Dans un communiqué du 16 février 2023, le ministère de l’Intérieur du Sénégal, responsable des élections, convoquait le collège électoral national et fixait la date des présidentielles au 25 février 2024. Cette annonce intervenait dans un contexte de tensions politiques, juridiques et institutionnelles qui montre encore une fois les fragilités des acquis démocratiques et républicains du Sénégal. La situation politique est crispée à la fois par les intentions prêtées au président actuel, MackySall, de se présenter à l’élection présidentielle de février 2024, et par l’affaire politico-judiciaire portant sur des accusations de viol et de menaces de mort pesant sur son principal rival, Ousmane Sonko, du parti PASTEF-Les Patriotes (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité).
«L’affaire Adji Sarr», du nom de la masseuse qui a déposé plainte pour viol et menaces de mort en février 2021, pèse comme une épée de Damoclès au-dessus de Sonko, pour qui une condamnation entrainerait irrévocablement une inéligibilité à l’élection présidentielle. Deux ans plus tard, la fin de l’instruction judiciaire et le renvoi pour un procès devant se tenir en 2023, électrise le climat politique; pour d’aucuns, une condamnation serait le dernier clou dans la «réduction de l’opposition à sa plus simple expression1», objectif que s’était donné l’actuel président Macky Sall après son élection en 2012.
À cette possibilité s’ajoutent les volontés prêtées à l’actuel président d’exercer un troisième mandat à la tête du pays, ou «un deuxième quinquennat» comme le formulent les soutiens de cette possibilité; imminence à laquelle s’oppose une bonne partie du corps politique et social. D’une certaine manière, cette confrontation montre à la fois la vigueur démocratique sénégalaise et ses aspérités et autres fragilités, ainsi que les tiraillements dans une région marquée par une désillusion démocratique grandissante et des aspirations au changement. Le troisième mandat : une question constitutionnelle et éthique La limitation des mandats présidentiels est une des questions centrales de l’expérience démocratique des pays d’Afrique subsaharienne. Cette disposition vise à prévenir la personnalisation du pouvoir aux mains d’une personne et d’un clan. Au Sénégal, ce débat constitutionnel a été au centre de la contestation du troisième mandat d’Abdoulaye Wade en février 2012, de sa volonté d’instaurer un «quart bloquant» et d’instituer une vice-présidence de la République. Ce projet avait avorté, après une forte mobilisation de la société civile et de l’opposition en juin 2011.
« La limitation des mandats présidentiels est une des questions centrales de l’expérience démocratique des pays d’Afrique subsaharienne. »
En dépit de la validation de sa candidature par le Conseil constitutionnel en janvier 2012, Wade avait vu son crédit politique fondre à travers ces manipulations constitutionnelles. Il allait perdre les élections au second tour face à Macky Sall, qui avait émergé comme un candidat «dark horse» face à des ténors comme Moustapha Niasse ou Ousmane Tanor Dieng. Cinq ans plus tard, lorsque la révision constitutionnelle de 2016 a restauré le quinquennat présidentiel par référendum, les conséquences sur la limitation des mandats ont été au centre du débat. Macky Sall lui-même et son conseiller juridique d’alors, Ismaila Madior Fall, devenu depuis ministre de la Justice/garde des Sceaux, défendaient le projet en argumentant que ce n’était qu’une révision et que les dispositions portant sur la limitation des mandats étaient intactes et inaltérables. Ainsi, l’article 27 de cette révision constitutionnelle stipule que «la durée du mandat du président de la République est de cinq ans. Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs4 ». Si cette question était claire en 2016, elle l’est beaucoup moins depuis la réélection de MackySall en 2019; les supputations des constitutionnalistes et les velléités des partisans ont ajouté à la confusion ambiante. Macky Sall refuse de se prononcer là-dessus depuis sa réélection, arguant ne pas vouloir être distrait et promettant de prendre position au moment opportun.
Ses partisans réclament depuis près d’un an qu’il pose sa candidature pour un «deuxième quinquennat» et non pour un «troisième mandat». Ceux qui soutiennent que le président actuel est inéligible aux prochaines élections, tels Sory Kaba, Moustapha Diakhaté ou Me Moussa Diop, perdent leurspostes ou se voient remerciés. Chez les constitutionnalistes sénégalais, les avis sont partagés, comme toujours dans ce type de scénario. Si, pour certains, l’article 27 de la loi constitutionnelle de 2016 ne comportait pas de disposition incluant le premier mandat de Macky Sall (2012-2019), d’autres précisent que cette révision s’appliquait immédiatement et qu’il n’était pas nécessaire d’y inclure de disposition transitoire pour statuer sur la comptabilisation du premier mandat6. Au-delà de ces interprétations de spécialistes, il y a une question sociale et politique liant gouvernants et citoyens. La formulation des textes, le choix des mots et finalement, une sanction légale dissimulent en réalité un désir de garder le pouvoir au mépris des engagements, de l’esprit démocratique et du respect des institutions.
