Quel lien notre société démocratique entretient-elle avec l’information, les croyances et les stratégies d’influence, voire de manipulations en action ? La lutte informationnelle devient un nouveau champ de conflictualité auquel les démocraties doivent faire face. Il appartient à chaque citoyen d’en prendre conscience et de se prémunir des menaces qui pénètrent l’espace public à des fins de déstabilisation. C’est dans le collectif et la connaissance, véritables antidotes à ces poisons, que nous pourrons ainsi déjouer les pièges attentionnels et les différentes formes de manipulations de l’information.
« Il était une fois… » Les pouvoirs extraordinaires du récit et des émotions
A l’ère de la post-vérité ou ère post-factuelle, les émotions suscitées comptent davantage que l’information factuelle et chiffrée. Celle-ci importe donc moins que le sentiment qu’elle génère. Il ne s’agit plus de dire les choses telles qu’elles sont mais de les faire vivre, ressentir, s’approprier par celui qui les entend en vertu de ce que l’on appelle « la tyrannie de l’émotion ». Celle-ci est d’autant plus amplifiée qu’elle est relayée par des systèmes d’intermédiation, c’est-à-dire de domination des masses par des influenceurs, également appelés leaders d’opinion, dont les mécanismes sont détaillés à travers la « théorie de la communication à double étage » (« two step flow of communication ») développée par Paul Lazarsfeld et Elihu Katz dans leur livre « Personal Influence, The Part Played by People in the Flow of Mass Communications » (1955) ;
Nous aimons les narrations qui suscitent en nous des émotions, mécanisme de communication puissant et mémorable, avec ses aspérités et ses rebondissements. Et c’est parfaitement humain. Les « animaux de récit » que nous sommes préfèrent tous une bonne histoire, un storytelling, à la simple description ou factualité d’une information. Dans sa capacité à susciter en nous des émotions, le récit accroche notre attention spontanée, capte les audiences (même sur un format long) et vulgarise un sujet technique en réussissant à conserver notre attention et stimuler notre imagination. Le « transport narratif » (« narrative transportation ») nous plonge ainsi dans un état quasi hypnotique où l’histoire racontée nous embarque. Le récit a donc la capacité d’installer un état mental détaché du réel pouvant même conduire à produire des effets de persuasion pérennes sur des personnes à priori résistantes. Et ceci, sans qu’il n’y ait besoin de faire appel à des arguments. Même un détail suffit à éveiller l’imagination et à faire naître une histoire dans nos esprits. Parce que celles-ci activent plus de zones dans notre cerveau, nous les retenons mieux que les simples informations factuelles.
En effet, lire ou écouter une histoire active notre zone du langage mais aussi chacun des centres sensoriels qui auraient été mobilisés si l’histoire nous était réellement arrivée. Les neurones-miroirs jouent aussi un rôle dans ces perceptions : lorsque nous observons une personne agir, nous agissons en nous-même. Ces neurones très importants dans l’apprentissage par imitation, notamment chez les enfants, déclenchent l’empathie : parce qu’une personne rit ou pleure en face de nous, nous allons ressentir des émotions similaires. Plus encore, il peut arriver que l’on s’approprie une histoire qui n’est pas la nôtre en la racontant comme si elle nous était arrivée et où l’on finit par croire que nous l’avons réellement vécu alors que ce n’est pas le cas. Non seulement cela démontre le caractère souvent viral d’un bon storytelling, mais les histoires qui appartiennent aux autres développent notre intelligence situationnelle, émotionnelle et de prise de décision afin d’agir de la meilleure façon dans nos vies : l’expérience d’autrui devient une mémoire d’expérience pour nous. Toute proportion gardée, cela explique par exemple le succès des séries (et notamment celles ayant trait au survivalisme comme The Walking Dead, les films postapocalyptiques…) où le héros, par ses choix, ses actions, ses dilemmes moraux mais aussi sa transformation face aux épreuves qu’il traverse, nous indique une voie à suivre tout au long de l’arc narratif. Sachant toutefois que plus de 50% de l’information produite dans le monde numérique l’est artificiellement via les intelligences génératives, cela pose cependant la question de la sincérité et de la (dès)humanisation des contenus.
