Longtemps localisée au Sahel central et à la zone des trois frontières, la menace djihadiste s’est étendue depuis 2019 au nord des pays du golfe de Guinée à la faveur des succès militaires enregistrés par les groupes armés au Mali et au Burkina Faso. Les régions de Kayes et de Sikasso au sud du Mali, celles de l’Est, du Sud-ouest et des Cascades au Burkina Faso constituent aujourd’hui des bases arrière permettant aux katibas de mener des actions en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Togo ou au Bénin. Malgré l’instauration de l’état d’urgence dans leurs régions septentrionales, en 2021 et 2022, ces deux derniers pays connaissent un accroissement continu des violences attribuées aux groupes radicaux.
La réponse sécuritaire privilégiée depuis une décennie par les gouvernements sahéliens et leurs alliés occidentaux au nom « de la guerre au terrorisme » montre ainsi ses limites. D’une part, le recours croissant à des milices locales plus ou moins autonomisées par rapport aux hiérarchies militaires contribue à aggraver l’insécurité et exacerbe les tensions communautaires sur lesquelles prospèrent les groupes armés dans les pays sahéliens. D’autre part, le primat sécuritaire participe du ressentiment des populations des zones périphériques à l’encontre des autorités centrales accusées de les abandonner à la violence et au maldéveloppement. Ce contexte nourrit une dynamique insurrectionnelle fondée sur des revendications — sécurité, justice, accès aux droits… — qui ont peu à voir avec l’idéologie radicale dont se réclament les leaders du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM-Al-Qaïda) ou de l’État islamique au grand Sahara (EIGS/IS-Sahel.
Parallèlement, en dépit de la création de deux instruments de coopération sécuritaires majeurs en 2014 et 2017 — le G5 Sahel et l’Initiative d’Accra — les États de la sous-région peinent toujours à coordonner efficacement leurs politiques civiles et militaires de lutte contre les groupes djihadistes et criminels. Plus grave, la crise diplomatique déclenchée par le coup d’État militaire au Niger en juillet 2023 laisse craindre une fermeture durable du dialogue entre les autorités des pays côtiers et sahéliens ; ceci au grand bénéfice des groupes armés habiles à occuper l’espace vacant.
Dans ce contexte périlleux, les pays du golfe de Guinée tentent de contenir la crise sécuritaire, démocratique et sociale qui couve dans leurs régions septentrionales en accompagnant le renforcement de la présence militaire aux frontières par des plans d’aide et de développement : construction d’infrastructures, accès aux services de base, activités génératrices de revenus…
L’effort financier en faveur de ces programmes destinés à « favoriser la résilience des populations confrontées à la menace » semble souvent conséquent. Cependant, certaines questions demeurent quant à leur adéquation aux besoins réels : pertinence du ciblage géographique des dispositifs, pérennisation au-delà de la phase d’urgence sécuritaire… Il est également à craindre que les États ne donnent d’une main ce qu’ils reprendront de l’autre en contrôlant davantage des activités économiques informelles vitales pour les populations — orpaillage clandestin, commerce transfrontalier… — mais toujours suspectes de servir les intérêts des groupes armés.
Enfin, certaines actions civilo-militaires risquent de nuire au dialogue communautaire, par exemple lorsqu’elles visent comme au Togo à transformer les civils en informateurs patentés des Forces de défense et de sécurité… Cette dynamique affecte notamment les populations peules qui sont largement stigmatisées comme criminelles et radicalisées et qui font régulièrement les frais de ce type d’expérimentation. Amnesty International a d’ailleurs alerté en juillet 2022 sur les violations des droits humains commis à l’encontre des minorités peules au Bénin et au Togo dans le cadre de l’état d’urgence.
- Des bases opérationnelles au cœur des parcs W-Arly-Pendjari
L’influence croissante des groupes radicaux dans les parcs naturels du W, Arly et Pendjari — 32 250 m2 de forêts et de savanes ininterrompues entre Niger, Burkina Faso et Bénin— rappelle aux États côtiers que leur sécurité reste tributaire d’une gouvernance concertée des espaces transfrontaliers avec les États sahéliens.
