Razika Adnani, philosophe, islamologue et conférencière, s’est penchée sur l’Islam au Maghreb. Dans une étude intitulée « Maghreb : l’impact de l’islam sur l’évolution sociale et politique » et publiée par la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) elle montre qu’entre le début du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, les sociétés musulmanes ont connu de profondes réformes sociales et politiques qui leur ont permis de faire un pas important vers la modernité. Les pays du Maghreb ne sont pas restés en retrait de ce mouvement de réformes appelé « Nahda », mais l’interruption de sa dynamique a provoqué l’inversion du processus et le renoncement progressif à ses acquis, notamment dans le domaine de l’égalité et de la liberté.
Selon Razika Adnani, l’évolution sociale et politique des pays du Maghreb témoigne d’un renforcement du conservatisme religieux qui les empêche de se libérer de pratiques et de valeurs traditionnelles pesantes. Les colères populaires revendiquant le changement ne parviennent pas à moderniser des sociétés qui imposent finalement une réaffirmation du poids de la religion et du passé.
Dans ce renoncement à la modernisation, le rôle de l’islam tel qu’il est conçu et pratiqué est incontestable. Il détermine la relation des musulmans à la vérité, à la pensée, à l’autre et au temps. Il est impératif de s’interroger sur les causes du renoncement aux acquis de la Nahda et aux valeurs de la modernité, et de savoir jusqu’où il peut aller. Les conséquences de ce renoncement sont préoccupantes, non seulement pour les pays du Maghreb mais aussi pour l’Occident, et plus encore pour les pays où l’islam est une religion importante, tels la France et la Belgique.
L’islam au Maghreb
L’islam est arrivé au Maghreb au VIIe siècle. Bien que l’islamisation se soit faite sur plusieurs siècles, c’est à partir de cette date que l’histoire des pays du Maghreb, les pays de la berbérité ou de l’amazighité, est intimement liée à celle du monde musulman et du monde arabe, et que l’islam influence la vie sociale, politique mais aussi cultuelle des Maghrébins. Les deux doctrines, ou les deux islams les plus répandus au Maghreb, puisque l’islam est multiple, sont le malékisme et le soufisme. Le malékisme, doctrine juridique fondée par le juriste Malek ibn Anas (708-796) à Médine, a fini par s’imposer vers la fin du VIIIe siècle non seulement au Maghreb mais aussi dans tout l’ouest du monde musulman. Il cohabite néanmoins avec le soufisme et cela depuis environ le XIIe siècle, période où les deux islams ont trouvé un terrain d’entente. Le soufisme a reconnu la charia comme indissociable de l’islam et le malékisme a fermé les yeux sur certaines pratiques soufies qu’il considérait comme hérétiques. Il en a même adopté certaines. Cela a donné au Maghreb un islam malékite à tendance soufie et un soufisme à tendance malékite. À partir de la fin du XXe siècle, le wahhabisme s’est également répandu parmi les populations maghrébines, favorisé par le fait qu’il est fondé sur les positions épistémologiques du malékisme et sa conception de l’islam. Le malékisme a influencé pratiquement toutes autres les doctrines théologiques et juridiques de l’islam.

Le malékisme est donc une doctrine juridique et prône un islam indissociable de sa dimension juridique. Quant à sa position épistémologique, son fondateur a voulu que les textes coraniques soient d’abord la source de la connaissance dans le domaine juridique, puis les hadiths (paroles) du prophète. Si le juriste ne trouve pas de réponses à ses questions dans ces deux sources, il doit se référer aux traditions des compagnons du prophète ou aux habitudes des habitants de Médine. Selon Malek, ces habitudes reflètent fidèlement celles du prophète. Ainsi, la pensée n’intervient qu’en dernier recours et Médine du VIIe siècle est un modèle de société pour tous les musulmans. La question de la pensée et de la place qu’elle doit avoir ou pas comme source de connaissance face à la révélation est fondamentale dans la pensée musulmane. C’est ce que l’analyse des plus importantes questions de la pensée musulmane m’a permis de déduire. Cette question épistémologique a beaucoup divisé les musulmans avant que ne s’impose, vers le XIIIe siècle, la position de ceux pour qui la vérité est révélée et doit être transmise fidèlement.