Grâce aux histoires, réelles ou imaginées, la bataille attentionnelle est gagnée. D’autant plus que nous versons aussi plus facilement dans le « spontanéisme cognitif » où le vraisemblable l’emporte sur le vrai, la forme sur le fond et l’esthétisme sur l’éthique. Car informer et communiquer sont deux choses bien différentes : informer consiste à transmettre des données, des faits bruts alors que communiquer permet de faire passer un message puissant, une parole performative, de transformer la perception et la compréhension qu’un individu pose sur un fait, celui-ci devient alors objet façonné par les éléments de langage ou l’histoire qui viennent l’envelopper. Dès lors, nous sommes tous sensibles aux influences, parfois positives et, dans une autre mesure, à certaines manipulations. De nos jours, lorsque nous nous exprimons devant des publics, inspirer la confiance pour mettre en mouvement, exposer sa pensée pour embarquer, incarner une vision pour mobiliser, induire de l’authenticité et du leadership pour fédérer, délivrer une parole puissante pour influencer, soutenir un message fort dans un espace informationnel saturé d’instantanéité [5] tout en suscitant de la viralité et en s’inscrivant dans une démarche éthique avec de la profondeur, devient un exercice périlleux et difficile tant la société est polarisée, fragmentée, divisée et « archipellisée » [6], prompte à la critique et manipulée par les algorithmes des réseaux sociaux qui l’enferment dans des bulles informationnelles hermétiques et amplifient les « passions tristes » [7]. La polarisation, dialogue impossible reposant sur des narratifs souvent malveillants ou sujets à polémique, désigne la fragmentation croissante de la société en groupes antagonistes et opposés sur les questions existentielles liées à l’avenir de la société. Alors que les dirigeants évoluent dans un monde où leurs prises de parole peuvent instantanément se propager via les réseaux sociaux, l’intelligence artificielle, de son côté, accélère et personnalise la création de contenus, transformant profondément l’impact de leurs messages. Dès lors, le discours tend vers l’affect ; les idées, le raisonnement, le débat comptent moins que les vibrations émotionnelles envahissant l’espace public et médiatique au gré des soubresauts d’une opinion publique souvent versatile. « Mais une démocratie saturée d’émotions, sans cadre, sans délibération, sans contrepoids rationnel nous fait courir un risque majeur : celui d’abandonner l’idée à la sensation, le dialogue à l’instinct et la délibération à l’impulsion » [8]. « En parallèle, la fenêtre d’Overton et la post-vérité redéfinissent les normes d’acceptabilité et mettent au défi l’authenticité et la crédibilité des dirigeants » [9]. Théorisé par Joseph P. Overton, le concept de la fenêtre du même nom a été résumé par le journaliste Osita Nwanevu comme suit : « la fenêtre de discours décrit la gamme d’idées qui peuvent être publiquement discutées sans être considérées comme trop extrêmes. Avec le temps, cette fenêtre peut être déplacée, rendant acceptable ce qui était autrefois impensable ». Pour illustrer cette théorie et comprendre le succès du style oral, simple, direct et de rupture de Donald Trump par exemple, il suffit d’étudier sa stratégie de normalisation d’une position extrême par la multiplication de déclarations polémistes comme ce fut le cas avec la proposition de transformer la bande de Gaza en Riviera du Moyen-Orient ou bien de « fusionner » le Canada avec les Etats-Unis. Cette théorie est également l’un des sujets centraux de la série française « La Fièvre » (2024) et donne à voir le processus de la fabrique de l’opinion. Ainsi, un tel dispositif « qui permet de trier, parmi tous les énoncés possibles, ceux qui vont pouvoir être acceptables à l’intérieur (…) d’un champ de scientificité » n’est pas seulement une affaire d’individus et de déclarations médiatiques. Il est le fruit d’une conception du monde collectivement partagée, une question de structure plutôt que de mots. Il faut alors, pour mieux comprendre comment la fenêtre d’Overton s’élargit, notamment dans le cadre des élections présidentielles américaines, discerner à travers les petites phrases les lames de fond qui les ont