Borno, Adamawa et Yobe. Elle s’est depuis étendue aux régions du Nord et de l’Extrême-Nord du Cameroun (décembre 2013), à la région de Diffa au Niger (février 2015) et aux provinces du Lac et du Hadjer-Lamisau Tchad (juin 2015). Les zones touchées abritent une population d’environ 30 millions de personnes. L’insurrection a bouleversé leurs moyens de subsistance, ce qui a précipité les populations locales dans la vulnérabilité économique et provoqué une grave catastrophe humanitaire.
Les extrémistes violents ont mobilisé suffisamment de ressources pour subvenir à leurs besoins et mener leurs activités
Entre 80 et 90 % de la population du BLT vit de l’agriculture, notamment de la culture, de l’élevage et de la pêche. Après 12 ans de violences, la crise déclenchée par Boko Haram a plongé quelque 11 millions de personnes dans le besoin d’une assistance humanitaire, tandis que 3,2 millions de personnes ont dû fuir leur foyer. Dans toute la région, plus de 3 millions de personnes sont désormais en situation d’insécurité alimentaire et 400 000 enfants souffrent de malnutrition sévère. La peur des attaques entrave en outre l’accès aux terres agricoles. Avec l’expansion du terrorisme et de l’extrémisme violent, les acteurs impliqués et leurs activités entretiennent des liens de plus en plus étroits avec le crime organisé, en particulier le banditisme armé et les enlèvements. Cette situation et les mesures prises pour y remédier perpétuent l’insécurité et aggravent les difficultés de gouvernance et socioéconomiques préexistantes. L’extrémisme violent dans le BLT est étayé par une multitude de difficultés structurelles. Cependant, l’un de ses principaux facteurs sous-jacents est la capacité de ces groupes à générer et à mobiliser des ressources pour subvenir à leurs besoins et menerleurs activités.
Ces dernières années, l’insécurité a non seulement subsisté, mais s’est même aggravée, les gouvernements du BLT et leurs partenaires éprouvant de grandes difficultés à endiguer les réseaux sur lesquels s’appuient ces groupes pour se procurer les ressources dont ils ont besoin. Les groupes extrémistes violents génèrent des revenus grâce à des activités licites et illicites. Pour ce faire, ils s’appuient sur un assemblage complexe de sources de financement incluant les dons de sympathisants, le blanchiment d’argent, les rançons provenant d’enlèvements, le trafic de stupéfiants, l’exploitation de ressources naturelles et le commerce de matières premières10. Pour comprendre le financement de Boko Haram et sa résilience dans le BLT, il convient de dépasser le simple cadre du financement du terrorisme et de considérer l’ensemble des activités, acteurs et interactions économiques du groupe. Pris dans leur intégralité, ces éléments plus nombreux et complexes constituent une véritable économie de la violence – ou économie du conflit. Le présent rapport décrit et analyse cette économie de la violence. Il examine également les principaux déterminants de la longévité et de la résilience de Boko Haram. Une meilleure compréhension de ces facteurs peut aider à formuler et à mettre en œuvre des politiques visant à réduire la résilience de BokoHaram et à dégrader ses capacités opérationnelles. Ce rapport se compose de huit sections abordant la méthodologie, le contexte, la logistique de Boko Haram, les sources de revenus du groupe, les recettes et les dépenses de l’État islamique en Afrique de l’Ouest (EIAO), les femmes et l’économie du conflit, les impacts et les répercussions de l’économie du conflit et, enfin, quelques observations clés pour les parties prenantes dans la région.
Selon le rapport, avant l’apparition de Boko Haram dans la région, le BLT était un carrefour commercial prospère. Les interactions entre les populations transfrontalières étaient facilitées par leurs affinités culturelles, environnementales et communautaires. De nombreuses populations frontalières vivant aux confins des pays du BLT sont plus proches entre elles qu’elles ne le sont de leurs capitales nationales respectives. Il est donc naturel qu’elles entretiennent des relations commerciales pour subvenir à leurs besoins.
Le Nigeria était considéré comme un point nodal pour les agriculteurs, les éleveurs de bétail et les personnes travaillant dans le secteur de la pêche, les commerçants acheminant tous types de marchandises des différentes parties de la région et du Sahel vers les bourgades frontalières. Le Nigeria occupait une place prépondérante dans ces échanges, faisant du naira nigérian la principale monnaie d’échange de la région (plus encore que le franc CFA). Les éleveurs du Sahel se déplaçaient vers le sud pour vendre leurs bêtes sur les marchés de Mubi (État d’Adamawa), Nguroje (État de Taraba), Gamboru-Ngala et Banki (État de Borno). Le bétail en provenance du Tchad passait par N’Djamena et Nguéli et poursuivait sa route en direction de Gamboru via Kousséri ; de Banki via Bongor et Leré ; ou de Mubi via Pala et Dumru. Le même schéma se produisait au Niger, où le bétail était transporté de Nguigmi en direction du Nigeria, en passant par Karamga et Nguel Kollo.
Baga (État de Borno) était autrefois la plaque tournante régionale du commerce du poisson. Parmi les autres principaux marchés figuraient Doro Lelewa et Gadjira au Niger ; Darack et Blangoa au Cameroun ; et Kinasserom, Fitiné et Guitté au Tchad. Ces échanges commerciaux intrarégionaux étaient florissants avant le conflit. Le lac était également un carrefour commercial de premier ordre pour les produits agropastoraux, auxquels s’ajoutaient des produits manufacturés provenant de divers ports du Nigeria, du Cameroun, du Bénin et du Togo.
