Gaëtan Gorce est Chercheur associé à l’IRIS, co-directeur de l’Observatoire des criminalités internationales (ObsCI) et membre honoraire du Parlement. Il a effectué une étude la législation du cannabis. A l’en bien que le cannabis reste, et de loin, la drogue illicite la plus consommée — selon l’Organisation des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), le monde comptait en 2022 près de 230 millions d’usagers, soit entre 4 % et 5 % de la population mondiale — une tendance s’est amorcée depuis une dizaine d’années pour en dépénaliser l’usage, voire en légaliser la production et la vente. Cette tendance contredit la réglementation internationale qui, par les conventions de 1961, 1971 et 1988, largement ratifiées par les États, oblige les parties signataires à en incriminer la production et le trafic, tout en leur laissant plus de latitude en matière de détention et de consommation personnelles. Le mouvement de « libéralisation » qui souffle néanmoins sur ce marché trouve ses racines dans plusieurs évolutions assez puissantes pour faire vaciller un cadre juridique fondé sur une prohibition à l’œuvre depuis le début du XXe siècle.
LES FACTEURS D’UN CHANGEMENT DE PARADIGME
Selon Gaëtan Gorce, la première de ces évolutions a concerné la réévaluation des qualités thérapeutiques du cannabis opérée sur la base de recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) par l’Organisation des Nations unies (ONU) en 2020. Là encore, cette réévaluation avait été précédée d’une floraison de législations nationales visant à autoriser le cannabis à des fins médicales, notamment dans un certain nombre d’États américains, à partir de la seconde moitié des années 1990. Aujourd’hui, une soixantaine de pays, sur tous les continents, ont fait évoluer leur législation en ce sens. Or, celle-ci a souvent été une première porte ouverte à une légalisation des usages non thérapeutiques et dits ? « récréatifs » : non seulement en raison des problèmes de régulation posés par la production à des fins médicales (risques d’alimentation du marché noir, exportations illicites, etc.), mais aussi de la plus grande acceptabilité sociale de la consommation de cannabis que son usage thérapeutique n’a pas manqué de favoriser.
L’échec relatif des politiques répressives a constitué le second facteur de changement : alors qu’ils mobilisent une part significative de l’activité policière et judiciaire, le trafic et la consommation de cannabis ne cessent de se développer à l’échelle mondiale au point de représenter une fraction considérable des profits tirés de la drogue par le crime organisé. S’est donc peu à peu imposée l’idée qu’une légalisation — c’est-à-dire un contrôle par les pouvoirs publics de la production et de la vente de cannabis — serait un moyen de mieux protéger la santé et la sécurité des consommateurs, tout en privant les organisations criminelles d’une source importante de leurs revenus. Cet argument a ainsi beaucoup pesé en Uruguay, le premier pays à avoir franchi le pas de la légalisation en 2013. Il a par la suite inspiré d’autres pays également attirés par la perspective de rentrées fiscales significatives susceptibles d’être affectées à la prévention.
La conception extensive donnée à la notion de droit à l’épanouissement personnel par les juges a apporté la touche finale à cette transformation du paysage : c’est au nom de la liberté individuelle que plusieurs cours suprêmes ont annulé des législations répressives tant au Mexique qu’en Afrique du Sud ou en Géorgie, tandis que la pression des juges devait se révéler récemment décisive en Allemagne. Si bien qu’aujourd’hui plusieurs États se sont engagés dans un processus dont il convient de noter cependant les particularités. La « dépénalisation », à savoir le fait de ne plus incriminer ou de n’appliquer à l’usage de cannabis que des sanctions administratives, est la mesure la plus courante. Soit qu’une tolérance soit appliquée de facto aux infractions, soit que la loi ait distingué entre celles qui restaient punissables — généralement la production et la détention à des fins de revente — et celles qui ne feraient plus l’objet de poursuites judiciaires comme la détention et la consommation de quantités déterminées par le législateur à des fins personnelles. En 2024, 44 États dans le monde auraient dépénalisé complètement ou partiellement l’usage de cannabis. Le panorama qui se dégage dans l’Union européenne en la matière est, à la date d’aujourd’hui, le suivant, sachant que dans sa tentative de légalisation et de contrôle de l’ensemble du processus, l’Allemagne, le Luxembourg et Malte font aujourd’hui cavalier seul. S’agissant du régime d’incrimination de l’usage, trois groupes de pays se distinguent : ceux pour qui celui-ci constitue toujours et dans toutes ses dimensions une infraction pénale (France, Grèce, Suède, Finlande, Chypre, Hongrie Norvège) ; ceux pour lesquels il constitue une simple infraction administrative (Portugal, Espagne, Bulgarie, Estonie, Lettonie, Lituanie) et ceux dans lesquels la consommation n’est pas interdite, mais qui sanctionnent administrativement ou pénalement la détention de cannabis au-delà d’un certain seuil (Belgique, Danemark, Pays-Bas, Italie, Autriche, Irlande, République tchèque, Slovaquie, Slovénie et Roumanie). Ainsi, par exemple, en Belgique, le seuil se situe à 8 grammes, en Italie et aux Pays-Bas à 5 grammes.