rendus acceptables. Un exemple marquant du déplacement de la fenêtre d’Overton est celui du cannibalisme, idée inconcevable, notamment pour les sociétés occidentales et dont la pratique, par succession d’étapes, pourrait finir par devenir acceptable (dans un contexte de survie par exemple) avec un changement d’appellation connotée moins négativement et davantage scientifique ; on parlera alors « d’anthropophagie ». Pour être acceptée par l’opinion publique, l’idée doit ainsi franchir sept paliers : l’impensable > le radical > l’acceptable > le raisonnable > le populaire > la politique publique (loi). Plus récemment, les débats qui agitent les parlementaires et plus globalement l’opinion publique sur le sujet de la création d’un droit d’aide active à mourir (également appelé « suicide assisté » et « euthanasie » selon la rhétorique que l’on veut employer de part et d’autre) dans la proposition de loi sur la fin de vie– « rupture anthropologique » ou « nouveau modèle français de la fin de vie », en est une autre illustration, plus contemporaine et sociétale mais pas moins clivante. Présentant quelques similarités avec le concept de la fenêtre d’Overton sans pour autant être identique, la technique de persuasion ou de manipulation appelée « porte-au-nez » peut s’appliquer à chacun d’entre nous. La dynamique de cette stratégie repose d’abord sur un refus initial. Cette technique consiste à formuler dans un premier temps une requête trop importante pour qu’elle puisse être acceptée avant de formuler la demande portant sur le comportement attendu et qui s’avèrera être volontairement de moindre importance. Cette méthode a été expérimentée en 1975 par Cialdini, Vincent, Lewis, Catalan, Wheeler et Darby [10]. Obtenant des résultats positifs spectaculaires, ce procédé n’est pas si nouveau puisqu’il était déjà souvent employé dans le cadre de la négociation et du marchandage : on commence par demander beaucoup pour obtenir moins, le refus de l’exorbitant permettant l’acceptation plus aisée de ce qui paraît raisonnable ensuite.
« L’utilisateur a dépassé son quota… » Le marché de l’attention à la conquête du « temps de cerveau humain disponible »
Dans un monde nouveau où l’intelligence artificielle appuyée par les réseaux sociaux redéfinissent la manière de consommer l’information et l’actualité, la désinformation [12], qui pourtant n’est pas nouvelle, devient une arme massivement déployée dans une guerre « hybride » qui ne dit pas son nom et que nous n’avons pas su prévoir et anticiper. La conséquence du déversement de fausses informations dans l’espace médiatique couplé à une infobésité instantanée et éphémère est la transformation de la population en individus paranoïaques qui, ne sachant plus quoi croire, ne croient plus en rien et dont la captation de l’attention devient la valeur marchande la plus convoitée par toutes sortes d’acteurs (politiques, entreprises, publicitaires, influenceurs) dont les intentions ne sont pas toujours bienveillantes. L’objectif de nos compétiteurs est avant tout de créer la discorde et la polarisation. Les fausses informations se propageant de manière exponentielle [13] avec une viralité parfois provoquée artificiellement par des techniques telles que les « fermes à bots » ou bien l’astroturfing , il devient ainsi extrêmement difficile de rétablir des vérités et d’éteindre par opposition les contre-vérités surtout lorsqu’elles ont pour but de susciter colère et indignation. L’objectif de nos compétiteurs est avant tout de créer la discorde et la polarisation au sein d’une population à des fins de déstabilisation. Quand des individus ne croient plus en la parole étatique ou dans ses médias traditionnels, on observe alors, au sein des démocraties, la croissance inquiétante de la sphère complotiste et des médias alternatifs diffusant de faux narratifs servant leurs auteurs. Dans notre quotidien, nous sommes tous soumis aux influences, voire aux manipulations. Il convient de bien distinguer les deux et d’appréhender les limites de notre rationalité. Que ces influences soient internes ou externes, il convient, pour s’en prémunir, de « booster son système immunitaire intellectuel », nourrir son esprit critique et identifier ses biais cognitifs.