Le sociologue et historien ibn Khaldûn (1332-1406) raconte dans sa Muqqadima que Malek ibn Anas voulait que le consensus – la troisième source juridique à laquelle participaient tous les oulémas – soit limité aux Médinois. Pour Malek, cette pratique exercée par les habitants de Médine n’était pas un simple consensus des oulémas, mais une imitation fidèle de la tradition prophétique. Cette décision vient du fait qu’il voulait que les musulmans regardent constamment vers Médine. Il revendiquait ainsi pour les Médinois, donc pour les Arabes, une supériorité sur les autres musulmans. Cependant, derrière cet argument religieux, il y avait un motif politique. Médine n’était plus le centre du pouvoir politique après le transfert de la capitale de l’empire musulman à Damas, puis à Bagdad. Pour les Médinois, il était impératif que les musulmans continuent de regarder vers Médine et qu’elle ne perde pas son pouvoir.
Dans le domaine théologique, le malékisme a adopté vers le Xe siècle l’acharisme, fondé par Abou al-Hassan al-Achari(873-935), qui prônait le littéralisme, le déterminisme et la thèse du Coran incréé. Le soufisme, lui aussi, est fondé sur des principes épistémologiques qui s’inscrivent dans la continuité de la vérité donnée ou révélée, tels que le dévoilement et la théorie des saints, ce qui n’encourage ni l’intelligence ni la pensée rationnelle. Dans le soufisme, la supériorité des Arabes est également très affirmée. La vénération de saints, qui tous prétendent avoir des liens de sang avec le prophète, autrement dit être des Arabes, est très présente.

Cette présentation de l’islam maghrébin, qu’on retrouve également en Afrique subsaharienne, donne des éléments de compréhension concernant la pratique religieuse des Maghrébins et pourquoi cette pratique a été marquée par le rigorisme comme celui des Almoravides (1042-1147) et des Almohades (1125-1212). Ibn Khaldûn décrivait les Berbères comme un peuple qui était dans une pratique exagérée de l’islam, un excès de zèle. Il a également souligné la prétention de beaucoup de Berbères à avoir des origines arabes. Dans mon analyse j’ai établi un lien entre ce désir d’avoir des origines arabes, répandu parmi les populations maghrébines encore aujourd’hui, et l’excès de zèle soulevé par ibn Khaldûn. Les deux phénomènes révèlent un sentiment d’infériorité.
Entre le VIIe siècle et le XIIe siècle, le Maghreb a fait partie de la grande civilisation musulmane. Lorsque le monde musulman a sombré dans une longue période de décadence, il a fait également partie de cette histoire de sous-développement, dont il ne se réveillera lui aussi qu’au début du XIXe siècle, avec l’émergence de la Nahda, terme arabe souvent traduit par « renaissance » ou « réveil ».

La Nahda, une période de modernisation
La Nahda désigne un mouvement de modernisation que le monde musulman et précisément les pays arabes et ceux du Maghreb ont connu entre le début du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. Ce mouvement de modernisation a concerné tous les domaines : la littérature, la société et la politique. Il était porté par des intellectuels et des politiques chrétiens, juifs et musulmans qui avaient tous comme objectif de sortir leurs pays du sous-développement et de leur permettre d’entrer dans l’ère de la modernité. Le terme Nahda doit être néanmoins pris avec précaution car il a été récupéré par les islamistes et les conservateurs. Pour la majorité des historiens, le point de départ du réveil du monde musulman est l’Égypte, l’expédition de Napoléon Bonaparte de 1798 ayant permis aux Égyptiens de prendre conscience de leur retard. Pour Bernard Lewis, « la Révolution française a été le premier grand mouvement d’idées de la chrétienté occidentale à s’être imposé à l’islam7 » et c’est son caractère laïque qui lui a conféré une légitimité aux yeux des musulmans. La Nahda était une tentative des musulmans de s’émanciper des traditions et des règles sociales et morales qui se voulaient divines, pour construire une société selon des règles différentes conçues par la pensée humaine capables d’épouser le dynamisme de la société, contrairement aux règles immobiles de la religion qui figent la société.