Boko Haram tire parti de la corruption des acteurs étatiques et de sa capacité à s’implanter dans les économies locales
Malgré leur dynamisme économique, les populations du BLT ont toujours été confrontées à des défis. Parmi ceux-ci, il convient de mentionner la marginalisation causée par une présence étatique insuffisante et par l’insécurité, principalement liée au banditisme. Depuis 2013, la propagation de la crise de Boko Haram à travers toute la région a accru l’insécurité parmi les populations du Cameroun, du Tchad, du Niger et du Nigeria. Bien que séparées par des frontières physiques, ces populations ont souvent en commun une culture et des traditions soutenues par des liens matrimoniaux, religieux et commerciaux. Il n’est pas rare que les liens familiaux s’étendent sur deux pays. Ces fortes affinités ont créé des points d’entrée qui ont permis à Boko Haram d’étendre sa présence au-delà de sa zone d’origine à Maiduguri, la capitale de l’État de Borno, vers des régions rurales. Au cours des sept dernières années, Boko Haram a subi des pertes dues aux diverses mesures mises en œuvre par les pays du BLT et leurs partenaires. Malgré sa scission en trois factions, le JAS, Ansaru et l’EIAO, Boko Haram demeure très actif dans la région. Le groupe s’appuie sur les populations locales pour renforcer sa résilience, assurer sa survie et maintenir sa capacité de nuire. Pour ce faire, il mise sur sa maîtrise du terrain, sur sa capacité à proposer des débouchés vers l’extrémisme violent par le biais du recrutement ou d’enlèvements, ainsi que sur le déploiement de ses ressources humaines et de ses chaînes logistiques d’approvisionnement à travers toute la région. Alors que le JAS et l’EIAO sont basés dans le nord-est du Nigeria et dans les autres pays du BLT, Ansaru maintient une présence dans le nord-ouest et le centre-nord du Nigeria, notamment à Abuja et dans les États de Kaduna, Kano, Katsina, Kogi, Niger et Zamfara. Le groupe s’implante aussi progressivement dans le sud du pays, avec des campagnes de radicalisation et de recrutement dans l’État d’Edo. Depuis l’assassinat en mai 2021 du chef du JAS, AbubakarShekau, l’EIAO est devenu le principal groupe extrémiste violent de la région. La résilience de Boko Haram ne repose pas uniquement sur sa capacité à accéder à des fonds et à du matériel militaire, mais également sur sa faculté à s’intégrer dans les économies locales et transfrontalières qui assurent la subsistance des populations au quotidien. Elle se fonde également sur les motivations et les pratiques économiques d’acteurs tels que les agents de sécurité de l’État et leurs collaborateurs, notamment la Force d’intervention civile conjointe et les comités de vigilance, de même que les populations locales.
Accès à des capacités logistiques
Boko Haram a besoin de ressources humaines, financières et opérationnelles pour mener ses activités. Cela inclut des combattants, des coursiers, des informateurs, des fournisseurs, de l’argent liquide, du carburant, des armes, des véhicules, des pièces détachées de véhicules, des explosifs, de la nourriture et d’autres produits de consommation courante. Cette section se concentre sur les activités qui améliorent l’approvisionnement logistique de Boko Haram et qui lui permettent de poursuivre son insurrection. La capacité de Boko Haram à obtenir le soutien logistique dont il a besoin repose sur deux grands piliers : la corruption des acteurs étatiques et la capacité du groupe à s’intégrer dans les communautés locales et leurs activités économiques.
Corruption impliquant des fonctionnaires de l’État
La collusion de certains individus au sein des forces de sécurité constitue peut-être le principal facteur de résilience de BokoHaram, dans la mesure où ces entitésont justement pour mission de mettre en échec le groupe et de maintenir la sécurité dans la région. Ces forces jouent un rôle unique et stratégique dans le paysage sécuritaire du BLT. Certains de leurs agents exploitent cette position à des fins personnelles, en participant directement et indirectement à la fourniture de certains éléments logistiques essentiels à Boko Haram. Leurs actions ont des conséquences sur les civils, les travailleurs des secteurs de l’humanitaire et du développement, les fonctionnaires et leurs propres frères d’armes.
Le conflit prolongé a engendré la nécessité d’allouer des fonds aux opérations de contre-insurrection et de mettre en place des mesures pour soutenir les personnes déplacées, renforcer la résilience, aider au rétablissement des moyens de subsistance et contribuer à la reconstruction des communautés. Cependant, ces efforts ont été ternis par des allégations de corruption au sein de la population civile, mais aussi de l’armée et des forces de sécurité. Au Nigeria, un certain nombre de dirigeants politiques et de hauts responsables militaires ont été inculpés en 2015 dans le cadre d’un scandale de fraude entourant l’achat de matériel d’armement d’un montant de 2,1 milliards de dollars US15. En réaction, différents experts et militants anticorruption qui suivent de près les dépenses de sécurité du pays ont accusé ces responsables d’abuser du principe d’achat d’urgence pour s’enrichir.
Les allégations de corruption de membres des forces de sécurité, en particulier de soldats, remontent à plusieurs années. Elles ont émergé au début des violences de Boko Haram et portaient sur la manière dont le groupe s’est procuré des armes. Au cours de cette période, le groupe comptait sur les dons d’argent de ses sympathisants et de ses membres pour acquérir les armes nécessaires au déclenchement de la violence. Ces armes ont été obtenues en grande partie auprès d’agents véreux des forces de sécurité de la région, principalement du Tchad. Elles transitaient par le Cameroun pour arriver à Borno au Nigeria. D’anciens combattants de Boko Haram décrivent la manière dont ces transactions se sont passées. L’un d’eux, qui a combattu pour le JAS avant de rejoindre les rangs de l’EIAO, a expliqué que la plupart des armes utilisées pour prendre des villes comme Bamaet Gwoza avaient été achetées à un officier supérieur tchadien.