Le sociologue Gérald Bronner parle de « lests anthropologiques ». Il explique notamment que dans notre société actuelle de la connaissance, plus nous en accumulons et plus – paradoxalement – la part de ce que nous savons diminue face à l’immensité de notre ignorance. Nous n’avons donc pas d’autres choix que de « croire par délégation » en accordant notre confiance à ceux qui détiennent le savoir… et l’information. Mais ce système est aujourd’hui largement remis en cause depuis la popularisation d’internet dans le monde entier. Alors que l’on croyait que l’information et la connaissance seraient disponibles pour tous en un simple clic, nous nous apercevons que nous sommes de plus en plus submergés par la quantité d’informations circulant sur la « toile » alors que parallèlement, notre capacité de concentration diminue. Elle est désormais de 9 secondes chez les Digital Natives. Par ailleurs, dès 1956, en ce qui concerne nos capacités de concentration et de mémorisation, la loi de Miller (du psychologue en sciences cognitives George A. Miller) nous apprend que l’être humain, en situation normale, est en capacité de mémoriser à court terme 7 + ou – 2 unités (objets, mots, lettres, nombres…) ; en réalité et dans la pratique, plutôt 3 à 4 informations en même temps en situation calme, 1 à 3 informations en situation dégradée et 0 à 2 informations en situation critique ou vitale [15]. Nous perdons ainsi jusqu’à 40% de nos performances mentales en situation de stress, d’incertitude ou d’ambiguïté. Le cortex préfrontal qui gère les informations rationnelles est alors court-circuité et nous basculons dans l’amygdale (le cerveau émotionnel), générant primitivement trois réflexes naturels : fuite, riposte ou abdication. Notre cerveau n’est pas multitâche, il fonctionne de manière séquentielle et l’abondance d’informations nous épuise. Ainsi, 1 Français sur 2 affirme souffrir de fatigue informationnelle ou en être stressé tandis qu’à notre époque, nous générons chaque jour autant de données qu’entre le début de la civilisation et le XXIe siècle. Cette crise de l’attention liée à la surinformation (ou infobésité ) est également accentuée par le phénomène de l’hyperchoix qui complexifie la prise de décision et accentue la peur de se tromper face à la multiplicité.
C’est pourquoi la crainte de passer à côté d’une information jugée importante ou de manquer une nouvelle, un événement à venir crée chez certains individus une anxiété sociale portant le nom de FOMO (« fear of missing out »), les conduisant à une hyper-connectivité à la fois toxique et malsaine. Pour bien illustrer les impacts de la multitude de choix sur la prise de décision, une étude réalisée dans les années 2000 par Lyengar et Lepper a démontré qu’un acte d’achat a plus de chances d’aboutir quand le consommateur fait face à un choix restreint. Ainsi, dans un supermarché, il a été disposé un stand proposant seulement 3 types de confitures différentes et un autre stand avec une variété plus étendue comprenant 16 pots de confitures. Si l’expérience démontre que les individus sont davantage attirés par le stand le plus fourni et donc apprécient la diversité, c’est pourtant le stand ne proposant que 3 pots de confitures différents qui suscita le plus d’actes d’achat. Cette pratique est ainsi couramment employée dans le monde de la vente et du luxe. La peur de se tromper ou tout simplement de ne pas être pertinent dans ses choix implique des efforts cognitifs et psychologiques qui peuvent rapidement devenir anxiogènes et par conséquent bloquer la prise de décision. Nous avons en effet des capacités de traitement limitées et un nombre important d’alternatives représente des coûts cognitifs de traitement de l’information important. La théorie de la limite de la rationalité de Simon (1955) nous explique ainsi qu’un individu ne peut opérer des choix que sur des ensembles d’alternatives plus limités que la totalité des alternatives objectivement disponibles.
« Connais-toi toi-même… » Quelles pistes à explorer ?
