Dans cette note, Fatou Élise Ba, chercheuse à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), responsable du Programme Sécurité humaine passe la loupe sur les conséquences des conflits prolongés sur l’aide humanitaire. La chercheuse s’est d’abord demandée comment repenser la paix et la sécurité humaine dans un monde en perpétuelle instabilité ? Les crises durables et les conflits armés intenses sont devenus des marqueurs majeurs de notre décennie, engendrant des catastrophes humanitaires d’une ampleur sans précédent, et laissent peu de perspectives de résolution. Les mécanismes de réponse, principalement externes et issus des organes internationaux, se révèlent dans la majorité des cas inadaptés et incohérents face à la complexité des situations actuelles. En République démocratique du Congo ou encore au Soudan, les réponses se sont révélées jusqu’alors inadaptées face aux « conflits prolongés ». Ajoutée à cela, la corruption endémique, qui affaiblit les institutions publiques, entraîne le désengagement de l’État et compromet la sécurité humaine. Le Mali, en proie à une instabilité chronique depuis 2012, offre une illustration particulièrement significative.
A l’en croire, le cycle de violence lié à l’expansion des groupes « djihadistes » et à l’instabilité politique persistante contribue à entretenir une crise durable, sans perspective de résolution à court ou à long terme. Par ailleurs, dans un contexte géopolitique de basculement, on observe une approche de plus en plus sélective de l’action humanitaire accentuant une solidarité à géométrie variable. À Gaza, le « laisser-faire » face au massacre de la population palestinienne en cours témoigne de cette politisation des conflits et de l’orientation stratégique de l’aide, tandis que les populations concernées continuent d’être dans une situation de souffrance aiguë.
Fragmentation des réponses et limites du Nexus
Pour Fatou Elise Ba, l’aide humanitaire est confrontée à des impasses structurelles. Bien que cruciale pour assurer les besoins urgents des populations en détresses, elle continue d’être insuffisante pour s’attaquer aux causes profondes des crises prolongées et complexes. Elle reconnait la nécessité de s’inscrire dans un cadre stratégique de Nexus humanitaire-développement-paix depuis la fin de la guerre froide, mais cette approche conserve tout de même une vision « en silos » sans promouvoir une coordination opérationnelle cohérente et adaptée aux spécificités des contextes. Le Nexus constitue un levier pour améliorer la coordination entre les secteurs humanitaires, de développement et de la paix. Or, ces avancées restent dérisoires tant que les paradigmes dominants, ancrés dans des héritages culturels, idéologiques et institutionnels, continuent à définir l’action humanitaire comme une réponse exceptionnelle, déconnectée des dynamiques sociales et politiques des contextes de crise profonde. Cette approche a souvent été mise en œuvre sans une compréhension approfondie des contextes locaux d’intervention, menant à des solutions standardisées inadaptées6. Pour que le Nexus devienne un véritable moteur de transformation, il aurait fallu interroger les logiques de pouvoir et les pratiques normatives qui perpétuent une vision hiérarchique de l’aide et qui nuisent à l’autonomie des populations récipiendaire. Tant que la dialectique Nord-Sud continue de structurer les rapports d’aide sur des modalités verticales, où les pays des Suds restent souvent cantonnés à un rôle de bénéficiaires passifs ou d’exécutants, toute tentative de transformation sera limitée dans sa portée. Repenser l’aide humanitaire exige une remise en cause radicale des asymétries de pouvoir, pour ouvrir la voie à une véritable co construction des réponses, ancrée dans les réalités locales et fondée sur des partenariats équitables. Et cela inclut évidemment, un modèle de financement adapté et inclusif.
De fait, ajoute l’auteure, les crises prolongées sont de plus en plus la norme, marquées par des épisodes récurrents de violence extrême, de déplacements massifs et de catastrophes climatiques ou sanitaires. L’aide humanitaire, au départ conçue comme une réponse d’urgence, s’inscrit aujourd’hui davantage dans des dynamiques de long terme. En moyenne dans les contextes dits « fragiles », les personnes affectées par des crises reçoivent une aide humanitaire pendant plus 7 ans. Ce caractère chronique et long terme rend les processus de reconstruction, de développement et de résilience difficilement viables8, favorisant des cycles d’instabilité ponctués de brèves périodes d’accalmie avec une résurgence des crises. À ce jour, 305 millions de personnes ont besoin d’assistance humanitaire et de protection face aux conflits armés principalement, mais aussi aux catastrophes climatiques croissantes qui aggravent les situations de crise existante. Parmi les conséquences majeures figurent une insécurité alimentaire aiguë10, une malnutrition infantile largement répandue, un accès restreint aux ressources essentielles et aux services de base, une pénurie d’opportunités professionnelles, ainsi qu’une recrudescence marquée des violences basées sur le genre. Des phénomènes traumatiques pour les populations qui s’inscrivent dans le temps et sur plusieurs générations qui alimentent la dépendance à l’aide humanitaire.
