juin 8, 2025
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L’essor de l’armement turc : Un catalyseur pour une nouvelle alliance entre la Turquie et l’Union européenne ?

Les doutes ayant surgi après la Conférence de Munich sur la sécurité, marquée par le discours du vice-président américain J.D. Vance, se sont renforcés avec les tarifs douaniers hostiles à l’Union européenne (UE), le rapprochement entre les États-Unis et la Russie, et l’altercation entre le président Donald Trump et le président Volodymyr Zelensky devant le public. Ces événements survenus en moins d’un mois ont conduit l’Union européenne à repenser sa sécurité en tissant de nouveaux partenariats. Le sommet de Londres, le 2 mars 2025, avec la participation du ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, a dessiné les traits d’une coopération émergente autour d’intérêts communs. Effectivement, le Premier ministre polonais, qui assure la présidence du Conseil de l’Union européenne, qui a visité la Turquie le 13 mars 2025, n’a pas seulement souligné le rôle d’Ankara dans la sécurité européenne, mais a soutenu l’adhésion de celle-ci à l’Union européenne. Alors que le paradigme de la politique internationale évolue, la Turquie, qui a investi dans sa défense ces deux dernières décennies, s’impose comme une alliée indispensable, pour l’Union européenne. Telle est l’essence d’une étude intitulée « L’essor de l’armement turc : Un catalyseur pour une nouvelle alliance entre la Turquie et l’Union européenne ? » de la Stratégiste politique Selin Gücüm, chercheuse à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).

L’industrie de la défense turque en plein essor                                      

Pour comprendre l’évolution de ces relations, il faut d’abord étudier le secteur de la défense turque, qui est en plein essor et est devenu un exportateur d’armes majeur. La Turquie pesait déjà avec son armée expérimentée, qui reste numériquement la deuxième plus grande armée de l’OTAN, derrière les États-Unis, avec 355 200 personnels actifs. Cependant, les progrès réalisés par l’industrie de l’armement ces dernières années l’ont rendue encore plus influente. Le rôle et l’efficacité des drones turcs ont été soulignés lors de conflits comme le Haut Karabakh, la Libye ou, plus récemment, en Ukraine, où les soldats ukrainiens ont même composé une chanson dédiée au drone de combat Baykar Bayraktar TB2, en raison de son déploiement réussi contre les troupes russes. Les armes turques, et notamment les drones, sont demandées par de nombreux pays du Moyen-Orient et du continent africain, au point de faire de la Turquie le quatrième fournisseur d’armes le plus important en Afrique subsaharienne entre 2019 et 2023. Récemment les pays de l’UE montrent aussi un intérêt. Suite à l’accord signé entre la Turquie et le Portugal en décembre 2024, la Turquie a obtenu pour la première fois un contrat d’exportation de navires militaires avec un pays membre de l’UE et de l’OTAN.

La même année, la société turque Baykar a acquis le groupe Piaggio Aerospace, constructeur aéronautique italien historique, illustrant ainsi la pénétration croissante de la Turquie sur le marché européen de la défense. Cette dynamique a été renforcée par la signature d’un protocole d’accord entre Baykar et Leonardo, société multinationale italienne spécialisée dans l’aérospatiale, pour créer une coentreprise dans le domaine des systèmes aériens sans pilote (UAS).

Les origines de l’essor d’une industrie nationale d’armement

Le succès récent de la Turquie dans les secteurs de l’armement et de la sécurité ne doit rien au hasard. Il résulte d’investissements visant l’autonomie stratégique et l’indépendance en matière de défense, motivés par des raisons historiques. Le début de la crise chypriote de 1963 à 1964 a signalé aux dirigeants turcs la nécessité de briser la dépendance du pays vis-à-vis des États-Unis en matière de défense, héritée de la guerre froide. Toutefois, le véritable catalyseur a été l’embargo américain de 1975 à 1978, imposé après l’intervention militaire turque à Chypre. Bien que cet embargo ait été levé après quatre ans, il a mis en évidence la vulnérabilité du système d’armement turc. Les décennies suivantes ont été marquées par des efforts accrus pour renforcer la production locale. C’est dans ce contexte que fut fondé en 1985 le Bureau de l’administration du développement et du soutien de l’industrie de la défense, aujourd’hui connu sous le nom d’Agence de l’industrie de la défense (SSB).