Connaître les mécanismes de notre cerveau, de nos raisonnements et les différents biais cognitifs auxquels nous sommes soumis permet dans un premier temps d’en prendre conscience, dans un second temps de mieux s’en prémunir « même si ces derniers ne sont pas complètement irrationnels mais profondément enracinés dans la psychologie de notre développement, nous amenant à prendre des décisions rapides qui ne nous conduisent pas systématiquement vers l’erreur » [17]. Une étude a par exemple démontré que les personnes les plus diplômées sont celles qui diffusent et croient le moins aux fausses informations. Plus leur niveau d’étude est élevé et plus ces individus ont confiance dans leur évaluation. Or, l’impression de savoir est parfois plus nuisible que le fait d’être dans l’ignorance car cela nous ferme à l’esprit critique et nous donne une confiance excessive. C’est ce que l’on peut appeler le biais d’optimisme. Le biais de confirmation est assez courant. Il consiste à rechercher et accepter des informations qui viennent confirmer nos croyances et à rejeter celles qui ne vont pas dans notre sens. Ce qui peut nous paraître évident ou aller de soi ne l’est pourtant pas forcément. Notre vision du monde, notre map est autocentrée et vit dans notre propre référentiel de valeurs. Il est d’autant plus difficile de s’extraire de ce biais que nous vivons de plus en plus dans des bulles informationnelles produites par les algorithmes des réseaux sociaux qui nous enferment et nous polarisent en confirmant nos opinions par la succession (scroll) de contenus qui nous plaisent. C’est en retirant les différentes couches de filtres que l’on s’approchera du « vrai ». Cela passe par la confrontation des points de vue et leur mise à l’épreuve, par le questionnement mais surtout par le raisonnement : il faut être en capacité de penser « contre soi-même », rechercher les argumentations inverses et contraires (malgré l’inconfort) et se demander pourquoi l’autre a de bonnes raisons de croire ce qu’il pense [18]. La maîtrise de l’art oratoire, de la rhétorique et de la sémantique sont également de bons moyens pour structurer sa pensée, débattre et répondre à ses adversaires sans utiliser la violence (verbale) en retour dans la bataille des perceptions et la fabrique de l’opinion. Il est avéré par exemple, qu’un manque de vocabulaire encourage le recours à la violence (physique), par perte de sens et d’incompréhension du langage. Qu’il soit pauvre et/ou mal maîtrisé, le langage ne construit plus des ponts entre les individus mais creuse des fossés, entretenant l’incompréhension et la rupture du dialogue. Le sens et le poids que l’on donne à chaque mot comptent. Par exemple, si convaincre fait appel à l’argumentation en sollicitant la raison, persuader met en action l’émotion, l’adhésion affective d’un destinataire pour le séduire, ce que l’on peut concéder comme étant une forme certaine et volontaire d’influence. Dans un débat, ce qui compte le plus, ce sont les vraies bonnes questions qui sont posées et non les réponses qui y sont apportées [19]. Le rétro-jugement devient alors possible – même s’il demeure plutôt rare – si l’on demande à la personne en face de nous de préciser son modèle causal, c’est-à-dire son raisonnement.
Cela évite ainsi l’erreur fondamentale qui est celle de dénigrer le point de vue d’autrui, ce qui risquerait alors de le braquer définitivement. Dans le film « Douze Hommes en colère » (1957) du réalisateur Sidney Lumet, un jeune homme d’origine modeste est accusé du meurtre de son père et risque la peine de mort. Le jury composé de douze hommes se retire pour délibérer et procède immédiatement à un vote : onze votent « coupables », or la décision doit être prise à l’unanimité. Tous les jurés sont pétris de préjugés et cherchent à savoir lequel d’entre eux a voté « non coupable ». Le juré numéro 8 se lève et révèle qu’il a voté « innocent » ; les onze autres sont alors certains de ne jamais être convaincus de l’innocence de la personne jugée. Mais en prononçant cette simple phrase : « je ne dis pas qu’il est coupable ou qu’il est innocent mais je dis que j’ai un doute, prenons une heure pour en discuter », le juré n°8 a ainsi empêché l’émergence d’un schéma binaire du « pour » et « contre » en se positionnant de manière neutre, en bousculant les intuitions des uns et des autres, sans contredire leurs arguments frontalement et en s’employant à convaincre chaque juré par un questionnement permanent et une demande de justification de leur raisonnement. Ici, la notion de discernement prend tout son sens et exige de faire la part des choses entre le factuel, le rationnel et l’émotionnel. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle celui qui maîtrise les trois registres de la logique (idées, démonstrations), de l’action (les objectifs fixés dans le plan) et des émotions (empathie) de manière totalement équilibrée exercera un véritable et puissant pouvoir d’influence sur les autres [20]. Plus dangereux encore, le biais tribal est lié à notre besoin ancestral d’appartenir à un groupe et provient de notre instinct de survie, puissant psychisme à l’œuvre depuis des millénaires. Faire partie d’une communauté, pour se défendre mutuellement contre des prédateurs par exemple, revient à adhérer à la même manière de penser (pour éviter l’exclusion et donc la mort) qui finit par conduire à des raccourcis, des stéréotypes et des préjugés où notre propre identité et responsabilité se diluent dans celle du collectif.
Par Ludivine RELANO (Diploweb)