Selon cette même source, ils achetaient des véhicules auprès de concessionnaires automobiles à Maiduguri. Comme les membres de Boko Haram ne pouvaient pas entrer dans la ville, ils payaient des agents des forces de sécurité, notamment des soldats, pour qu’ils leur livrent les véhicules. Ces voitures étaient souvent acheminées jusqu’à Gajiganna ou dans la banlieue de Maiduguri, où elles étaient récupérées par des membres de Boko Haram. Un autre ancien combattant a été en mesure de corroborer ces propos en fournissant un exemple.
Au cours des sept dernières années, depuis que les forces de sécurité nigérianes ont lancé des opérations pour reconquérir les territoires occupés par Boko Haram, de graves accusations de corruption ont été portées à l’encontre de militaires. En 2016, des soldats ont par exemple été impliqués dans la vente de bétail volé par Boko Haram. Au début de l’année 2022, un soldat a été arrêté pour avoir combattu pour Boko Haram. D’après divers rapports, les agents de sécurité invoquent la faiblesse de leurs avantages sociaux et de leurs primes20 pour justifier leurs activités illicites. En mars 2022, les autorités militaires de Maiduguri, dans l’État de Borno, ont procédé à l’interrogatoire du commandant d’une unité militaire stationnée dans la zone de gouvernement local de Bama en raison d’une présomption de relations commerciales avec Boko Haram.
L’ISS s’est entretenu avec diverses sources indépendantes à ce sujet. Selon ces personnes, dont certaines faisaient partie de l’unité en question, ce commandant est connu pour acheter des animaux, notamment du bétail volé, à Boko Haram. Elles ont expliqué que les combattants de Boko Haram conduisaient généralement le bétail jusqu’à l’entrée de la ville. Le commandant envoyait ensuite des membres de la Force d’intervention civile conjointe (CJTF) pour payer les animaux et les transporter jusqu’à la base militaire, où ils étaient réceptionnés par des marchands de bétail de Maiduguri.
Des troubles ont éclaté lorsqu’en mars 2022, le commandant a acheté un lionceau et un chamelon. Les deux animaux sont morts en deux jours. Certains ont accusé le commandant de profiter de sa position pour s’enrichir au détriment de leur sécurité. Les personnes interrogées par les équipes de recherche ont également indiqué que peu de temps avant cet incident, deux soldats étaient morts suite à une attaque de Boko Haram dans la zone d’opération de l’unité. Les autorités militaires de Maiduguri ont ensuite été informées des griefs des soldats. Cela a conduit à l’interrogatoire du commandant et de neuf autres personnes, dont des membres de la CJTF et des agents des services de renseignement.
L’argent extorqué aux automobilistes était remis au syndicat des chauffeurs puis reversé aux soldats corrompus
En plus de faire directement affaire avec Boko Haram, certains membres des forces de sécurité se livrent à d’autres activités qui profitent directement ou indirectement au groupe : faire payer les civils pour assurer leur sécurité, extorquer de l’argent aux usagers de la route ou aux personnes exerçant des activités agricoles et piscicoles, etc. Toutes ces pratiques contribuent à faciliter l’accès de Boko Haram à des biens essentiels. Entre 2015 et 2020, de nombreuses autoroutes des États de Borno, Adamawa et Yobe étaient inaccessibles aux civils sans escorte militaire du fait de la prévalence des attaques de Boko Haram. C’était notamment le cas des routes entre Maiduguri et Damboa, Gamboru Ngala, Damaturu et Bama, et de celles reliant Maiduguri à Michika, Madagali et Gwoza.
Les soldats nigérians de l’État de Borno profitaient de cette insécurité pour extorquer de l’argent aux automobilistes. Sachant que leur action était répréhensible et voulant éviter d’attirer l’attention du public, les soldats ne recueillaient pas l’argent directement auprès des conducteurs. Les sommes étaient collectées et remises d’abord au syndicat des chauffeurs, puis à l’officier responsable de l’unité qui avait assuré la protection. Les dirigeants syndicaux payaient parfois un membre de la CJTF qui remettait ensuite l’argent à l’officier en charge. Le montant était calculé en fonction de la distance et du type de véhicule. Les conducteurs qui ne payaient pas n’étaient pas autorisés à prendre part au convoi escorté.
Un chauffeur routier de l’État d’Adamawa qui emprunte souvent l’autoroute Michika-Maiduguri a expliqué que seule la section Madagali-Pulka, longue de 44 km, nécessitait une escorte militaire. Avant de quitter Madagali, chaque conducteur devait obtenir un ticket auprès du syndicat national des travailleurs du transport routier (NURTW). Bien que le prix officiel du ticket soit de 100 nairas (0,24 dollar US), les conducteurs payaient en réalité 200 nairas (0,48 dollar US), le supplément allant aux soldats qui assuraient la protection des véhicules. Des cas similaires de corruption et d’extorsion d’automobilistes à des points de contrôle militaires demeurent monnaie courante dans le BLT.
Un suivi du contexte sécuritaire montre que la route Maiduguri-Damaturu est l’une des plus dangereuses du nord-est du Nigeria en raison d’attaques incessantes de la part du JAS et de l’EIAO. La présence de trois grands camps militaires sur cet axe de 130 km en est la preuve. Un membre des forces de sécurité déployé sur cette route révèle que « … les soldats ne prennent pas la peine de vérifier les bagages transportés par les véhicules, en particulier les camions semi-remorques et les autobus. Tout conducteur empruntant l’autoroute sait d’avance que le paiement d’une somme comprise entre 500 et 1 500 nairas (entre 1,2 et 3,6 dollars US) garantit un passage facile et sans retard ».
