septembre 9, 2025
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L’essor inattendu du judaïsme en Afrique subsaharienne

Depuis environ trente ans, le judaïsme connaît une croissance remarquable parmi les populations d’Afrique subsaharienne. Ce qui importe le plus aux personnes impliquées dans ce mouvement est la revendication ou la recherche d’une identité juive, définie selon divers critères : culturels, religieux, ethniques ou encore spirituels. Plusieurs facteurs permettent d’éclairer cette émergence.

Les statistiques montrent que l’Afrique, dont plus de 95 % de la population se déclare religieuse, est majoritairement composée de chrétiens (56 %) et de musulmans (34 %), les deux principales religions abrahamiques. La troisième, le judaïsme, y demeure statistiquement marginale.

Tandis que l’islam s’est diffusé sur le continent principalement par le biais du commerce et de la conquête, le christianisme y doit son implantation durable à l’œuvre missionnaire et à la colonisation européenne. En revanche, ni l’histoire religieuse du continent ni sa géopolitique actuelle ne semblent propices à l’émergence du judaïsme ; dès lors, l’engouement croissant pour la judéité peut apparaître comme une surprise.

Quelques précisions contextuelles

Il convient d’abord de souligner que le phénomène de judaïsation en Afrique subsaharienne est en constante évolution, ce qui rend difficile toute estimation démographique précise. Les personnes concernées, souvent qualifiées de « Juifs émergents » – un terme utilisé par plusieurs chercheurs –, demeurent parfois discrètes en raison des pressions sociales et familiales qu’elles subissent, bien qu’elles n’hésitent pas, lorsqu’on les interroge, à affirmer avec fierté leur identité juive.

Il importe également de noter que l’expression « Juifs émergents » n’est pas toujours acceptée, notamment par certains groupes comme les Lembas d’Afrique australe, qui considèrent cette appellation comme un déni de leur judéité ancienne.

À l’inverse, les Juifs éthiopiens, dont l’identité juive a été officiellement reconnue depuis les années 1970, ne sont généralement pas inclus dans cette catégorie de « Juifs émergents ».

Par ailleurs, la reconnaissance même du terme « Juif » pose problème, car la communauté juive dominante – vivant majoritairement en Israël, en Europe et en Amérique du Nord – hésite souvent à reconnaître ces groupes comme membres légitimes du judaïsme. En Afrique subsaharienne, seuls les Juifs sud-africains, qui étaient environ 100 000 en 2012, sont pleinement intégrés dans cette communauté mondiale.

L’absence de définition universelle de l’identité juive contribue à cette incertitude. Chaque courant du judaïsme normatif ou rabbinique – orthodoxe, conservateur, ou réformé – ainsi que l’État d’Israël, applique ses propres critères pour déterminer qui est juif. C’est au niveau de la reconnaissance que se situe la principale ligne de fracture entre le judaïsme traditionnel et les groupes dits émergents.

Une reconnaissance partielle, mais en progression

Les Juifs émergents d’Afrique subsaharienne ont longtemps été ignorés par les autorités israéliennes et par la majorité des membres de la communauté juive dominante. Toutefois, certaines organisations basées aux États-Unis ou en Israël, telles que KulanuBe’cholLashonShavei Israel, ainsi que des figures influentes comme le rabbin orthodoxe Shlomo Riskin, se sont montrées enthousiastes à l’idée de tisser des liens avec ces communautés. Ces initiatives, qui concernent également des groupes émergents en Asie, en Océanie et en Amérique latine, permettent à ces populations souvent isolées géographiquement d’accéder à des ressources éducatives, religieuses et sociales.

Elles leur offrent aussi des plates-formes pour faciliter leur conversion halakhique – c’est-à-dire conforme à la Halakha (loi juive) –, condition souvent indispensable pour être reconnu comme Juif par les institutions juives traditionnelles, qui ignorent encore largement leur existence ou les perçoivent comme une curiosité sociologique.

Diversité des courants judaïsants en Afrique subsaharienne

L’identité juive ne signifie pas la même chose pour tous les Juifs émergents. Leurs revendications se répartissent en plusieurs catégories :

Fondements biologiques et ethniques

Certains groupes affirment être les descendants de migrations anciennes hébraïques, israélites ou juives. Ils mobilisent des éléments linguistiques (ressemblances entre leur langue et l’hébreu), culturels (pratiques locales similaires à celles décrites dans la Bible), ainsi que des récits oraux relatant des parcours migratoires depuis le Moyen-Orient ou l’Éthiopie. C’est le cas des Danites de Côte d’Ivoire, des Igbos du Nigeria, de diverses communautés à Madagascar ou encore des Lembas, répartis entre l’Afrique du Sud, le Zimbabwe, le Malawi et le Mozambique.