Les pays du Maghreb ne sont pas restés en retrait de la Nahda. Ils ont eux aussi entamé des réformes politiques et sociales qui ont changé leur visage en quelques années, d’une manière extraordinaire et cela dans tous les domaines. L’adoption du système constitutionnel a été le plus important, mais il faut aussi évoquer la création de l’école moderne, séparée de la mosquée, et l’émancipation de la femme par l’obtention de droits dont elle n’avait jamais rêvé auparavant : sortir seule de la maison, ne pas porter le voile, s’instruire et travailler. C’est également à cette époque et encouragée par les antiesclavagistes européens que l’abolition de l’esclavage a eu lieu. La Tunisie est le premier pays musulman à avoir franchi le pas en 1846. L’abolition de l’esclavage a été un progrès considérable dans l’émancipation des musulmans des contraintes de la charia et de ceux qui veillaient jalousement à sa pérennisation. En même temps, ce mouvement démontrait que les musulmans étaient capables d’émancipation dès lors qu’une volonté suffisante était présente. Cela aurait dû être un argument convaincant pour l’abolition d’autres règles islamiques ancestrales et humiliantes pour l’être humain, comme celles qui soumettent la femme à des règles discriminatoires, notamment la polygamie, les inégalités successorales et la répudiation. Cela n’a pas été le cas. Ce sont des preuves des limites de la Nahda. Au milieu du XXe siècle, c’est son échec qui a été constaté. Aujourd’hui, ce sont des renoncements à ses acquis qui sont une réalité et qui inquiètent.
L’impact de l’islam sur l’évolution politique des trois pays du Maghreb
Dans les trois pays du Maghreb, le premier impact de l’islam dans le domaine politique a été l’inscription de la référence à l’islam comme religion d’État dans leurs premiers textes constitutionnels. Cette inscription marque les limites de la modernisation de l’institution étatique et de son organisation. Dès leurs premiers textes constitutionnels (1959 pour la Tunisie, 1962 pour le Maroc), la Tunisie et le Maroc ont renforcé cette référence à l’islam avec d’autres articles. « L’État demeure fidèle aux enseignements de l’islam », affirme dans son préambule la Constitution tunisienne, tandis que la Constitution marocaine souligne que « le royaume est un État islamique ». Quant à l’Algérie, si elle s’est contentée dans sa Constitution de 1963 de mentionner que « L’islam est la religion de l’État » (art. 4), elle a, entre 1976 et 2016, introduit progressivement des articles supplémentaires se voulant tous protecteurs de l’islam.
Ainsi, ces pays qui voulaient se moderniser n’ont pas pu se libérer du système traditionnel et de ses normes. La Nahda n’a pas permis aux musulmans de changer la conception de l’islam voulue par les juristes : une religion inextricablement liée à l’organisation sociale, donc à la politique. Cette référence à l’islam a été l’obstacle empêchant la construction des systèmes constitutionnels dans ces pays et s’opposant à l’accomplissement de l’État moderne. Elle a ouvert la porte par laquelle la religion n’a cessé de s’immiscer au sein du système juridique et de l’organisation de l’État, conduisant à ce que l’évolution politique et sociale soit de plus en plus profondément imprégnée de religion et marquée par le renoncement aux réalisations de la Nahda.

Quand un État déclare dans sa constitution appartenir à l’islam, qui est également un système juridique, cela implique qu’il a d’autres lois fondamentales. Dans ce cas, soit la constitution n’est pas la loi fondamentale de l’État, celle qui est au fondement de toutes les lois, soit il existe deux lois fondamentales, la constitution et la religion. Dans les deux cas, il y a échec du système constitutionnel. Sauf à ce que la constitution, pour ne pas perdre son statut de loi fondamentale, reprenne les lois ou les principes auxquels elle se réfère. Le problème se pose davantage lorsque les principes de la constitution et les règles de l’islam s’opposent, comme c’est le cas des Constitutions des trois pays du Maghreb. Elles affirment que l’islam est la religion de l’État et en même temps qu’elles sont attachées à la Déclaration des droits de l’Homme que l’islam tel que les musulmans le conçoivent et le pratiquent, ne reconnaît pas8. Par ailleurs, les règles de l’islam organisent la vie des musulmans de la plus petite chose à la plus grande, ce qui signifie que la constitution se réfère à des lois ordinaires et non à des principes fondamentaux, lois que de surcroît personne ne connaît étant donné que ces Constitutions ne donnent aucune précision sur les lois de cet islam qui est la religion de l’État. Cela donne au législateur une très large liberté. Il peut aller d’un islam rigoriste et fondamentaliste à un islam souple et modernisé. Il décide également quels sont les domaines qu’il soumet à la religion et ceux qu’il soumet aux lois modernes de la constitution. L’affirmation « l’islam est religion de l’État » a fait que les gouvernements de ces trois pays sont in fine régis par la volonté des hommes, des religieux et non par la loi, alors que le système constitutionnel est justement pensé pour remédier à cela, c’est-à-dire pour que les gouvernements soient régis par la loi et non par la volonté d’un homme ou d’un groupe d’hommes. La Constitution américaine de 1787 a ainsi été pensée dans l’objectif de lutter contre l’arbitraire du parlement et afin qu’il ne légifère pas à sa guise. En 2011, la Constitution marocaine a précisé qu’il s’agissait d’un islam modéré sans toujours donner de précisions claires sur les principes de cet islam modéré permettant réellement de le différencier des autres islams. En 2022, la Tunisie évoque les « maqassid [objectifs] de l’islam » (art. 5) ou « maqassid de la charia » que l’État doit réaliser, mais ne dit pas non plus de quel islam il s’agit. En effet, l’islam est multiple sur le plan vertical : il y a un islam auprès de Dieu, selon la foi musulmane, un islam inscrit dans le Coran et un islam que les musulmans ont compris à partir du Coran. Ce troisième niveau de l’islam est multiple à son tour sur le plan horizontal : il y a un islam sunnite, un islam chiite, un islam soufi et beaucoup d’autres.
