Lewis Mudge, directeur pour l’Afrique centrale à Human Rights Watch, s’offusque de la détention de Succès Masra, un opposant du régime de Mahamat Idriss Déby Itno. Dans une tribune publiée hier, M. Mudge, après avoir rappelé les faits qui semblent étayer un coup de force du pouvoir, invite le président congolais Félix Tshisekedi, considéré comme garant de l’accord qui visait à mettre fin à la crise politique tchadienne, à intervenir.
Succès Masra, leader de l’opposition tchadienne et ancien premier ministre, a été arrêté le 16 mai à N’Djamena, la capitale. Il est accusé de complicité dans des violences intercommunautaires. Son arrestation ressemble toutefois davantage à un règlement de comptes politique visant à faire taire l’un des principaux opposants au président Mahamat Idriss Déby et à mettre fin à ses critiques sur l’élection de mai 2024.
La détention de Succès Masra contrevient par ailleurs à un accord politique dont le président congolais Félix Tshisekediest le garant. L’accord de Kinshasa, signé par le gouvernement tchadien avec le parti politique de M. Masra, Les Transformateurs, en octobre 2023, visait à mettre fin à la crise politique au Tchad.
Cette crise a été déclenchée par les violences meurtrières du 20 octobre 2022, lorsque les forces de sécurité tchadiennes ont ouvert le feu sur des manifestants qui réclamaient le retour à un régime civil. Cette répression, qui a fait des dizaines de morts et a mené à la détention de centaines d’individus, a marqué un tournant dans la fragile transition du pays après la mort du président Idriss Déby, père de Mahamat Idriss Déby, en 2021.
En octobre 2022, des centaines de détenus avaient été transférés de force vers la prison de haute sécurité de Koro Toro, située dans le désert à plus de 600 kilomètres de N’Djamena. Human Rights Watch (HRW) a documenté comment des détenus, transportés dans des camions surchargés, sans nourriture, eau ou soins médicaux adéquats, sont morts au cours du trajet. Ce transfert massif et les abus subis par les détenus sont devenus un symbole de la réponse répressive du gouvernement à la dissidence.
Succès Masra a alors fui le pays. En réponse, Félix Tshisekedia dirigé les efforts de paix régionaux en tant que facilitateur du processus de transition politique au Tchad pour la Communauté économique des Etats de l’Afrique centrale (CEEAC). L’accord de Kinshasa qui en a résulté était loin d’être parfait.
Contrairement aux normes internationales qui exigent des gouvernements qu’ils permettent des recours efficaces aux victimes, il a permis l’adoption d’une loi d’amnistie générale couvrant les militaires impliqués dans les meurtres d’octobre 2022, donnant ainsi au gouvernement un prétexte pour ignorer les appels à la reddition des comptes.
Violation de la confiance
Toutefois, la signature de l’accord a également conduit à des concessions significatives de la part du gouvernement envers l’opposition, notamment la suspension du mandat d’arrêt contre Succès Masra et la garantie pour lui et ses partisans d’un retour de leur exil en toute sécurité. Il est important de noter que des garanties juridiques ont été également données aux Transformateurs dans ce cadre, afin qu’ils puissent mener librement leurs activités politiques.
Succès Masra est retourné au Tchad puis a accepté le poste de premier ministre en janvier 2024. Cette décision, bien que controversée pour une partie de l’opposition, semblait indiquer une volonté de participer à un nouvel ordre politique.
Son mandat de premier ministre fut toutefois de courte durée. Il se présenta contre Mahamat Idriss Déby à l’élection présidentielle et démissionna en mai 2024, affirmant que le scrutin avait été truqué. Il est aujourd’hui accusé d’incitation à la violence en lien avec des affrontements intercommunautaires dans le sud du pays qui ont fait des dizaines de morts, bien que le gouvernement n’ait fourni aucune preuve établissant un lien entre lui et ces événements. Il est toujours en détention préventive alors que l’enquête se poursuit, et a entamé puis suspendu une grève de la faim.
L’arrestation de Succès Masra constitue une violation de la confiance accordée à l’accord régional et aux autorités tchadiennes. Si le gouvernement s’autorise à emprisonner des opposants après avoir signé un tel accord de réconciliation, quelle crédibilité ces accords auront-ils encore, et que cela dit de son respect des droits humains ? Le message envoyé aux autres figures de l’opposition est par ailleurs clair : rentrer au pays signifie tomber dans un piège.
Rétablissement des droits politiques
Félix Tshisekedi et la CEEAC devraient sortir de leur silence. En tant que garant de l’accord de Kinshasa, le président congolais a la responsabilité morale et politique de dénoncer sa violation. Son silence persistant nuit non seulement à sa réputation en tant que dirigeant régional, mais pourrait également encourager et renforcer l’autoritarisme, ainsi que les violations des droits qui l’accompagnent, dans toute l’Afrique centrale.
Le Tchad est situé au cœur de l’Afrique centrale, une région volatile où les promesses non tenues et la violence d’Etat ont alimenté des cycles de rébellion pendant des décennies. La période précédant l’élection présidentielle de mai 2024 au Tchad a été marquée par des violences. Le 28 février, les forces de sécurité ont tué Yaya Dillo, président du Parti socialiste sans frontières, lors d’une attaque contre le siège du parti. L’agence Reuters a publié une enquête dans laquelle cinq experts médico-légaux ont affirmé que Yaya Dillo avait été abattu d’une balle dans la tête à bout portant. Les autorités n’ont pas fait la lumière sur les circonstances de sa mort.
Il convient de saluer les efforts déjà déployés en 2023 par Félix Tshisekedi et la CEEAC pour tenter de remédier à cette volatilité, mais pour que ceux-ci aient encore un sens, ils devraient passer à la vitesse supérieure dès maintenant. M. Tshisekedi devrait exiger que Succès Masra soit libéré à moins que des preuves significatives ne soient présentées lors d’un procès à son encontre.
Au-delà de sa libération, il devrait aussi demander le rétablissement des droits et garanties politiques et la pleine application de l’accord de Kinshasa. Enfin, le président Tshisekedi devrait dénoncer l’arrestation de Succès Masrapour ce qu’elle est : une manœuvre politique qui risque de replonger le Tchad dans l’instabilité. Si l’accord de Kinshasa venait à échouer, le fragile espoir d’un avenir démocratique dans ce pays serait compromis.
Avec HRW