C’est le contrat moral entre le citoyen et ses représentants qui est remis en question, dans des sociétés où le respect de la parole est central dans les relations sociales. Une justice au service de l’exécutif et en perte de crédibilité La manipulation de la Constitution ne peut être qu’une manifestation d’autres abus comme les manoeuvres judiciaires qui servent à écarter des adversaires politiques. En effet, un des traits marquants du contexte politique est la judiciarisation des affaires publiques, que ce soit en termes d’administration ou même d’interactions ou de communications. Initialement, le rôle du pouvoir judiciaire allait dans le sens de la redevabilité publique des gouvernants, telle que souhaité et exprimé par une partie de la population à la suite des nombreux scandales de mauvaise gouvernance et de détournements qui ont marqué les dernières années de Wade.
La Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI), créée en 19817 par Abdou Diouf (1981-2000) pour lutter contre l’enrichissement illicite des titulaires de mandat public, d’élus, de magistrats et de fonctionnaires, entre autres – a dominé entre 2012 et 2014 l’actualité politique. L’une des principales affaires a été la mise en instruction de Karim Wade, fils de l’ancien président et principal rival politique de Macky Sall. Sa condamnation en 2014 pour enrichissement illicite, accompagnée d’une amende de 138 milliards de FCFA, l’avait déchu inexorablement de ses droits civiques, le rendant inéligible à tout mandat public. Le fait que la CREI ait visé exclusivement les acteurs politiques opposés au régime en place et que ceux proches ou ralliés au nouveau pouvoir aient vu les instructions en cours suspendues ad infinitum a naturellement causé des soupçons de manipulation du pouvoir judiciaire. Ce pouvoir, atrophié au Sénégal, a subi plusieurs contrecoups du fait de son incapacité constitutionnelle à diligenter certaines enquêtes ou à en arrêter d’autres. En 2017, c’était au tour de Khalifa Sall, maire de Dakar (2009-2017) d’être poursuivi par la justice et d’être condamné à une peine de cinq ans d’emprisonnement et à une amende de 5 millions de FCFA, pour «escroquerie aux deniers publics», «faux et usage de faux dans des documents administratifs» et «complicité en faux en écriture de commerce», dans l’affaire de la caisse d’avance de la ville de Dakar. Cette caisse d’avance8 qui constituait un fonds de soutien social était utilisée comme fonds de mobilisation politique, pouvant servir de contrepoids à la capacité financière de la majorité présidentielle. Si la ville de Dakar n’était pas la seule à utiliser ce type de fonds et à ne pas respecter les procédures en vigueur, elle fut ciblée par la justice qui condamnera Khalifa Sall en mars 2018, entrainant, tout comme Karim Wade, la révocation de ses droits civiques. La révocation des droits civiques de Karim Wade et de Khalifa Sall a été perçue comme symptomatique des manipulations de l’appareil judiciaire à des fins politiques.
La CREI est retournée en dormance dès la condamnation de Karim Wade. Récemment, son procureur dénonçait ces immixtions, exprimant ses frustrations par rapport aux obstructions du chef de l’État dans l’instruction de dossiers impliquant ses alliés politiques. Les critiques sur le fonctionnement de la magistrature, par des magistrats et des juristes, sont légion, faisant surtout état de l’ingérence de l’exécutif dans des affaires juridiques, et du fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature chargé de nommer les magistrats du siège, en particulier ceux du Conseil constitutionnel et de la Cour suprême. Ce passif de manipulation et la vulnérabilité des magistrats face à l’exécutif érodent la crédibilité de l’institution judiciaire auprès des citoyens et favorisent la radicalisation des postures politiques.
Dans l’instruction de l’accusation de viol et de menaces de mort concernant Ousmane Sonko, toutes les étapes du processus ont été contestées par l’opposition et une partie de la société civile, de la formulation des procès-verbaux de la partie civile au rapport médical sur la victime fait par un médecin assermenté, en passant par la remise en cause de l’impartialité du doyen des juges d’instruction en charge de l’enquête. Le fait qu’aussi bien le capitaine de gendarmerie qui ait auditionné la partie civile que le médecin-gynécologue ayant procédé à l’examen médical, aient dénoncé publiquement les pressions qu’ils subissaient et aient appelé à leur protection, a renforcé ce sentiment d’acharnement.
Les révélations sur l’enquête interne de la gendarmerie en novembre 2022 et la mort suspecte de deux gendarmes, réputés proches de cercles de l’opposition, et dont l’un est sous-officier à la Direction du renseignement militaire (DRM), contribuent à la radicalisation du climat politique. Après que le pays ait été secoué par de violentes émeutes, en mars 2021, suite à l’interpellation de Ousmane Sonko, et par la mort de 14 manifestants, dont trois enfants, les victoires de l’opposition aux élections municipales de janvier 2022 et aux parlementaires de juillet 2022 ont résonné comme un blâme contre la majorité et comme un plébiscite contre la possibilité d’un troisième mandat. La défiance envers les institutions ne fait qu’augmenter alors que le pouvoir en place accentue la répression contre les voix dissidentes. Ainsi, au cours des six derniers mois, plusieurs figures de l’opposition et de la presse, ainsi que des cyberactivistes, ont été arrêtés pour diverses raisons dans ce qui ressemble à une traque contre les voix dissidentes et de plus en plus radicales.