Les chauffeurs peuvent, par exemple, être retardés en se voyant forcés de décharger leurs marchandises puisde les recharger après quelques minutes ou plusieurs heures d’attente. Comme ils ne veulent pas perdre de temps sur la route – par crainte d’attaques ou d’une fermeture de la voie par les forces de sécurité à un moment donné –, ils préfèrent généralement payer. Début 2020, dans une vidéo devenue virale, le gouverneur Umara Zulum de l’État de Borno exprimait sa colère à l’égard des soldats postés le long de cette autoroute, et menaçait de les dénoncer pour leurs agissements. « Boko Haram attaque la population et vous, vous êtes là à encaisser 1 000 nairas (2,4 dollars US) par voiture », s’offusquait-il.
Les recherches menées dans l’État d’Adamawa ont révélé que les checkpoints servaient de points d’entrée et de couloirs d’accès pour divers trafics illicites entre Mubi et Michika, y compris dans les zones d’Ungwan Sarki et de Bazza. Les checkpoints policiers sur cet axe autoroutier sont particulièrement fréquents le mercredi, jour du marché hebdomadaire de Mubi. À Mahia, une ville frontalière avec le Cameroun, les administrateurs locaux et les résidents ont signalé que des membres des forces de sécurité nigérianes, notamment de la police, de l’armée, des douanes et des services d’immigration, laissaient passer les trafiquants après avoir reçu des pots-de-vin. Un passeur de drogues dures interrogé à Mahiaa déclaré que ces agents de sécurité servaient également de « protecteurs » des flux transfrontaliers illégaux de marchandises, notamment de drogues dures. Ainsi, les passeurs n’ont qu’à mentionner le nom de leur protecteur aux points de contrôle pour être autorisés à passer. L’État de Borno a également été confronté à la complaisance de certains agents de sécurité, notamment sur des barrages routiers. Les commerçants transportant des marchandises paient plus cher aux checkpoints, surtout si les marchandises sont destinées aux communautés frontalières.
Un homme d’affaires de Banki, l’un des principaux pôles commerciaux du BLT situé dans le nord-est du Nigeria, a déclaré qu’il envisageait de cesser ses activités en raison du coût élevé et du stress liés au transport de ses marchandises de Maiduguri à Banki, puis jusqu’à Amchide, au Cameroun, à moins de 5 km de là. Avant l’émergence de Boko Haram, ce commerçant de 63 ans a expliqué qu’il lui en coûtait 10 000 nairas (24 dollars US) pour transporter par voie routière une cargaison de marchandises de Maiduguri à Banki. En 2018, en raison de l’insécurité, il lui arrivait de payer jusqu’à 25 000 nairas (60 dollars US) pour acheminer le même volume de marchandises. Deux ans plus tard, en 2020, c’est environ 310 000 nairas (745 dollars US) qu’il devait débourser, les membres des forces de sécurité tirant profit de la fermeture de la frontière par les autorités nigérianes.
Extorsion et transport de marchandises entre Maiduguri et Amchide
L’ISS a recueilli le témoignage d’un Commerçant de 63 ans (Maiduguri, Nigeria, 27 octobre 2020) : « Des soldats, des policiers, des douaniers, des agents de l’immigration, des membres de la CJTF et de groupes d’autodéfense sont présents sur la route entre Maiduguri et la frontière avec le Cameroun. [En 2020], il faut payer environ 310 000 nairas (745 dollars US) pour transporter un camion de marchandises de Maiduguri à Amchide. La première chose à faire est de louer un camion de Maiduguri à Banki, ce qui coûte 110 000 nairas (264 dollars US). Dès que le camion sort de Maiduguri, les douaniers réclament 22 000 nairas (53 dollars US) pour délivrer un papier autorisant le transport des marchandises jusqu’au Cameroun.
Il y a trois autres postes de contrôle douaniers entre Maiduguri et Bama, où il faut s’acquitter chaque fois de 500 nairas après avoir montré le papier qu’on vous a remis à la sortie de Maiduguri. Entre Maiduguri et Konduga, sur la route de Bama, il y a au moins 10 checkpoints policiers où il faut débourser chaque fois 200 nairas (0,5 dollar US). À l’entrée de Bama, il y a un checkpoint tenu conjointement par des soldats, des douaniers, des policiers, des agents de l’immigration, la CJTF et des miliciens/chasseurs. Vous devez payer 25 000 nairas (60 dollars US). L’argent est collecté par des jeunes en civil (CJTF) pour le compte de responsables des forces de sécurité, car ces derniers ne veulent pas être vus en train de percevoir l’argent directement auprès des marchands. Si un commerçant refuse de payer, les jeunes ne le laissent pas passer avec ses marchandises. Les forces de sécurité assistent à ce type de scène sans intervenir. À l’intérieur de la ville de Bama, il y a un poste de contrôle militaire où les soldats vous demandent 15 000 nairas (36 dollars US). À Bama, il y a un poste de contrôle douanier où vous devez payer 2 000 nairas (5 dollars US). Lorsque vous arrivez à l’intersection qui mène soit à Banki, soit à Gwoza, il y a un autre poste de contrôle douanier où vous devez encore payer 2 000 nairas (5 dollars US). Lorsque vous arrivez à Banki, le camion n’est pas autorisé à se rendre à Amchide en raison de la fermeture de la frontière. Vous devez donc décharger les marchandises et louer des charrettes pour les transporter jusqu’à Amchide. Chaque charrette coûte 1 000 nairas (2,4 dollars US). Au poste-frontière d’Amchide, il y a également une équipe d’agents de sécurité nigérians composée de soldats, de douaniers, de policiers, d’agents de l’immigration, de membres de la CJTF et de groupes d’autodéfense. Vous devez payer 3 000 nairas (7 dollars US) pour chaque charrette de marchandise. Si vous ne payez pas, vous n’êtes pas autorisé à passer. Cet argent est également collecté par des jeunes en civil. Dans chaque camion, il y a l’équivalent d’environ 20 charrettes de marchandises, ce qui signifie que chaque marchand paie 60 000 nairas (144 dollars US) aux agents. Lorsque vous traversez la frontière à Amchide, les forces de sécurité camerounaises vous font payer une somme forfaitaire de 52 000 nairas (125 dollars US) pour un camion de marchandises. Ils savent déjà qu’un camion est équivalent à 20 charrettes. Cet argent est également collecté par des jeunes en civil, avec des agents de sécurité qui surveillent à côté, tout comme au Nigeria. »
Un autre ancien marchand a déclaré avoir été contraint d’abandonner son activité commerciale. Ces pratiques d’extorsion obligent les commerçants à répercuter le surcoût sur les consommateurs en augmentant le prix des marchandises. Leurs ventes diminuent alors, car les consommateurs sont obligés de s’approvisionner ailleurs. Outre le Nigeria, la sollicitation de pots-de-vin en échange du passage de marchandises illicites et des cas d’extorsion par les forces de sécurité ont également été signalés au Cameroun, au Tchad et au Niger. Dans le département camerounais du Logone-et-Chari, beaucoup de checkpoints de sécurité extorquent de l’argent aux usagers de la route. Ces pratiques ont pour effet de faire grimper en flèche le prix du transport. Un passager peut ainsi avoir à débourser jusqu’à 12 000 francs CFA (20 dollars US) pour aller de Kousséri à Maroua, distants de 224 km. Les déplacements à l’intérieur même du Logone-et-Chari coûtent également très cher. Par exemple, il faut compter 10 000 francs CFA pour aller de Blangoua à Kousséri, de Makary à Kousséri ou de Fotokol à Kousséri. Pendant la saison des pluies, l’état des routes se détériore et les frais augmentent encore.