En 1987, la consolidation de cette industrie sous l’égide de la Fondation des forces armées turques (TSKGV) a permis de fournir du capital à des entreprises clés comme TUSAŞ, ASELSAN, HAVELSAN et ASPİLSAN. Alors que la plupart des membres de l’OTAN réduisaient leur budget de défense après la Guerre froide, la Turquie, motivée par son ambition d’autonomie stratégique et sa lutte contre le PKK (Partiya Karkerên Kurdistan ou Parti des travailleurs du Kurdistan), a augmenté ses dépenses militaires. D’autres événements ont renforcé cette dynamique. La réticence de l’OTAN à soutenir militairement la Turquie pendant la guerre du Golfe en 1991 et les tensions croissantes avec la Grèce ont érodé la confiance d’Ankara envers ses alliés occidentaux. Ces incertitudes, associées à des embargos non officiels et des accusations de violations des droits humains dans le sud-est du pays, ont renforcé le besoin d’investir davantage dans l’industrie de défense locale. Les acquisitions via coentreprises et programmes de production sous licence se sont révélées plus sûres face aux tensions diplomatiques. Un exemple marquant est le programme européen Stinger Project, dans lequel la Turquie, avec une participation de 40,5 %, a fondé Roketsan pour produire ces systèmes de défense aérienne. Entre 1988 et 2003, près de 14 000 missiles ont été fabriqués, jetant les bases du succès de l’industrie turque des missiles.

L’accélération de la montée de l’industrie d’armement sous l’AKP

Après près de deux décennies de crises politiques et économiques, marquées par des tensions entre l’armée et les dirigeants politiques, l’arrivée au pouvoir de l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi ou Parti de la justice et du développement) en 2002 a marqué un tournant. En adoptant la devise de « solutions indigènes », le gouvernement a relancé les programmes d’armement majeurs avec une forte implication des industriels turcs. Cette stratégie visait à renforcer l’autonomie stratégique et technologique du pays. La transformation a été favorisée par une période de relative stabilité au début des années 2000, avec l’encadrement du conflit avec le PKK, des relations apaisées avec la Russie et la Syrie, et une forte croissance économique. Sans urgence liée à un conflit majeur, Ankara a investi massivement dans la recherche et le développement (R&D), accélérant les projets d’armement et permettant à l’armée turque d’acquérir des équipements nationaux. En 2023, trois entreprises turques, ASELSAN, Baykar et TUSAŞ, figuraient parmi les 100 plus grands producteurs mondiaux d’armes. Les exportations d’armes turques ont fortement progressé dans les dix dernières années, plaçant la Turquie au 11e rang mondial8. Ces avancées ont également été soutenues par des réformes structurelles, notamment la fusion de certaines entreprises clés sous des entités nationales comme TUSAŞ et ASELSAN. En parallèle, Ankara a racheté des parts détenues par des entreprises étrangères, consolidant ainsi son contrôle sur les capacités nationales de production et de conception.

Bien que les hélicoptères T129 ATAK et les navires MilGem figurent parmi les produits phares de l’industrie turque, c’est surtout dans le domaine des drones de combat que la Turquie a rencontré un succès mondial. Les plateformes de moyenne altitude et de longue endurance (MALE) ainsi que de haute altitude et de longue endurance (HALE), telles que le Bayraktar TB2 (MALE), l’Akıncı (HALE) et l’Anka (MALE) de TUSAŞ, se sont distinguées. Les progrès continuent avec le développement de systèmes aériens intelligents, notamment les missiles de croisière intelligents Kemankeş, illustrant les avancées du secteur.

Popularité dans l’opinion publique intérieure

La réduction de la dépendance vis-à-vis des fournisseurs étrangers n’était pas la seule motivation de l’AKP pour investir dans les capacités de production nationales. Ce choix apportait aussi des gains en politique intérieure. Lors des campagnes électorales, l’AKP mettait en avant les produits nationaux et leur contribution à l’autosuffisance militaire, renforçant ainsi la popularité du président et de son parti. Un exemple marquant est le TCG Anadolu, le plus grand navire de guerre turc et premier porte-drones de combat au monde selon le gouvernement, qui a été amarré et ouvert à la visite des Stambouliotes à Sarayburnu, Istanbul, quelques semaines avant les élections. Il aurait attiré 92 317 visiteurs en seulement six jours et demi.

