La consolidation des acquis dans la lutte contre Al Shabaab est entravée par l’insuffisance de la coordination opérationnelle entre les responsables militaires locaux et les administrateurs civils dans les fonctions de stabilisation.
Les offensives menées ces dernières années par l’armée nationale somalienne (SNA) et les milices locales qui la soutiennent ont permis au gouvernement de réaliser des gains territoriaux substantiels dans sa lutte contre Al Shabaab. Cependant, le groupe islamiste militant reste une force puissante et a régulièrement prouvé sa capacité à inverser certains de ces gains et à atteindre des zones ostensiblement sous le contrôle du gouvernement. Ce schéma de progrès et de recul continue de prévaloir dans certaines parties de la Somalie, ce qui se traduit par une mosaïque de territoires contrôlés par le gouvernement en constante évolution. Au cours de la seule année écoulée, la Somalie a connu près de 4 500 morts liées à la violence des militants islamistes.
Bien que des efforts considérables aient été déployés pour stabiliser et maintenir les communautés récupérées dans divers cadres et politiques, peu de progrès ont été réalisés en matière de développement et de consolidation sur le long terme. Les gains militaires durement acquis restent fragiles et le processus pour restreindre la zone d’opérations d’Al Shabaab a été ralenti. Si les contraintes en ressources sont toujours à prendre en considération et continuent d’être importantes, le manque de coordination entre les autorités militaires et civiles, que ce soit avant ou après les opérations, est peut-être un facteur contraignant plus important à la fois pour les efforts de stabilisation en Somalie et pour la lutte contre Al Shabaab au niveau stratégique.
Les gains militaires durement acquis restent fragiles et le processus pour restreindre la zone d’opérations d’Al Shabaab a été ralenti.
La situation dans l’État du Sud-Ouest, où vivent plus de 4 millions de personnes sur les 18 millions de citoyens somaliens en est un bon exemple. Malgré les nombreux affrontements et les succès remportés sur-le-champ de bataille par les forces gouvernementales, la majeure partie de l’État du Sud-Ouest reste directement ou indirectement sous le contrôle d’Al Shabaab. Le groupe militant contrôle entièrement quatre districts, soit un tiers du territoire, et exerce une influence sur un nombre bien plus important de régions, en particulier dans les zones rurales et le long des routes principales reliant Mogadiscio à Baidoa et à Luuq, ainsi que Mogadiscio, Afgoye et Baraawe. Le gouvernement contrôle plusieurs foyers de population, mais souvent pas le territoire qui les sépare, ce qui rend l’accès et la circulation entre ces foyers difficiles et limite la portée du gouvernement.
Cette insécurité persistante empêche le retour des populations déplacées, la fourniture de services, le commerce, l’investissement et la création d’emplois susceptibles de stabiliser durablement ces territoires.
Les écarts entre les étapes « nettoyage » et « maintien » du continuum de stabilisation en Somalie sont souvent liés à un manque de compréhension des tâches à accomplir et à une coordination inadéquate entre les autorités militaires et civiles. Le renforcement de ces liens est un élément essentiel de l’effort visant à consolider les acquis de la Somalie dans sa lutte contre Al Shabaab.
De nombreuses parties prenantes à coordonner
L’État du Sud-Ouest accueille des contingents des forces sécurité somaliennes de la 60e division et d’autres brigades de la SNA, des unités de la police nationale somalienne fédérale (SNP) et des forces de l’agence nationale de renseignement et de sécurité (NISA). En tant qu’État membre fédéral (EMF) au sein du système fédéral de la Somalie, l’État du Sud-Ouest dispose également de sa propre force Darwish, la South West State Special Police Force (SWSPF).
La coordination est complexe avec une multitude d’acteurs et d’activités militaires et civiles.
L’État du Sud-Ouest accueille également des contingents de forces de sécurité de l’Ouganda et de l’Éthiopie dans le cadre de la Mission d’appui et de stabilisation de l’Union africaine en Somalie (AUSSOM), ainsi que la Force de défense nationale éthiopienne (ENDF) sous commandement national, déployée dans le cadre d’un accord bilatéral entre l’Éthiopie et la Somalie. Le passage de la Mission de transition de l’Union africaine en Somalie (ATMIS) à l’AUSSOM a également impliqué le transfert de 16 bases ATMIS sous contrôle somalien.