Instrumentalisation de l’aide, une remise en cause des fondements humanitaires
D’après la responsable du Programme Sécurité humaine de l’IRIS, dans une approche plus globale, le secteur de l’aide internationale est à un tournant critique, marqué par une réduction sans précédent des financements et de sa marge de manœuvre. Les réductions budgétaires aux États-Unis, mais aussi en Europe, compromettent gravement les efforts humanitaires mondiaux, notamment dans des zones de conflit comme Gaza, où l’accès à l’aide est déjà extrêmement réduit. Elles soulignent une tendance inquiétante à l’instrumentalisation de l’aide humanitaire à des fins politiques ou stratégiques et cristallisent une dérive alarmante. Pour le secteur de la solidarité internationale, Gaza pourrait bien marquer une fracture historique. Il y aura un « avant » et un « après », tant ce contexte de violence extrême incarne un point de bascule, d’un humanitaire fondé sur des principes vers une ère d’instrumentalisation, « weaponization of aid », assumée à des fins politiques ou militaires. À Gaza, l’accès humanitaire est non seulement majoritairement sous contrôle des autorités israéliennes, mais souvent conditionné à des logiques incompatibles avec les principes d’intervention, réduisant drastiquement les espaces d’opération pour les acteurs humanitaires.
La chercheuse indique que les récents évènements impliquant la Fondation humanitaire de Gaza (GHF) sont un exemple probant. Soutenues par les États-Unis et Israël, les actions de la GHF marquent une controverse majeure, notamment en raison de la mort de plus de 100 civils palestiniens lors de distributions entre fin mai et début juin 2025. Ces incidents, survenus notamment à Rafah et Jabalia, ont été attribués à des tirs israéliens lors de rassemblements pour recevoir de la nourriture, bien que l’armée israélienne affirme avoir tiré des coups de semonce et nie avoir visé des civils. Des organisations humanitaires telles que Médecins Sans Frontières ont dénoncé ces distributions comme chaotiques et dangereuses, qualifiant le système de la GHF de « piège mortel ». Ce type d’action compromet gravement la légitimité de l’ensemble de l’écosystème humanitaire et remet en question ses principes fondamentaux. Devant un tel effondrement de crédibilité, c’est aussi la sécurité des travailleurs humanitaires qui est remise en cause. Plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) ont également dénoncé la destruction systématique et délibérée du système de santé par les autorités israéliennes. Ces accusations s’inscrivent dans le prolongement d’un régime oppressif attribué à l’État d’Israël, marqué par une dynamique progressive de démantèlement des infrastructures essentielles dans l’ensemble de la bande de Gaza. L’aide est minutieusement contrôlée, volontairement retardée ou conditionnée, de sorte à maintenir une survie minimale de quelques civils, tout en évitant l’accusation directe de famine organisée.
Fatou Elise Ba de poursuivre en notant que même si la situation de Gaza est un exemple flagrant, au Soudan l’aide humanitaire suit aussi cette tendance à l’instrumentalisation, au contrôle et au détournement systématiques alors que le risque de famine est alarmant. Les groupes armés imposent des restrictions d’accès, limitant la distribution de l’aide dans certaines zones contrôlées par l’ennemi. Des taxes illégales, des extorsions et des détournements de convois sont fréquents. Au cours des nombreuses crises que la population soudanaise a traversées, et notamment depuis le conflit en cours débuté en 2023, plusieurs cas évidents d’instrumentalisation de l’aide ont été notifiés. L’aide devient alors un levier de pouvoir, certains groupes autorisent l’aide dans leurs zones pour renforcer leur légitimité et gagner le soutien des populations. À l’inverse, la privation d’aide est utilisée comme stratégie pour affaiblir des populations ou des régions jugées hostiles. Bloquer l’accès aux ressources est une violation du droit humanitaire et aggrave largement les souffrances des civils déjà dans une situation très alarmante alors que les deux tiers de la population ont besoin d’assistance. Dans ce type de contexte de distribution inéquitable de l’aide, de blocage des denrées acheminées et d’accès extrêmement limité aux ressources, les tensions sociales déjà existantes sont renforcées, contribuant à l’escalade du conflit.
Toujours selon la chercheuse, les multiples dérives qui se jouent en ce moment, comme à Gaza et au Soudan, traduisent une transformation profonde de l’aide humanitaire internationale. Elle marque peut-être un point de non retour, où les principes fondateurs de l’action humanitaire, héritiers des Conventions de Genève se voient fortement fragilisés. Dans des conflits intenses et des crises majeures, l’aide devient progressivement, un instrument de pouvoir et non un droit universel fondé sur les besoins des populations en situation de souffrance, ce qui compromet l’ensemble des acquis depuis 1945.