Rentabilité des armes turque et manque d’exigence politique

Le succès de l’industrie de la défense turque repose sur deux facteurs majeurs en plus de sa qualité : sa rentabilité et l’absence d’exigences politiques. Le succès international, notamment celui des drones turcs déployés dans plusieurs conflits, du Nagorno-Karabakh à l’Éthiopie, s’explique non seulement par leurs avancées technologiques et leur qualité, mais aussi par leurs prix compétitifs par rapport à d’autres producteurs. Pour le comparer, pendant qu’un drone Bayraktar TB2 coûtait environ 5 millions de dollars en 2024, le prix du drone américain MQ-9 Reaper commence par 20 millions de dollars. Cela accroît leur popularité auprès des pays disposant de budgets de défense plus modestes. Par ailleurs, contrairement à ses alliés occidentaux, la Turquie ne conditionne pas la vente de ses armes à des exigences éthiques ou politiques.

La qualité de l’industrie de l’armement turc

Cependant, la qualité de l’industrie de l’armement turc a permis de percer le marché européen ces dernières années. Bien que la majorité des exportations vers se destine aux pays des Balkans² et de l’Europe de l’Est, avec lesquels la Turquie entretient des relations diplomatiques privilégiées, des États membres de l’Union européenne comme la Pologne, la Croatie et la Roumanie ont également acheté des drones Baykar. Cette expansion croissante de l’industrie de la défense turque en Europe, et surtout auprès des pays de l’Union européenne, renforce à la fois la crédibilité de son armement et les liens de la Turquie avec ses alliés européens, en accroissant son importance stratégique.

Autonomie stratégique

L’essor de l’industrie de la défense reflète et nourrit la volonté d’Ankara d’affirmer son autonomie stratégique et de renforcer son rôle de puissance régionale en réduisant sa dépendance aux fournisseurs étrangers, dans un contexte international en mutation. La quête d’autonomie stratégique de la Turquie vise à limiter sa dépendance de la technologie militaire étrangère et à privilégier des « alliances flexibles » pour maximiser ses intérêts nationaux. Cela permet à Ankara de mener une politique étrangère plus indépendante et influente, notamment en Afrique. Cette stratégie ouvre la voie à des alliances diversifiées, au-delà de ses partenariats traditionnels avec l’Occident, en suivant ses objectifs géostratégiques.

Les limites : une indépendance à nuancer

Tandis que l’industrie de la défense turque connaît un succès considérable, des obstacles entravent son potentiel à long terme. D’abord, les difficultés économiques et financières qui frappent le pays depuis 2018 ont affecté l’industrie de la défense, mettant sa viabilité en danger, comme d’autres secteurs. Même si le gouvernement a augmenté les dépenses de défense en 2023, leur part du PIB est restée inférieure à celle des décennies précédentes, avec 1,5 %15. La Turquie n’est en réalité pas indépendante des produits de l’industrie de défense étrangère, surtout en ce qui concerne les systèmes de haute technologie, ce qui constitue une faiblesse en cas d’imposition de sanctions internationales ou de tensions géopolitiques.

Enfin, un autre défi pour le développement à long terme de l’industrie de la défense est le manque de capital humain qualifié, crucial pour la durabilité du secteur, qui repose sur l’innovation, la R&D, les affaires et une main-d’œuvre bien formée17. Non seulement les étudiants turcs sont en dessous de la moyenne des pays de l’OCDE dans le domaine scientifique, mais il y a également eu un recul de leur score par rapport aux années précédentes. Par ailleurs, le phénomène de fuite des cerveaux tend à s’accroître depuis une décennie. Les domaines de formation présentant les taux de fuite les plus élevés sont les technologies de l’information et de la communication (6,8 %), l’ingénierie, l’industrie manufacturière et la construction (4,4 %), ainsi que les sciences naturelles, les mathématiques et les statistiques (2,6 %)18. L’industrie de la défense turque doit surmonter ces défis pour garantir son développement durable à long terme.

Une nouvelle relation entre Turquie et l’UE ?

L’essor de l’industrie de la défense turque contribue non seulement à la sécurité de la Turquie, mais offre aussi une opportunité de renforcer les relations avec l’Union européenne en participant à la sécurité du continent. Le paradigme établi après la Seconde Guerre mondiale semble évoluer : les valeurs démocratiques reculent aux États-Unis et en Europe, les institutions internationales perdent en influence, tandis que l’isolationnisme et le protectionnisme gagnent du terrain. Dans ce monde de plus en plus apolaire, où le paradigme de la politique internationale est guidé par la realpolitik, les équilibres de pouvoir évoluent, ouvrant la voie à de nouvelles alliances et à des politiques étrangères en mutation.