La démocratie mise à mal
Constitutives de la Déclaration des droits de l’Homme et au fondement du système démocratique, la liberté et l’égalité sont les valeurs qui posent un problème aux constitutions des trois pays du Maghreb, et c’est aussi le cas pour la quasi-totalité des pays à majorité musulmane. Ces contradictions et ces ambiguïtés témoignent du fait que ces peuples, notamment les Algériens et les Tunisiens, au moment de leur indépendance, aspiraient à la démocratie. Cependant, dans une culture où l’obéissance est une vertu, espérer de ceux qui prennent le pouvoir, et qui font partie de cette même culture, une politique démocratique où le droit à l’expression serait respecté est pratiquement un paradoxe.
Selon des modalités différentes, les constitutions de ces pays assurent toutes garantir l’égalité et les libertés individuelles. N’est-ce pas la preuve que l’État est conscient que son rôle est de garantir ces principes fondateurs de l’État moderne ? Cependant, vouloir que l’État respecte les règles de l’islam mises en place il y a des siècles implique de renoncer à ces valeurs de la modernité que l’islam, tel que les musulmans le conçoivent et le pratiquent, ne reconnaît pas. Déclarer l’islam comme religion d’État empêche l’État de se réaliser en tant que tel. Pour se réaliser comme puissance publique, l’État doit être celui de tous. Or, en déclarant relever de l’islam, ou de toute autre religion, l’État admet être celui d’une partie de la population, celle qui appartient à cette religion. Il promeut et protège la religion d’une partie de la population au détriment de celles des autres.

De l’échec de la construction de l’État moderne
Pourquoi les démocrates et les modernistes qui ont eu le pouvoir lors de l’accession de ces pays à l’indépendance ont-ils introduit la référence à l’islam au sein de leur constitution alors que les règles juridiques de la religion, mises en place lors des premiers siècles de l’islam, constituaient une entrave à la modernisation de l’État et de la société ? Ils ont assurément subi la pression des religieux pour qui cette référence était une garantie que l’État ne serait pas séparé de l’islam. Cela leur permettait d’avoir la main sur les domaines du droit et de la société, ou de la reprendre en cas de nécessité. C’était un objectif politique lié au contrôle du pouvoir. Il y avait toutefois un autre objectif, également politique.
Les chrétiens arabes du Proche-Orient étaient très actifs dans le mouvement de la Nahda. Pour les musulmans, y compris les plus démocrates, préciser que l’islam était la religion de l’État, c’est-à-dire que État était musulman et que le président devait être musulman était un moyen d’empêcher les non-musulmans d’accéder au pouvoir et de se retrouver avec un président de la République juif ou chrétien. Mais était-ce la vraie raison ? En effet, dans un système démocratique où la décision revient aux urnes, la chance des minorités religieuses de parvenir au pouvoir est minime. Il y avait donc un autre pouvoir à sauvegarder, celui des hommes sur les femmes, plus important que celui des musulmans sur les non-musulmans. Quelle que soit la fascination des modernistes pour la modernité, elle n’était pas éprouvée au point d’accepter l’égalité entre les femmes et les hommes. Les intellectuels et les politiques qui voulaient moderniser leurs sociétés ont décidé que la famille devait rester en dehors de ce processus. Ce sont les porteurs du changement et de l’évolution eux-mêmes qui ont refusé que la modernité concerne la famille. Il faut savoir qu’au début du XXe siècle, l’idée d’émancipation de la femme, présentée comme condition pour sortir du sous-développement, était acceptée mais que celle de l’égalité entre hommes et femmes n’était pas à l’ordre du jour.