Dans les zones rurales et frontalières, Boko Haram bénéficie de la présence des axes commerciaux, des pôles économiques et des marchés
Certaines activités comme le commerce ont également un impact sur la crise et sur les moyens de subsistance des civils. Entre 2017 et 2020, le Nigeria a prononcé une interdiction du commerce et du transport du poisson dans l’État de Borno. Cette interdiction, imposée par l’armée nigériane, visait à freiner l’accès de Boko Haram aux ressources. Certaines routes ont également été fermées aux civils en raison du risque d’attaques du groupe terroriste. Les populations, et en particulier les marchands de poisson, ont accusé les soldats de profiter de ces interdictions et restrictions de mouvement pour s’impliquer dans le commerce du poisson. Ils ont affirmé que les soldats les forçaient à leur vendre leurs prises à des prix dérisoires.
En raison de ces interdictions et du climat d’insécurité générale, les soldats disposaient d’un accès exclusif aux axes routiers. Ils vendaient à leur tour le poisson à Maiduguri27. Rôle de l’économie locale Même lorsque les membres des forces de sécurité sont honnêtes et font preuve de professionnalisme, la complicité des populations mine considérablement les efforts déployés par l’État pour contrer Boko Haram. Au fil des ans, le groupe a tiré profit de son implantation dans les zones rurales en s’ancrant dans la vie quotidienne des communautés pour assurer sa survie. Après avoir été chassé des grandes villes du nord-est du Nigeria, Boko Haram s’est installé dans les zones rurales et frontalières. Cette stratégie a très bien fonctionné, car elle permet au groupe de bénéficier de la présence des axes commerciaux, des pôles économiques et des marchés. Dans certaines localités, le groupe a chassé les autorités administratives pour exercer un pouvoir incontesté. Il est difficile pour les autorités civiles de reprendre pied dans ces localités, et Boko Haram se positionne comme la seule solution viable. Face à des conditions socioéconomiques détériorées par la crise, les populations ont eu recours à diverses stratégies d’adaptation. La conclusion d’une sorte de contrat social avec Boko Haram fait notamment partie des moyens de survie mis en œuvre.
En échange d’une protection et de la possibilité de mener diverses activités économiques, certains membres de la communauté travaillent pour Boko Haram en tant qu’informateurs, intermédiaires commerciaux ou fournisseurs. Dans de nombreux cas, les populations n’ont d’autre choix que de céder aux exigences de Boko Haram. De la même manière, dans les zones où le groupe s’est implanté, les membres de la communauté, les éleveurs, les agriculteurs et les pêcheurs sont contraints de payer des taxes à Boko Haram et sont tenus de ne pas collaborer avec les forces de sécurité. Le non-respect de ces obligations fait l’objet de diverses sanctions allant de la privation d’accès à des moyens de subsistance jusqu’à l’exécution28. Si certains civils sont contraints d’obtempérer simplement pour joindre les deux bouts, d’autres sont poussés par la volonté de gagner de l’argent. Ces individus ne résident pas nécessairement dans les zones contrôlées par le groupe, ce qui signifie qu’ils ne peuvent pas être punis en cas de refus de se plier à ses exigences. Beaucoup d’entre eux vivent dans des villes comme Maiduguri, N’Djamena, Kolofata, Kano et Kaduna, d’où ils approvisionnent le groupe en marchandises bien spécifiques.
L’EIAO dispose d’au moins trois combattants à N’Djamena qui font office d’agents de liaison fournissant tout ce dont le groupe a besoin
Un ancien combattant de Boko Haram devenu commerçant a expliqué que Maiduguri (Nigeria) et Kolofata (Cameroun) étaient les principales plaques tournantes à partir desquelles les marchandises étaient expédiées vers les marchés des territoires contrôlés par le JAS, notamment Sambisa. Les membres de Boko Haram font souvent office d’intermédiaires. Ces intermédiaires s’approvisionnent auprès des commerçants de ces centres urbains. Ils ravitaillent ensuite les détaillants des marchés contrôlés par Boko Haram, qui vendent finalement leurs produits aux consommateurs.