Dans ce contexte, un rapprochement sécuritaire entre la Turquie et l’Union européenne semble de plus en plus probable en dépit de l’incarcération du maire d’Istanbul Ekrem İmamoğlu. Face à la montée des conflits aux portes de l’Europe et à l’évolution de l’administration turque, Ankara se présente comme un partenaire clé pour garantir la sécurité du continent. Cette dynamique est reconnue par les deux parties, comme l’a souligné l’ambassadeur de l’Union européenne en Turquie, Thomas Ossowski: « Nous apprécions les mesures prises par la Turquie dans le domaine de l’industrie de la défense au cours des 20 dernières années. Nous devons également moderniser nos forces militaires ».

L’ambassadeur a ajouté : « Nous renforçons les relations entre la Turquie et l’Union européenne, notamment dans les domaines stratégiques, politiques et sécuritaires. Sur le plan géopolitique, la Turquie est devenue un acteur très important ». De même, le secrétaire général de l’OTAN Mark Rutte, malgré ses tensions passées avec le président Erdoğan lorsqu’il était Premier ministre des Pays-Bas, a exhorté en privé les dirigeants européens à dépasser leurs différends avec la Turquie afin de renforcer la coopération en matière de sécurité. Erdoğan, affirmant vouloir « développer les relations dans l’objectif d’une adhésion entière à l’Union européenne », a rappelé que la Turquie est « la dernière sortie avant le pont », une expression turque désignant la dernière opportunité dans une situation critique, avant qu’il ne soit trop tard. Le ministre des Affaires étrangères a également souligné que la contribution de la Turquie à la reconstruction de l’architecture de sécurité européenne est essentielle et qu’elle ne pourra se faire sans Ankara. Au-delà de son armée et de son industrie de défense, Ankara joue un rôle clé dans le conflit Ukraine-Russie, ce qui peut également renforcer la sécurité de l’Union européenne. La Turquie a adopté une position équilibrée : tout en soutenant l’Ukraine et son intégrité territoriale, elle s’est abstenue d’imposer des sanctions à la Russie, essentielle à ses besoins énergétiques. Ce dialogue avec les deux parties a permis la signature de l’accord céréalier en 2022, évitant une crise alimentaire mondiale. En collaborant avec l’Union européenne, la Turquie peut contribuer à la sécurité du continent et à la paix. Elle occupe aussi une position stratégique pour la stabilité du Proche-Orient, notamment en Syrie, dont l’instabilité alimente les flux migratoires envers l’Europe.

Cependant, ce rapprochement exigera des efforts et des compromis des deux côtés, et sa forme reste difficile à prévoir. La Turquie réclame une mise à jour de l’union douanière et la résolution des problèmes liés à l’obtention de visas pour ses citoyens. Bien que le président turc ait exprimé sa volonté d’adhérer à l’Union européenne, cela semble, pour l’instant, n’être qu’une volonté de commencer les négociations avec un atout majeur. Si l’adhésion pleine et entière à l’UE semble encore lointaine, les dynamiques actuelles pourraient aboutir à une forme de partenariat particulier, axé sur la sécurité. Ce rapprochement nécessitera néanmoins des avancées sur des dossiers sensibles qui nourrissent la méfiance entre la Turquie et certains États membres, notamment la Grèce et Chypre, qui restent réticents. Dans cette perspective de réticence, le renforcement de l’autoritarisme en Turquie, marqué par la persécution de l’opposition et l’incarcération d’İmamoğlu et d’une centaine de personnes, a sans doute compliqué des relations pourtant en voie d’amélioration. Un rapprochement avec l’UE passe sans doute par le rapprochement d’Ankara et Paris. L’Allemagne, ayant une puissance militaire limitée, ne semble pas en mesure de jouer ce rôle. Malgré les tensions récentes et la concurrence dans le domaine de l’industrie de la défense navale entre la Turquie et la France, les deux pays ont également montré des signes de progrès ces derniers temps.

Notamment en matière de défense, un exemple en est le projet de vente de missiles à la Turquie, annoncé par un consortium français. Pour conclure, guidée par son objectif d’autonomie stratégique, l’industrie de la défense turque connaît un succès mondial, notamment grâce à ses drones, en augmentant ses exportations et en pénétrant le marché européen. En renforçant ses capacités militaires et en diversifiant ses partenariats, la Turquie s’impose comme un État clé dans un paysage géopolitique en pleine mutation, marqué par le pragmatisme de la realpolitik. Si les relations entre la Turquie et l’Union européenne restent complexes, leur interdépendance croissante en matière de sécurité pourrait favoriser un rapprochement stratégique, fondé sur des intérêts communs et une coopération pragmatique.

Synthèse de Awa BA

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