Confronté à de multiples défis — banditisme, conflits ruraux, ressentiment contre l’État —, le complexe WAP est considéré comme un foyer insurrectionnel propice aux activités des groupes djihadistes. Les parcs Arly et W-Burkina en constituent le noyau dur et ont permis au GSIM d’étendre son emprise à l’est du Burkina Faso à partir de 2018. À l’instar d’autres zones boisées aux frontières méridionales du Mali ou du Burkina, les forêts protégées des provinces de la Kompienga et de la Tapoa ont facilité l’opérationnalisation de bases sûres permettant aux groupes armés de se cacher, de se former et de recruter. Faiblement peuplées en raison de leur statut de zones naturelles protégées, ces forêts comptent un nombre réduit d’agents forestiers, mal équipés et difficilement capables de faire face à des combattants aguerris. Afin de sécuriser leur périmètre, les groupes radicaux ont mis les localités environnantes en coupe réglée, s’attaquant en premier lieu aux symboles de l’État– mairie, écoles… — et terrorisant les populations. Les poses de mines leur ont assuré en outre le contrôle de plusieurs axes majeurs de circulation tels que la N18 entre la capitale régionale de l’Est Fada Ngourma et la frontière béninoise. Depuis leurs sanctuaires à l’est du Burkina Faso, les groupes armés ont circulé longtemps dans les parcs béninois W et Pendjari avant de lancer leurs premières attaques officielles en décembre 2021 sur le poste militaire de Porga, à la frontière togolaise. Les incidents violents se sont rapidement multipliés dans le nord du Bénin et bien que des victimes civiles soient à déplorer — enlèvements, assassinats — les groupes armés ont ciblé prioritairement les infrastructures publiques et les FDS.
Outre une géographie propice à la guérilla, les parcs permettent également aux groupes armés d’exploiter les tensions au sein des populations riveraines. Dans un contexte de raréfaction des ressources et de pression démographique, l’interdiction partielle ou totale de l’activité humaine à l’intérieur du complexe WAP — pêche, chasse, culture, élevage, orpaillage — est vécue comme une injustice supplémentaire par les villageois. La question foncière reste particulièrement prégnante dans des communes rurales, notamment au Bénin, où les populations considèrent la réquisition de terres cultivables à l’usage du tourisme de luxe dans le WAP comme une forme de spoliation. Autre sujet de tensions, l’interdiction de la transhumance dans les parcs et l’extension du front agricole qui obligent les éleveurs à emprunter des couloirs informels traversant les cultures dans les « zones tampons » à proximité des forêts. L’augmentation des conflits entre agriculteurs et éleveurs a atteint un niveau préoccupant dans les départements de l’Alibori et de l’Atakora au nord du Bénin où les violences visant les pasteurs peuls sont parfois allées jusqu’à l’incendie de campements, comme à Cobly en 2019. Cette commune à la frontière du Togo et du Burkina Faso a encore fait l’objet d’un couvre-feu début 2023 en raison de la présence de groupes armés.
2. Protéger, prêcher, recruter
Levant les interdits dans les zones sous leur contrôle, les djihadistes sont parfois perçus comme un moindre mal face à une administration qui réprime durement les activités illicites. Les braconniers béninois chassés du parc de la Pendjari par l’ONG gestionnaire African Parks Networks — dont les « éco-gardes » ont acquis une sulfureuse réputation de brutalité— ont ainsi conclu un accord avec les groupes armés. En échange de ravitaillement en denrées alimentaires et carburant, ces derniers autorisent aux braconniers l’accès des zones de chasse de Pama, en périphérie du parc burkinabè d’Arly.
Pareillement, les éleveurs transhumants sahéliens trouvent dans les forêts de l’est du Burkina ou du W-Niger un accès aux pâturages en échange du paiement de l’impôt islamique — la zakat. Ce dernier, même s’il est jugé excessif, est souvent mieux toléré que les taxes arbitraires imposées par les agents des Eaux-et-Forêts. La zakat garantit du moins aux éleveurs un service rendu, c’est-à dire l’accès aux ressources forestières, quand les prélèvements des agents sont considérés comme de la simple extorsion.