« Ces personnes achetaient et livraient tout ce dont nous avions besoin dans un village situé derrière l’université de Maiduguri. Nous arrivions le lendemain – au milieu de la nuit, vers 3 heures du matin – et prenions les marchandises. Parfois, l’échange se faisait en personne, entre nous et eux (les fournisseurs). Parfois, nous laissions l’argent à un vieil homme du village et ils allaient le récupérer chez lui. Parfois, nous calculions la valeur des marchandises avec le vieil homme, puis nous lui donnions l’argent. J’y allais en moyenne trois fois par mois. \Nous étions nombreux à quitter Sambisa pour aller chercher les marchandises. Nous avions un chef, qui connaissait tous les fournisseurs de Maiduguri. Moi aussi, j’en connaissais un très bien, car nous avions souvent affaire à lui. Il ne nous fournissait pas seulement des produits de base. Parfois, nous lui donnions des euros ou des dollars qu’il changeait pour nous en nairas. Il arrivait même qu’il nous fournisse des véhicules pour les attentats-suicides », dit un ancien membre de Boko Haram âgé de 29 ans (Maiduguri, Nigeria, octobre 2021).
Selon cet ancien membre de Boko Haram, l’axe Maiduguri-Damboa, deux kilomètres après Mulai, juste avant le village de Dalwa, constituait une autre voie d’approvisionnement. À cet endroit, les fournisseurs étaient des agriculteurs, mais le mécanisme était le même. À Kolofata (Cameroun), les fournisseurs étaient des femmes.
Sources de revenus de Boko Haram
Le groupe génère des revenus grâce aux vols à main armée (y compris les razzias), à la pêche, au paiement de rançons, aux taxes prélevées, aux dons provenant de l’étranger et aux activités commerciales.
Activités et produits taxés par Boko Haram
La pêche, l’élevage et les produits agricoles comptent parmi les principales sources de revenus de l’EIAO, au même titre que les enlèvements contre rançon. Le groupe contrôle les activités de pêche dans les eaux du BLT. Comme il interdit tout exercice indépendant et individuel de la pêche dans les principales zones lacustres, les pêcheurs potentiels doivent adhérer à un syndicat dirigé par un « président », qui engage des discussions avec l’EIAO avant le début de la pêche. Les pêcheurs ne pouvant entrer ou sortir des zones de pêche sans rencontrer des combattants de l’EIAO, ils sont obligés de se conformer à ces règles. Il existe différentes catégories de pêcheurs dans les eaux du lac Tchad contrôlées par l’EIAO.
Ceux qui pêchent d’importantes quantités de poissons utilisent des bateaux. Ils viennent de différentes parties du BLT, mais beaucoup sont originaires de l’État de Taraba36. Le président du syndicat écrit une note à l’EIAO indiquant le nombre de bateaux qui seront utilisés pour la pêche et le montant total à payer pour la journée. Pour chaque bateau, 5 000 nairas (12 dollars US) sont versés en espèces, en plus de 25 litres de carburant d’une valeur d’environ 4 000 nairas (10 dollars US). La note est apportée au point d’entrée37 et remise à un représentant masqué de la Hisbah (police religieuse), qui la transmet ensuite à un représentant masqué de l’Amirul Jaish (chef militaire de l’EIAO) pour approbation et signature. Cette approbation est ensuite communiquée au président du syndicat par le représentant de la Hisbah, et la pêche commence.
Les communications entre l’EIAO et la présidence du syndicat se font exclusivement sans paroles, avec des signes de la main. Les représentants du groupe sont toujours masqués et ne sont pas autorisés à parler avec les pêcheurs. Ce système permet à l’EIAO de surveiller les activités des pêcheurs qui entrent et opèrent dans les zones sous son contrôle. Le nombre réel de bateaux utilisés pour la pêche n’est pas vérifié par rapport à la note. L’EIAO estime que les pêcheurs et leurs représentants ont trop peur des conséquences pour prendre le risque de tromper le groupe.
Selon d’anciens combattants de l’EIAO qui ont quitté le groupe en 2018, il y avait chaque jour environ 7 000 pêcheurs dans les eaux contrôlées par le groupe, chacun payant pour y accéder. Ceux ayant quitté le groupe en 2021 ont estimé que ce chiffre était passé à environ 10 000. À titre d’exemple, ils ont mentionné que l’EIAO disposait de quelque 350 bateaux, dont une centaine sont utilisés par la Hisbah pour surveiller les activités de pêche. Chacun des bateaux de la Hisbah surveille 100 bateaux de pêche. Ces chiffres indiquent que l’EIAO pourrait encaisser jusqu’à 50 millions de nairas (116 000 dollars US) par jour, soit 18 milliards de nairas (43 millions de dollars US) par an grâce à ces « permis » de pêche. En outre, le groupe pourrait percevoir chaque année des pêcheurs pas moins de 90 millions de litres de carburant d’une valeur totale de 14,4 milliards de nairas (près de 35 millions de dollars US). Le groupe tire également des revenus des pêcheurs qui opèrent à la périphérie des eaux sous son contrôle en utilisant la technique du « gura ». Le permis pour ce type de pêche coûte quelque 30 000 nairas (72 dollars US) par opération de pêche. L’EIAO encaisserait quotidiennement 116 000 dollars US grâce aux « permis » de pêche Par ailleurs, l’EIAO prélève des taxes sur le poisson transformé (séché au soleil ou fumé) et expédié depuis les îles. Ces produits sont généralement emballés dans des sacs de 200 kg, chaque sac étant taxé à hauteur de 1 500 nairas (3,6 dollars US). Le poisson est ensuite reconditionné dans des cartons par les pêcheurs ou les commerçants afin de faciliter son transport et sa vente au détail en dehors des îles. Les taxes sur les quelque 50 000 sacs de poisson expédiés annuellement rapportent à l’EIAO un montant total de 75 millions de nairas (environ 180 000 dollars US) par mois, soit 900 millions de nairas (plus de 2,15 millions de dollars US) par an. Il existe également une taxe appelée zakat que Boko Haram perçoit sur les produits agricoles et le bétail dans les zones sous son contrôle. Bien que le paiement volontaire de cet impôt soit encouragé, les agents de Boko Haram, principalement de la Hisbah, effectuent des tournées pour s’assurer du respect des règles et identifier les mauvais payeurs. Le montant de cette taxe est fonction de la richesse de chacun42. Boko Haram, en particulier l’EIAO, bénéficie également de dons, provenant généralement de personnes vivant sur l’île. Cet argent est destiné aux membres du groupe. Il est utilisé pour soutenir les combattants ou les commerçants qui subissent des pertes, notamment lors d’opérations militaires telles que des raids aériens. Un commerçant qui perdrait son commerce reçoit de l’argent pour lancer une nouvelle affaire.