La stratégie de stabilisation est couverte par des politiques nationales et des États fédéraux, notamment le Plan de stabilisation de l’État du Sud-Ouest, le Plan de stabilisation de l’opération Gobanimo, la Stratégie nationale de stabilisation (NSS) et le Plan de stabilisation révisé du gouvernement fédéral de Somalie (FGS) — Programme de renaissance de l’État et de rétablissement précoce. Ce dernier prévoit une approche pangouvernementale qui, dans l’État du Sud-Ouest, comprend le bureau du président de l’État du Sud-Ouest, le ministère de l’Intérieur, des gouvernements locaux et de la réconciliation (MOILGR), le ministère de la Sécurité intérieure (MOIS), le ministère de la Justice et du Pouvoir judiciaire (MOJ), le ministère de l’Énergie et des Ressources en eau (MOEWR), le ministère de la Santé et des Services sociaux (MOH), le ministère de l’Éducation, de la Culture et de l’Enseignement supérieur (MOE), le ministère des Fondations et des Affaires religieuses (MOERA), le ministère de l’Information et de la Sensibilisation sociale (MOISA), le ministère des Affaires humanitaires et de la Gestion des catastrophes (MOHADM), la SNA et l’Agence somalienne de gestion des catastrophes (SODMA).
La NSS fournit un cadre conceptuel pour la stabilisation, identifiant quatre domaines principaux :
- Le rétablissement de la communauté,
- La réconciliation et la cohésion sociale,
- La gouvernance locale et
- L’État de droit.
La stabilisation est décrite comme s’inscrivant dans un continuum allant du pré-rétablissement au développement. Il est envisagé que le rétablissement puisse prendre jusqu’à 9 mois, avec une phase de rétablissement précoce de 0 à 90 jours et une phase de consolidation de 6 à 9 mois. Le rétablissement précoce comprend la fourniture de nourriture et d’autres articles pour répondre aux besoins vitaux de la communauté, ainsi qu’un dialogue initial en appui à la cohésion sociale et à la réconciliation locale. Les activités de consolidation comprennent la mise en place d’autorités de district et la réhabilitation des infrastructures dans les domaines de la santé, de l’éducation et des moyens de subsistance.
La coordination est complexe avec cette multitude d’acteurs et d’activités militaires et de conversion à la vie civile. Dans l’État du Sud-Ouest, le ministre du MOILGR préside une réunion de coordination de la stabilisation de l’État qui se réunit tous les trimestres. Les ministres des États, les représentants du ministère fédéral de l’Intérieur, des Affaires fédérales et de la Réconciliation (MOIFAR), les partenaires internationaux et la société civile y prennent part. Il existe également un conseil de sécurité régional qui se réunit tous les mois et qui est présidé par le président de l’État. La coordination se limite donc à des réunions peu fréquentes et de haut niveau (ministre/directeur général). Les équipes techniques ou de travail des ministères et des forces de sécurité concernés ne se rencontrent généralement pas, ne partagent pas d’informations et ne planifient pas ensemble.
Compréhension limitée et difficultés d’opérationnalisation des rôles et des responsabilités
Outre la rareté des réunions et le manque de détails, la planification conjointe de la stabilisation est entravée par le manque de familiarité entre les acteurs militaires et civils et, bien entendu, entre les différents acteurs civils. Cette situation a entravé la coordination opérationnelle à plusieurs niveaux.
Premièrement, il y a un manque de compréhension des tâches militaires dans les opérations de stabilisation. La tâche principale qui consiste à créer un environnement sûr et sécurisé avec une liberté de mouvement est bien reconnue. Mais la tâche militaire secondaire, consistant à aider au rétablissement de la sécurité publique, l’État de droit, les services et infrastructures de base, l’aide humanitaire, les moyens de subsistance et la gouvernance à long terme, ne l’est pas, bien qu’elle soit tout aussi importante.