Une aide de plus en plus politisée dans un contexte géopolitique de basculement
Ici, Fatou Elise Ba dira que pensée comme indépendante et impartiale, l’aide humanitaire est pourtant influencée par les intérêts politiques et stratégiques des États impliqués, que ce soit par le biais de leur financement, de leur engagement direct dans les conflits, ou encore par le silence imposé sur certaines crises. Ce double standard, devenu plus manifeste ces dernières années, remet en question les normes internationales censées garantir une réponse équitable aux besoins humanitaires et fragilise durablement la défense des droits humains en excluant implicitement les personnes vulnérables.
A l’en croire, malgré un contexte mondial hostile, les ONG s’efforcent de maintenir leurs missions tout en défendant les principes du droit international humanitaire, dans des espaces d’action de plus en plus restreints. La politisation de l’aide internationale est un phénomène récurrent dans les contextes géopolitiques tendus. Cette dynamique reflète souvent un conditionnement de l’aide et son instrumentalisation comme un outil de soft power pour renforcer une influence régionale. L’Irak post-11 septembre 2001 en représente un des laboratoires contemporains, avec l’essor de la « guerre globale contre le terrorisme ». Dans ce cas, l’étiquette « humanitaire » a été utilisée pour légitimer des incursions militaires et servir des intérêts économiques ou géopolitiques de plusieurs États et notamment les États-Unis. Malgré les vives contestations des ONG, Colin Powell, alors secrétaire d’État et ancien chef d’état-major des armées des États-Unis de l’époque, déclarait en 2001 que les ONG représentaient un « multiplicateur de force » au service des intérêts américains dans la lutte contre le terrorisme.
Pour la chercheuse, lorsque la vision de l’aide comme un « instrument de combat » s’impose et que des menaces impactent la crédibilité des ONG, l’action humanitaire se trouve profondément ébranlée. Dans ce climat de suspicion, l’acte même de porter secours peut paradoxalement contribuer à nourrir la crise, compromettant l’efficacité et la cohérence de l’aide, mais aussi bloquer les perspectives de paix sur le long terme. Un cercle vicieux s’installe, où les organisations humanitaires deviennent involontairement des acteurs du conflit. C’est de cette manière que l’aide apportée se transforme en levier militaire et politique, que ce soit au niveau local qu’international. Son blocage ou son détournement, comme le démontre la catastrophe qui se joue actuellement au Soudan, répond à des jeux de pouvoir locaux. Le cas de Gaza, dans un autre scope, met en évidence une aide qui supplée des enjeux de tension géopolitique orientés selon des logiques d’alignement stratégique. Le positionnement international, et notamment de la part de plusieurs États occidentaux comme la France, par rapport à la question palestinienne est une représentation évidente de dite « neutralisation » du politique dans les discours « humanitaires » pour masquer leur participation à l’aggravation de la violence.
Néanmoins, ajoute-t-elle, face au manque d’actions tangible et à la paralysie de l’action humanitaire à Gaza, la politisation citoyenne de l’aide émerge, en l’absence ou l’inertie d’institutions étatiques actives, comme un puissant levier de dénonciation et de revendication. Cette forme de politisation n’est pas un frein, mais un sursaut indispensable de mobilisation. Elle devient un acte politique en soi, une forme d’action directe pour pallier les carences et le silence des acteurs étatiques et internationaux. Dans cette perspective, le voilier Madleen de la Freedom Flotilla illustre parfaitement cet engagement direct de la société civile, avec une volonté manifeste de briser le blocus, de dénoncer une situation humanitaire inacceptable et de revendiquer le respect du droit international. Des personnalités publiques comme l’eurodéputée franco-palestinienne Rima Hassan ou la militante écologiste suédoise Greta Thunberg, la militante allemande Yasemin Acar, ou encore les journalistes Yanis Mhamd et Omar Faiad sont parties de Sicile chargées de vivres essentiels en direction de Gaza. Les autorités israéliennes ont intercepté le navire en haute mer le 8 juin et arrêté l’équipage. Un acte vivement critiqué par de nombreuses organisations de défense des droits humains et des politiques comme étant contraires aux principes de la liberté de navigation et aux obligations d’une puissance occupante de faciliter l’aide humanitaire à la population civile sous son contrôle.
Pour conclure, Fatou Elise Ba souligne que le rôle de ces flottilles s’étend au-delà de Gaza, comme en témoigne leur participation à l’assistance aux migrants en Méditerranée, un autre domaine évident des carences du système d’aide aux personnes migrantes qui subissent multiples stigmatisations et maltraitances. Dans ce contexte, l’action humanitaire citoyenne devient un contre-narratif, une forme de résistance contre la déshumanisation. Il est important de rappeler que l’aide internationale, avant d’être une grande machine institutionnelle, fut largement imprégnée par le monde militant et notamment dans l’établissement de son cadre de valeur. Ce type d’action réengage un plaidoyer transformatif autour d’une action symbolique, pour pallier les défaillances des institutions, dénoncer l’inaction, et en définitive, revendiquer des changements fondamentaux.
Synthèse de Awa BA