Les rassemblements de l’opposition sont devenus le théâtre d’affrontements violents entre la police et manifestants13. En novembre, Pape Alé Niang, directeur du site indépendant DakarMatin, a été interpellé par la police et accusé de «divulgation d’informations non rendues publiques par l’autorité compétente, de nature à nuire à la Défense nationale; recel de documents administratifs et militaires ; diffusion de fausses nouvelles de nature à jeter le discrédit sur les institutions publiques14 ». Son arrestation a eu lieu après son intervention vidéo diffusée en direct sur Facebook, dans laquelle il discutait de l’accusation de viol contre Sonko, révélant l’existence d’un rapport interne de la gendarmerie sénégalaise qui avait examiné l’affaire et aurait trouvé des failles dans la procédure. Le Sénégal est à un tournant, entre consolidation démocratique et bouleversements sociopolitiques majeurs, remettant en question les fondements du système économique, politique et social. µ
« La manipulation de la Constitution ne peut être qu’une manifestation d’autres abus comme les manoeuvresjudiciaires qui servent à écarter des adversaires politiques.»
La question du troisième mandat, que Macky Sall souhaiterait obtenir, ainsi que l’émergence de Ousmane Sonko comme acteur «anti-système», critique des relations franco-sénégalaises, reflètent des dynamiques en cours au niveau régional. Si la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a joué un rôle phare dans la promotion de la démocratie et de la gouvernance au niveau institutionnel, une «CEDEAO des peuples» reste toujours un mirage. La question du troisième mandat est au centre des relations entre les chefs d’État de la CEDEAO et les régimes transitionnels du Mali, de la Guinée et du Burkina Faso. L’incapacité de la CEDEAO à agir sur ce sujet lui est souvent reprochée. L’actuel chef de la CEDEAO, Umaro SissocoEmbalo, avait qualifié les modifications abusives des constitutions en vue de l’obtention d’un troisième mandat de «coup d’État institutionnel» lorsque l’organisation régionale réfléchissait à sa réponse au coup d’État malien du 18 août 2020 qui avait renversé Ibrahim Boubacar Keita15. Ce commentaire intervenait dans un contexte de tensions régionales entre la Guinée-Bissau d’une part et la République de Guinée sous Alpha Condé, dont la modification de la Constitution pour un troisième mandat avait causé près de 100 morts, et servi de justificatif au coup d’État du 5 septembre 2021.
La Guinée n’a pas été le seul pays à subir ce scénario : en 2014, le régime de Blaise Compaoré s’écroulait à la suite d’un mouvement populaire contre ses velléités de se représenter après une modification constitutionnelle. En Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara a été élu pour une troisième fois en 2021, à la suite du décès de son dauphin putatif, Amadou Gon Coulibaly en juillet 2020. Pour autant, d’autres pays de la CEDEAO ont suivi des trajectoires différentes respectant cette clause constitutionnelle; c’est le cas du Nigeria, du Cap-Vert et du Ghana qui ont connu plusieurs alternances démocratiques depuis l’an 2000. La division — ou l’indécision — de la CEDEAO sur ces questions est visible à travers le rejet de l’inclusion de cette clause limitative dans les textes de la CEDEAO.
Par ailleurs, la contestation politique au Sénégal fait aussi écho à l’état des relations entre les États ouest-africains et la France. Ousmane Sonko se définit comme un candidat antisystème, qui n’est pas assujetti aux liens politiques et économiques unissant Paris et Dakar. Son parti et ses alliés prennent clairement position contre l’hégémonie économique et commerciale d’entreprises françaises comme Auchan, Eiffage ou Total au Sénégal. Les mouvements pro-putschistes à Bamako et à Ouagadougou, comme Yerewolo-Debout sur les remparts ou le collectif des dirigeants panafricanistes au Burkina Faso, voient en la situation au Sénégal un théâtre de ce réalignement géopolitique. L’Afrique de l’Ouest est marquée depuis des années par ces tensions géopolitiques, en particulier au Sahel, et par une contestation des relations entre élites franco-africaines. La possibilité que le Sénégal devienne un autre terrain de protestation entre «pro-statu quo» et «pro-russes» n’est pas à exclure au vu des relations entre les mouvements «panafricains» et la perte de vitesse de la France auprès des jeunesses africaines. Les lignes de fragilité du pays se découvrent et l’incapacité à résoudre les questions internes par les mécanismes nationaux et régionaux constitue un risque dans une région en pleines turbulences.
SOURCE : BULLETIN FRANCO PAIX. Ousmane Diallo