LE TOURNANT DE LA LÉGALISATION
La légalisation permet en revanche de réguler chaque étape, de la production à la mise sur le marché, et semble de ce point de vue plus propre à constituer une véritable politique. Son développement dans le monde reste cependant encore aujourd’hui limité. En 2024, une douzaine de pays avaient légalisé selon des modalités très diverses le cannabis. Le premier État souverain à le faire fut l’Uruguay en 2013, suivi plus récemment par le Canada, Malte, l’Allemagne, le Luxembourg. À cette liste non exhaustive, il faut ajouter 24 États américains, plus le district de Washington et le territoire de Guam, dans un contexte où le cannabis reste interdit à l’échelle fédérale. Au-delà de leurs disparités, tous ces régimes répondent à une même volonté qui donne à leurs dispositifs de grandes similitudes :
Enfin les étapes du processus, de la production à la commercialisation, font partout l’objet de taxations dont le produit est le plus souvent affecté à l’éducation et à la prévention.
Enfin, si la culture pour usage personnel est partout légalisée, il est nécessaire de préciser que dans certains pays comme l’Uruguay et l’Allemagne, elle est susceptible d’être organisée à travers des clubs d’usagers à condition que la production ne fasse pas l’objet d’une commercialisation à des non-membres.
La principale différence qui demeure entre ces législations tient au rôle respectif qu’elles reconnaissent aux pouvoirs publics et au marché.
QUEL BILAN ?
À l’exception des États-Unis et de certaines provinces du Canada, le rôle de l’État ou des collectivités locales est en effet le plus souvent déterminant. S’il fixe partout les règles de production, il contrôle plus ou moins directement (Uruguay) ou via les Provinces (Canada) la distribution voire la vente (Québec).
S’il est difficile à ce stade, de porter un jugement d’ensemble sur les effets que ces politiques de légalisation ont pu produire, des enquêtes menées et des données fournies par les États qui ont légalisé font cependant ressortir plusieurs tendances que seul le temps et des évaluations plus approfondies permettront de confirmer :
La légalisation s’est tout d’abord accompagnée d’une hausse de la consommation dans la population adulte— à l’exception notable, pour l’Uruguay, des mineurs — en particulier au Canada, en Uruguay et dans un certain nombre d’États américains comme le Colorado.
L’impact à la baisse sur le marché noir a été réel aux États-Unis, mesurée notamment par la chute des saisies de cannabis à la frontière avec le Mexique, même s’il semble que dans des États comme la Californie et le Colorado certains cartels mexicains aient développé une offre parallèle significative. En Uruguay et au Canada, la persistance significative du marché clandestin témoigne de la difficulté à réduire significativement les trafics.
En guise de conclusion de provisoire, l’auteur dira qu’au vu du caractère récent de la mise en place des politiques de légalisation, et de leurs grandes disparités, il est encore trop tôt pour dresser un véritable bilan de ce changement de paradigme. Au vu des expériences pour lesquelles, on dispose du plus de recul, singulièrement celles intervenues en Uruguay et au Colorado, il semble toutefois que la légalisation n’est ni la catastrophe qu’invoquent certains ni la panacée revendiquée par d’autres, même s’il apparaît que deux écueils soient à éviter. Le premier, propre à une majorité d’États américains, est celui de la trop grande place accordée aux logiques commerciales dont le risque est qu’elles prennent le pas sur celles visant à la préservation de la santé publique. Il est indubitable, en effet, qu’elles sont mieux prises en compte là où prédomine une régulation forte accordant à l’État une place centrale. Le second est à l’inverse une régulation trop stricte, caractérisée par une production insuffisante et des réseaux de distribution limités, dont le défaut principal est de laisser une trop grande marge de manœuvre au marché noir comme il semble que ce soit aujourd’hui le cas en Uruguay et demain, peut-être, en Allemagne. On le voit l’équilibre se révèle délicat à trouver, surtout dans un contexte où les appétits industriels, attirés par un marché de plusieurs milliards de dollars à l’échelle planétaire, sont de plus en plus manifestes. Nul doute en tout cas qu’une évaluation solide des dispositifs de légalisation existants doivent constituer le préalable à toute éventuelle réforme !
Synthèse de Awa BA