En prenant le contrôle d’une zone, l’armée est responsable de la population civile jusqu’à ce que cette responsabilité soit transférée aux autorités compétentes.
Conformément aux obligations découlant du droit international humanitaire (en particulier la 4e Convention de Genève), l’armée, lorsqu’elle prend le contrôle d’une zone, est responsable de la population civile jusqu’à ce que cette responsabilité soit transférée aux autorités compétentes. Ce transfert de l’administration civile ne devrait pas être retardé car l’armée a des compétences limitées dans ces fonctions et perdra rapidement sa légitimité à exercer de telles responsabilités. Il existe également un risque de « militarisation de l’espace humanitaire » avec des implications négatives pour les organisations de la société civile. Il est donc essentiel que les commandants et les planificateurs militaires comprennent que la stabilisation va au-delà de la sécurité et qu’elle nécessite la revitalisation des communautés, des moyens de subsistance, des marchés, des écoles, des cliniques, de la justice et de l’administration.
Deuxièmement, les délais et les informations nécessaires aux différents acteurs pour la mobilisation des ressources et la fourniture de l’assistance et des services sont peu compris. L’armée peut lancer des opérations en quelques jours avec des forces déjà entraînées, équipées et approvisionnées. Certains acteurs civils peuvent réagir aussi rapidement avec des stocks d’urgence. Toutefois, la plupart des acteurs civils ont besoin d’un délai plus long pour le renforcement de leurs capacités et de leurs infrastructures et pour former leur personnel, en particulier s’ils doivent également obtenir des fonds et des approvisionnements.
Cela soulève la question de savoir comment coordonner une telle disparité, en tenant compte de l’exigence militaire de sécurité opérationnelle des plans futurs. Le MOILGR et le MOIS ont identifié le besoin de « capacités déployables » de policiers, d’administrateurs et de juges, afin de fournir une réponse rapide, bien que temporaire, pour la gouvernance et l’État de droit jusqu’à ce qu’une disposition permanente puisse être prise. Cela souligne l’importance pour les organisations gouvernementales de développer la capacité opérationnelle de stabilisation en recrutant et en formant du personnel, en l’organisant et en le déployant.
Une patrouille ATMIS. (Photo : ATMIS Somalie)
D’autres acteurs civils ont souligné la nécessité de disposer de ressources flexibles permettant d’apporter des réponses adaptables à l’évolution de la situation opérationnelle, telles que le financement convenu pour les infrastructures et la formation ou les stocks d’équipements et d’approvisionnement. Il est nécessaire que tous les acteurs impliqués dans la stabilisation aient une compréhension mutuelle et une visibilité suffisantes des capacités, des ressources et des contraintes des autres. Cela permet d’instaurer la confiance entre les partenaires et d’aligner les activités.
Troisièmement, il n’existe pas de cadre de campagne global pour l’ensemble du gouvernement qui relie les objectifs généraux (politiques) aux objectifs tactiques réalisables et aux ressources disponibles (plan). Peu d’acteurs sont en mesure d’identifier ce qui pourrait être possible pour faire avancer la prochaine série d’objectifs ou d’opérations. Le fossé entre le niveau fédéral/stratégique et le niveau étatique/tactique est absolu.
L’obligation de mettre en place une administration civile efficace signifie que l’insécurité doit être ramenée à un niveau qui favorise la vie civile et permette la fourniture des services essentiels.
Quatrièmement, l’information, la prise de décision et le contrôle sont souvent très centralisés et la délégation de ces fonctions est extrêmement limitée. Les contacts interministériels sont donc limités aux chefs d’organisations ou de départements. Cela limite la coordination de la stabilisation de l’État à des réunions trimestrielles au niveau supérieur. Même si le personnel au niveau opérationnel se réunit chaque semaine, il est probable qu’il n’aura que peu d’autorité ou de capacité à partager des informations et à prendre des décisions.