Ces accords de protection sont cependant assortis de clauses religieuses, les groupes armés exigeant de leurs protégés l’adoption des habitudes vestimentaires et de prières conformes à la doctrine salafiste. À la périphérie des parcs au Burkina et au Niger, ils tentent en outre d’imposer une observance stricte de la charia, notamment aux femmes auxquelles ils interdisent de sortir seules en public. On peut même aujourd’hui craindre légitimement le développement d’un djihadisme endogène au Bénin, d’autant que les groupes armés utilisent déjà depuis longtemps les pays du golfe de Guinée comme source d’approvisionnement logistique, voire de recrutement.
En tout état de cause, à force d’embuscades et de mines artisanales, les milices du GSIM semblent avoir réussi à refouler les Forces armées béninoises et le personnel d’African Parks à la périphérie des parcs de la Pendjari et du W au cours de l’année 2022. Elles ont désormais libre accès à certains villages environnants, Monsey ou Guene (Alibori), Koualou, Dasseri ou Materi (Atacora), où elles contrôlent en partie l’activité des populations, tiennent des prêches et enrôlent des combattants forcés ou volontaires. Comme dans l’est du Burkina, l’objectif semble moins d’établir une gouvernance alternative que de créer une zone tampon qui s’étendrait à travers les parcs nationaux de Monsey jusqu’à Mandouri au Togo. La manœuvre permet de consolider les positions en anticipation d’éventuelles opérations conjointes des FDS béninoises, nigériennes et burkinabè dans le cadre de l’Initiative d’Accra ou d’accords bilatéraux même si les difficultés de coordination entre autorités nationales concernées éloignent cette perspective.
La coopération établie par les groupes radicaux avec les bandits et trafiquants opérant dans l’orbite du complexe WAP participe de cette stratégie de sécurisation du territoire. Les parcs et leurs centres urbains — Kourou-Koualou, Tanguieta, Banikoara, Malanville — représentent depuis longtemps des points de passage pour les trafics en tout genre entre golfe de Guinée et Sahel : essence, bétail, bois précieux, or, armes, médicaments… Pour l’instant les groupes armés ne semblent pas chercher à contrôler ces trafics — exception faite pour l’essence à des fins principalement logistiques — mais plutôt à en tirer profit en monnayant leur protection aux contrebandiers. Une « facilitation des affaires » d’autant mieux venue que le marché noir des biens de consommation courante, des médicaments ou du carburant est considéré comme légitime par les populations en raison de l’absence de marchés officiels accessibles. Même si le blocus régulier des localités par les groupes armés contribue par ailleurs au rationnement de ces mêmes populations… Ainsi, la porosité avérée entre banditisme et radicalisme dans le golfe de Guinée s’apparente davantage à une convergence des intérêts de groupes distincts qu’à une djihadisation de la criminalité organisée comme c’est le cas au Sahel.
En définitive, la gouvernance opportuniste exercée par les groupes armés à l’intérieur du complexe WAP témoigne une nouvelle fois de leur capacité à donner aux populations qu’ils exploitent et terrorisent le sentiment d’un minimum de régulation et de justice sociale. Elle réinscrit ainsi de manière urgente les problématiques de développement et de dialogue avec les communautés dans les zones marginalisées au cœur de la question sécuritaire au Sahel-Golfe de Guinée.
Si les insurrections djihadistes en Afrique de l’Ouest apparaissent en premier lieu tournées contre les élites nationales, elles signent aussi l’échec de politiques interventionnistes souvent pensées en dehors des réalités locales. Comme le rappelle en substance un rapport de l’Agence française de développement, l’un des facteurs de conflictualité autour des aires protégées au Burkina Faso a été l’inadéquation de programmes de préservation avec les besoins des populations. Sans doute la protection de la biosphère est-elle une nécessité écologique au vu de la croissance démographique et de la désertification galopante en Afrique de l’Ouest. Mais il est certain que l’objectif ne saurait être atteint en excluant le facteur humain.
Alexandre Dubuisson est chercheur associé au GRIP.