L’impact de l’islam sur l’évolution sociale des trois pays du Maghreb
A ce propos, l’auteure a d’abord évoqué l’exhibitionnisme religieux. Et c’est pour dire que le combat des islamistes pour faire oublier les acquis de la Nahda et « réislamiser » les musulmans n’a pas uniquement eu un impact sur l’évolution politique au Maghreb, mais aussi sur l’évolution sociale. L’exhibitionnisme religieux ou l’exagération dans la manière d’afficher sa religion est l’une des conséquences les plus importantes. On le note par exemple dans la diffusion du Coran dans l’espace public ou dans le fait de l’offrir comme cadeau pendant les cérémonies publiques. On le voit également dans le langage à travers un excès de zèle dans l’utilisation des formules et des expressions religieuses. Chaque phrase prononcée en est soigneusement ornée, y compris dans le domaine de la science. Par exemple, un ingénieur, pour faire démarrer une machine, commence par dire : « Au nom de Dieu, si Dieu le veut. » Or, en tant qu’ingénieur, il sait que la machine démarrera si les pièces qui la constituent fonctionnent bien et si entre elles il existe une bonne harmonie. Le sentiment religieux, s’il est important dans la vie des personnes, ne doit pas déborder sur tous les autres domaines de la société notamment sur celui de la science.
Le Coran est le livre sacré des musulmans, le diffuser dans l’espace public quand les gens sont concentrés sur leurs affaires quotidiennes ou l’offrir comme n’importe quel objet ne peut que lui nuire, d’autant plus que cela va à l’encontre de ses recommandations : « Et si le Coran est récité, prêtez-lui oreille attentivement et observez le silence. La miséricorde vous sera peut-être accordée », dit le verset 204 de la sourate 7, Les Murailles, ou encore l’affirmation : « Que seuls les gens en état de pureté peuvent [le] toucher », comme le dit le verset 79 de la sourate 56, L’Événement. L’exhibitionnisme religieux n’est donc pas un signe de piété ou de religiosité, mais davantage de l’utilisation de la religion dans l’objectif d’impressionner l’autre et de garantir un bon jugement de sa part pour réaliser un intérêt social ou atteindre un objectif personnel.
La superstition
Au Maghreb, les pratiques superstitieuses sont à leur apogée en ce début du XXIe siècle. Elles concernent toutes les couches de la société. Les chaînes de télévision qui proposent des pratiques superstitieuses et encouragent l’esprit magique prolifèrent. Des médecins qui conseillent à leurs patients la « médecine parallèle » comme la rokya ou la hidjama sont chose courante. L’éloge du soufisme et la réhabilitation des confréries soufies comme moyen pour contrer le fondamentalisme wahhabite et le terrorisme sont des facteurs non-négligeables de cette recrudescence du phénomène de la superstition. Le soufisme est fondé sur des principes épistémologiques tels que le dévoilement et la théorie des saints qui n’encouragent ni l’intelligence ni la pensée rationnelle, mais favorisent au contraire la pensée magique et la superstition. Beaucoup d’acteurs de la Nahda voulaient remplacer l’esprit magique par celui de la science et de la rationalité. Le retour à ces pratiques est une autre preuve de l’échec de leur mouvement.
L’école et la mosquée
La création d’une école moderne séparée de la mosquée était un autre projet fondamental de la Nahda en vue d’édifier une société moderne. Un siècle après, en Algérie, au Maroc et en Tunisie, la religion est omniprésente à l’école. Elle est devenue si liée à la mosquée qu’il est souvent difficile de les distinguer. Il y a pourtant un grand nombre de mosquées où l’enfant peut se rendre pour apprendre la religion musulmane. Les nombreuses mosquées qui ont été construites ces dernières années dans ces pays fournissent un autre indice du renforcement du religieux. Le problème, c’est que plusieurs mosquées peuvent exister dans un quartier qui manque d’infrastructures hospitalières, de centres culturels, sportifs et de loisirs qui permettraient aux jeunes gens, filles et garçons, de s’épanouir dans leur pays au lieu de rêver de le quitter. Mais les gens semblent plus préoccupés à préserver leur âme dans une vie de l’au-delà qu’à soulager la souffrance d’autrui ici-bas.