Adhésion religieuse par conversion

D’autres s’affirment juifs pour des raisons purement religieuses, sans revendiquer de filiation biologique. Leur judéité est le fruit d’un engagement personnel, souvent formalisé par une conversion. On retrouve dans cette catégorie les Abayudayas d’Ouganda, les Juifs de Kasuku au Kenyacertaines communautés de Côte d’Ivoire, ou encore des membres de la communauté Beth Yeshourun au Cameroun.

Approches hybrides

Entre ces deux pôles se situent ceux qui combinent les deux approches, se réclamant à la fois d’une identité israélite ancestrale et d’une foi active dans le judaïsme. Ce cas de figure est fréquent dans la majorité des communautés juives émergentes.

Identité spirituelle ou existentielle

Une quatrième catégorie regroupe des individus qui se déclarent juifs par conviction personnelle, indépendamment de toute ascendance biologique ou démarche de conversion. Ils considèrent leur âme comme intrinsèquement juive, née dans un corps non juif. Pour eux, la judaïsation n’est pas une conversion mais une réconciliation avec leur être profond. Si certains souhaitent se convertir pour être reconnus, d’autres rejettent toute formalité religieuse, se satisfaisant de leur certitude intime. Aucun chiffre précis ne permet d’estimer l’ampleur de ce groupe, en raison du caractère récent et dynamique du phénomène, et de l’absence d’enregistrements officiels. Cependant, plusieurs membres des mouvements juifs émergents en Côte d’Ivoire et au Kenya (dont l’identité ne peut être révélée pour des raisons d’éthique) ont exprimé leur judéité en ces termes lors de recherches de terrain effectuées par l’auteur dans ces deux pays.

La question du judaïsme messianique

Parallèlement aux courants émergents mentionnés, il existe une autre catégorie en expansion : celle des Juifs messianiques, dont le nombre s’élève à plusieurs millions, ce qui en fait le courant le plus répandu sur le continent. Le judaïsme messianique se définit comme « un mouvement fondé sur la Bible, de personnes qui, en tant que Juifs engagés, croient que Yeshua (Jésus) est le Messie juif d’Israël annoncé par la loi et les prophètes ».

Ces croyants refusent que leur foi en Yeshua Hamashiach(forme hébraïque de Jésus-Christ qu’ils privilégient) soit perçue comme incompatible avec leur identité juive. Cependant, les trois principales branches du judaïsme rabbinique – orthodoxe, conservateur et réformé – les considèrent sans ambiguïté comme chrétiens, du fait de leur théologie christologique.

Bien que numériquement majoritaires, les Juifs messianiques africains sont souvent rejetés par les autres Juifs émergents, notamment ceux qui s’inscrivent dans une pratique rabbinique plus classique. Ces derniers voient dans le judaïsme messianique un facteur aggravant la méfiance dont ils font l’objet de la part des communautés juives dominantes.

Juif et noir : Une identité historique en renaissance

La judaïsation en Afrique subsaharienne est un phénomène en pleine croissance. Si elle est devenue plus visible depuis l’alyah des Juifs éthiopiens au début des années 1990, elle ne constitue pas une rupture totale avec l’histoire : elle représente plutôt une résurgence contemporaine d’une réalité ancienne, celle d’une Afrique où, pendant des siècles, la judéité et la négritude n’étaient pas incompatibles, comme l’illustre l’histoire des Juifs de Loango en Afrique centrale, de Tombouctou au Mali, et de la côte sénégambienne. Être noir et juif n’a rien d’inhabituel : ce fut longtemps une réalité vécue avant l’islamisation et la colonisation.

L’émergence actuelle de la judéité s’inscrit dans un contexte plus large de réaffirmation identitaire afrocentrée, de polarisation accrue autour du conflit israélo-palestinien – dans un continent où l’islam est la deuxième religion – et dans des environnements socio-économiques souvent peu propices à une vie d’observance juive normative. À cela s’ajoute la résistance de l’État d’Israël (et de la majorité de la communauté juive du courant dominant) à reconnaître ces communautés. Dans ce contexte, le judaïsme émergent en Afrique illustre le caractère élusif du concept d’identité et, dans le même temps, une preuve que la liberté de foi et de conscience est réelle sur le continent africain, en dépit des défis existants. The Conversation

Par Ayode Habib Daniel Dossou Nonvide, Docteur en histoire internationale, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)

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