Enlèvements contre rançon
Boko Haram tire également des revenus de rançons versées à la suite de l’enlèvement d’individus, connus ou non, dans la région. Ces kidnappings surviennent principalement lors d’attaques contre des villages, des maisons, des bureaux, des marchés, des fermes et des postes de contrôle. Les ingénieurs britannique et italien enlevés le 12 mai 2011 dans l’État de Kebbi, au nord-ouest du Nigeria, ont été parmi les premières victimes de ces pratiques de Boko Haram.
Tous deux travaillaient pour une entreprise de construction et ont été enlevés lorsque des hommes armés ont attaqué leur base. Ils ont été tués au cours d’une mission de sauvetage manquée. Ce double enlèvement a été suivi par celui d’une famille française au Cameroun en février 201344, au cours duquel BokoHaram a pris conscience des immenses revenus que ce type d’opérations pouvait générer. Des entretiens avec des interlocuteurs clés, dont un ayant participé à l’enlèvement, ont révélé que Boko Haram avait eu recours à ce kidnapping pour obtenir la libération de Bana Kosari – un membre important du groupe qui avait été arrêté par les troupes camerounaises45. La réaction du gouvernement camerounais à la libération de la famille française a enhardi le groupe46. Boko Haram a pu obtenir la libération de Kosari et de ses complices, percevoir une rançon et récupérer son véhicule et les armes trouvées à l’intérieur. Outre le paiement de rançons, Boko Haram a également eu recours à d’autres enlèvements hautement médiatisés pour obtenir la libération de combattants arrêtés par les forces de sécurité. Les enlèvements des écolières de Chiboket de Dapchi en sont un exemple47. Selon le témoignage d’un ancien combattant, « … après l’incident de Kosari, Boko Harama estimé que l’enlèvement de Caucasiens était rentable, d’où la décision d’enlever la docteure française ». Il s’agissait d’une ophtalmologue française qui dirigeait une clinique à Kolofata et qui avait été choisie comme cible par Boko Haram.
Toutefois, les combattants du groupe n’ayant pu la localiser, ils se sont rabattus sur une autre cible, la maison du vice-premier ministre camerounais, Amadou Ali, et ont enlevé sa femme. Sa libération a été négociée par le même représentant du gouvernement qui avait négocié la libération de la famille française48. En contrepartie, Boko Haram a obtenu de l’argent, deux Land Cruisers remplis de nourriture et la libération d’un commandant appelé Maina. L’échange a eu lieu dans le village de Barawa, situé dans la zone de gouvernement local de Gwoza, dans l’État de Borno.
Comme le JAS, l’EIAO tire également profit de ces enlèvements contre rançon.
Les deux factions diffèrent toutefois quant aux personnes visées. La première tend à cibler tout type de personnes, tandis que la seconde privilégie les travailleurs humanitaires, les représentants du gouvernement, les membres des forces de sécurité et les non-musulmans. En matière de négociation de rançons, l’EIAO s’est montrée brutale lorsque ses échéances n’étaient pas respectées. Le 17 septembre 2018, le groupe a tué une travailleuse humanitaire de la Croix-Rouge internationale qui avait été enlevée avec deux de ses collègues, en raison de l’indécision du gouvernement49. Un mois plus tard, l’EIAO a tué une deuxième travailleuse humanitaire. Au moins neuf autres travailleurs humanitaires ont été tués entre septembre 2019 et juillet 2020. Toujours au Cameroun, Boko Haram aurait été impliqué dans trois enlèvements en 2021, à Fotokol dans le département de Logone-et-Chari, à Mokolo dans le département de Mayo-Tsanaga et dans le centre de Maroua. Dans le kidnapping de Mokolo, un montant de 10 millions de francs CFA aurait été versé avant la libération de la victime. Des enlèvements avec demande de rançon de la part de Boko Haram ont également été signalés au Tchad et au Niger. Dans la région de Diffa, des commerçants, des notables et des jeunes ont été enlevés ou ont été la cible de tentatives de kidnapping.
Au cours de l’année 2022, il y a eu jusqu’ici au moins deux enlèvements imputables à l’EIAO. Le premier a eu lieu le 24 février lorsque des combattants présumés du groupe, qui s’étaient établis dans l’Extrême-Nord du Cameroun après la mort de Shekau, ont enlevé cinq travailleurs humanitaires dans une propriété de Médecins sans Frontières à Fotokol52. Lors du deuxième incident, trois personnes ont été enlevées selon un procédé similaire dans un bâtiment de l’International RescueCommittee à Monguno, dans le nord-est du Nigeria.
Vols à main armée et attaques contre les populations locales
Les vols à main armée ont toujours été une source de revenus importante pour Boko Haram, le groupe pillant généralement les biens des personnes qui fuient ses attaques. Ce phénomène a notamment été observé lorsque des employés de banque ont fui des attaques dans des localités proches de Maiduguri, Damaturuet Yola, les capitales respectives des États de Borno, Yobe et Adamawa, laissant à Boko Haram l’opportunité de dérober l’argent.