Cinquièmement, les acteurs militaires et civils ne s’entendent pas sur ce qui peut être considéré comme sécurisé ou non. La tolérance de l’armée à l’égard du risque est naturellement plus élevée, mais l’obligation de mettre en place une administration civile efficace signifie que l’insécurité doit être ramenée à un niveau qui favorise la conversion à la vie civile et permette la fourniture des services essentiels. Cela s’applique également à la population locale, qui doit envisager de faire sa vie et son foyer dans sa communauté, quelle que soit l’administration ou la force en présence. En conséquence, cette sécurité doit s’avérer efficace et à long terme. L’impact des récents revers des gains du gouvernement dans le centre de la Somalie par Al Shabaab peut être local, mais il envoie un signal à d’autres communautés au niveau national qui se demandent si la sécurité fournie par le gouvernement sera tout aussi éphémère.
Opérationnaliser les meilleures pratiques en matière de stabilisation
Pour remédier à ces lacunes et améliorer les opérations de stabilisation en Somalie, les actions prioritaires suivantes sont recommandées.
Promouvoir une doctrine de stabilisation qui identifie toutes les tâches militaires de stabilisation : cette doctrine doit inclure à la fois les actions primaires (établir un environnement sûr et sécurisé et la liberté de mouvement) et les actions secondaires (aider au rétablissement de la gouvernance, de l’État de droit, des services et infrastructures de base, de l’aide humanitaire, des moyens de subsistance et la communauté).
Instaurer la confiance et une compréhension commune entre tous les acteurs de la stabilisation : il faut s’efforcer de mieux comprendre les rôles, les capacités, les ressources et les contraintes de chaque institution. Il s’agit notamment d’harmoniser les différents délais et les informations requises par les différents acteurs pour la mobilisation des ressources et la fourniture de l’assistance et des services.
Des enfants somaliens souhaitent la bienvenue aux troupes ougandaises et somaliennes à Afgoye, en Somalie. (Photo : AFP/Noe Falk Nielsen/NurPhoto)
Améliorer la coordination : l’augmentation de la fréquence des réunions de coordination de la stabilisation de l’État, de trimestrielle à mensuelle, par exemple, permettra de mieux connaître les besoins d’information de chaque partenaire et de rendre ces réunions plus pertinentes d’un point de vue opérationnel. La mise en place de procédures formelles d’échange d’informations et de travail collaboratif permettra aux équipes techniques de se réunir régulièrement chaque semaine afin d’entreprendre une planification opérationnelle commune et de partager des informations.
Accroître la délégation pour permettre la coordination interagences et la planification conjointe : ce qui nécessitera d’importantes adaptations culturelles pour permettre aux autorités locales de se prendre en charge et de s’assurer que la coordination locale est informée et efficace. Cette évolution nécessitera une amélioration des processus de gestion et de distribution de l’information verticale au sein de chaque organisation. La gestion centralisée et descendante des activités et des ressources empêche la coordination et la planification en temps utile.
Élaborer des plans de campagne globaux pour l’ensemble du gouvernement : les stratégies de stabilisation liées aux objectifs généraux doivent se concentrer sur des objectifs tactiques réalistes dans la limite des ressources disponibles. Ils doivent également aborder toutes les phases de la stabilisation (nettoyage et maintien, rétablissement précoce et consolidation). Cette planification doit éviter une extension excessive, qui a entraîné une stabilisation bloquée et un recul de la sécurité. Les limitations des capacités et des ressources mettront l’accent sur des objectifs plus modestes et réalisables à court terme. La planification devra également tenir compte des lacunes en matière de stabilisation dans les zones sécurisées récupérées et innover pour y remédier.
Accroître la rapidité et l’adaptabilité de la réponse civile : l’identification des compétences, du personnel et des ressources nécessaires à la mise en place d’un gouvernement opérationnel capable de fournir des services de base est une étape essentielle (et souvent manquante) du processus de stabilisation. Ce processus d’identification peut guider la formation nécessaire, la mobilisation du personnel et la préparation des capacités, stocks et ressources provisoires déployables. Cela permettra des déploiements plus rapides et plus efficaces afin de mieux sécuriser les phases d’immobilisation, de rétablissement précoce et de consolidation des opérations de stabilisation.
Par Ronnie Bradford (CESA)