Le recul du droit
Le recul du droit et du respect manifesté pour la loi à partir des années 1970 est une autre réalité qui marque l’échec de la modernisation des sociétés musulmanes. Selon Hannah Arendt, c’est lorsque le droit n’a plus aucune autorité que la société se tourne vers les traditions, afin de s’organiser. Dans les sociétés musulmanes, en un processus inverse, le retour aux traditions et le renforcement du discours religieux ont fait reculer le droit. Des individus de plus en plus nombreux prétendent imposer les règles de la religion et l’autorité des traditions, même quand elles vont à l’encontre de la loi, convaincus qu’elles sont plus légitimes et qu’il est de leur devoir de croyant de le faire conformément au principe islamique « ordonner le convenable et interdire le blâmable » rappelé constamment par le discours religieux.
L’affaiblissement du féminisme
Les privilèges accordés aux hommes au détriment des femmes sont les premiers impacts de l’islam sur des sociétés musulmanes qui n’ont jamais franchi le pas pour devenir plus justes. Après les années 1970, c’est le féminisme qui s’est beaucoup affaibli. Aujourd’hui, le renforcement du conservatisme et le retour à des traditions qui n’ont pas épargné les femmes ont fait que celles-ci se battent de moins en moins pour leur droit à être traitées de manière égale aux hommes devant la loi et devant la société. Même quand elles sont universitaires et instruites, elles acceptent les discriminations dictées par la religion. Pour elles, les inégalités dont elles sont victimes sont inscrites dans le Coran et doivent donc être appliquées. En réalité, cet argument, nous l’avons vu, est absurde étant donné que les musulmans ne mettent pas en œuvre toutes les règles du Coran. Tout comme les règles concernant l’esclavage, les châtiments corporels, la dhimmitude et d’autres ne sont plus prises en compte par les législateurs bien qu’inscrites dans des versets coraniques, et celles discriminant les femmes ne devraient pas l’être non plus.
« Le modernisme islamique »
« Le modernisme islamique » est un nouveau mouvement que revendique aujourd’hui une grande majorité d’intellectuels musulmans qui veulent le changement et même la modernité, mais en affirmant que c’est un changement et une modernité qui sont inscrits dans le Coran. Pour eux, l’islam ne pose aucun problème, mais seulement les interprétations erronées des anciens des textes coraniques et de la tradition prophétique. Quant à la solution, selon eux, elle réside dans la réinterprétation. Les noms les plus connus de ce courant sont ceux de Muhammad Shahrour (1938-2019), de Margot Badran(née en 1938), de Zeina el-Tibi (née en 1954) et d’Asma Lamrabet (née en 1961). Ces trois dernières prétendent être des « féministes islamiques ».
En affirmant que le texte coranique ne pose aujourd’hui aucun problème alors qu’il s’est adressé à une société arabe du VIIe siècle et qu’il prend en compte sa culture comme le dit le Coran lui-même12, « les modernistes islamiques » nient, tout comme les fondamentalistes, la dimension historique du texte coranique. Si certaines règles coraniques ont une dimension universelle, beaucoup d’autres concernant la société et la politique ne possèdent pas cette dimension. Ainsi, les « modernistes islamiques » proposent-ils de nouvelles interprétations qui ne sont en réalité que des acrobaties rhétoriques qui n’arrivent pas à prouver le bien-fondé de leur discours, ni à convaincre les musulmans.
« Les féministes islamiques » ont beaucoup nui au combat des femmes pour leurs droits, et cela notamment à partir des années 1970. En revendiquant l’islam comme source de légitimité de leur combat et comme le cadre délimitant son champ13, elles affirment qu’elles ne réclament que ce qui est validé par l’islam. Cependant, elles n’ont jamais pu prouver, face aux conservateurs, que les inégalités qui existent dans le Coran ne sont pas des inégalités comme elles le prétendent. Cela explique pourquoi les femmes musulmanes qui se disent aujourd’hui féministes acceptent les inégalités juridiques qui les discriminent.

Actuellement, le voile est un moyen avec lequel on peut mesurer la réussite des islamistes et des fondamentalistes, un « voilomètre » permettant d’évaluer le renforcement de la religion telle que les anciens l’ont pensée et pratiquée, y compris en Occident. Les féministes islamiques ont participé amplement à ce phénomène du retour du voile. Elles ont encouragé nombre de femmes universitaires et cadres à le porter en en faisant leur signe d’émancipation : être féministe, mais en accord avec les recommandations du Coran. Or le voile est fondamentalement discriminatoire. Il discrimine les femmes par rapport aux hommes et les femmes non voilées par rapport aux femmes voilées. Mais, il faut souligner que beaucoup de femmes portent le voile également dans une attitude d’exhibitionnisme religieux.
Synthèse de Rokhaya KEBE
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