Dans ces États, des entreprises et même des bâtiments publics, notamment les sièges des gouvernements locaux, ont également été attaqués et pillés. Dans certaines localités dépourvues de banques, les salaires du personnel sont versés en espèces. Les combattants de Boko Haram ont ainsi pu trouver de l’argent liquide dans les bureaux gouvernementaux. Le vol le plus important a eu lieu aux alentours du 29 octobre 2014, lorsque Boko Haram a attaqué et pris le contrôle de Mubi, dans l’État d’Adamawa. Mubi est un pôle commercial du nord-est du Nigeria et de la région du BLT. Il accueillait l’un des principaux marchés aux bestiaux d’Afrique de l’Ouest avant l’attaque. Plus de 200 camions de bétail quittaient le marché chaque semaine, pour une valeur d’environ 1,4 milliard de nairas (8,6 millions de dollars US de l’époque). Situé à seulement 35 kilomètres de la frontière avec le Cameroun, le marché attirait des commerçants de tout le Nigeria et d’au moins six autres pays – à savoir le Cameroun, le Ghana, le Niger, la République centrafricaine, le Soudan et le Tchad. Le marché des opérations de change y était également en plein essor, les plus grandes banques du Nigeria ayant des succursales sur place. Les principaux jours de marché étaient le mardi et le mercredi. Boko Haram attaque les populations et dépouille les voyageurs de leur argent, leurs téléphones portables, leurs vêtements et leur nourriture BokoHaram a lancé l’assaut sur Mubi un mercredi soir, après la fin des transactions de la semaine. Certains avaient déposé leurs gains dans les banques et d’autres avaient de l’argent liquide chez eux. Pendant l’attaque et l’occupation de la ville, les membres de Boko Haram ont tout pillé, brûlant les objets qu’ils ne pouvaient pas emporter. Toutes les banques ont été dévalisées, des explosifs ont été utilisés pour ouvrir les coffres.
Selon un ancien combattant, « … nous avions tellement d’argent que Shekau a déclaré que l’argent n’était plus un problème, et il est apparu dans une vidéo en train de brûler des nairas »55. Boko Haram poursuit ses attaques contre les populations et érige toujours des checkpoints, notamment dans l’État de Borno, pour dépouiller les voyageurs de leur argent, leurs téléphones portables, leurs vêtements et leur nourriture. Dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun, les populations vivant dans les monts Mandara et le long de la frontière avec le Nigeria subissent des raids quasi quotidiens de la part des combattants du JAS pour s’emparer de denrées alimentaires et d’autres objets de valeur.
Dons provenant de l’étranger
L’on dispose de très peu d’informations sur le soutien financier à Boko Haram provenant de sources situées en dehors du BLT, voire en dehors de l’Afrique. Dans son dernier message audio datant de mai 2021, soit peu de temps avant sa mort, Shekau a livré quelques informations en mentionnant un soutien financier reçu par Boko Haram de la part d’Al-Qaïda au cours de ses premières années d’existence. Boko Haram ayant prêté allégeance à l’État islamique (EI) en 2015, l’argent d’Al-Qaïda, à savoir 50 millions de nairas (soit 304 000 dollars US de l’époque), a dû être versé avant cette date, peut-être entre 2010 et 201158. Depuis la déclaration d’allégeance initiale à l’EI et la scission ultérieure de 2016, il est difficile de déterminer l’ampleur du soutien financier que le groupe, et plus particulièrement l’EIAO, a reçu ou continue de recevoir de la part de donateurs extérieurs. En 2018, la « défaite » de l’EI60 impliquait la perte de ses sources de revenus. Au cours de cette même période, l’EIAO a connu une phase d’expansion. Son contrôle des activités économiques dans les villages insulaires du BLT, riches en ressources, s’est accru par la même occasion.
Cette situation soulève la question de savoir si et comment l’EI est encore capable de fournir un soutien financier à l’EIAO. L’ISS a appris par d’anciens membres du groupe, dont un coursier, que l’EI avait envoyé de l’argent à l’EIAO au début de l’année 2018. L’EIAO a ensuite été contraint de modifier la façon dont il recevait les fonds de l’EI. D’après eux, au lieu de faire transiter l’argent par le Nigeria, l’EIAO s’est tourné vers le Tchad. Ce changement s’est effectué à la suite de ce qui est arrivé à deux membres clés de l’EIAO basés dans l’État de Kaduna et dénommés Ba Alai et Abdulsalam Mai Panke. Selon ces sources, Ba Alai – dont le vrai nom est Baba Alai – était un important coursier de l’EIAO qui recevait de l’argent ou des marchandises de Dubaï pour le compte du groupe. Mai Pankeétait un agent de liaison également chargé d’effectuer des achats pour le groupe. À l’insu de l’EIAO, le service de sécurité de l’État nigérian (SSS) ont arrêté Mai Panke et en ont fait leur informateur.
Entre fin 2017 et février 2018, Ba Alai a fait transférer depuis Dubaï environ 550 000 dollars US en trois tranches et les a convertis en nairas à Kaduna. L’EIAO a envoyé deux de ses combattants, dont celui rencontré par l’ISS, pour récupérer l’argent. Après en avoir utilisé une partie pour acheter des vêtements, ils ont réussi à s’enfuir avec le reste des fonds (130 millions de nairas, soit 358 000 dollars US) avant que les agents du SSS ne prennent d’assaut la maison de Ba Alai et l’arrêtent. Les coursiers sont parvenus à regagner les îles du lac Tchad en empruntant la route Kaduna-Kano-Geidam-Diffa-Gashiga.
Synthèse de Rokhaya KEBE