avril 2, 2025
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Politique

Logistique du narcotrafic : les chemins de la drogue, des ports aux consommateurs

Si le narcotrafic explose, ce n’est pas seulement parce que les ports seraient devenus des passoires. Il s’appuie sur une logistique terrestre n’ayant rien à envier à celle des meilleurs e-commerçants. 

Les ports européens sont devenus des points névralgiques du trafic mondial de cocaïne. Ils ne sont cependant que la pièce d’un large puzzle. Une fois la drogue arrivée en Europe, une logistique terrestre complexe et discrète assure sa dispersion dans les villes, défiant les autorités politiques de manière frontale, même si le ministère français de l’intérieur annonce une saisie record de cocaïne en 2024 (53,5 t, soit 130 % d’augmentation par rapport à 2023… ce qui ne représente toutefois qu’une infime partie du volume en circulation). Découvrir et démanteler l’entrelacs de routes et de réseaux est essentiel pour espérer stopper un commerce criminel d’une ampleur inédite.

Dans un article très argumenté, Michel Gandilhon, chercheur à l’Observatoire français des drogues et toxicomanies, met en lumière le rôle de certains ports tels que Le Havre, Anvers ou Rotterdam, nœuds majeurs du trafic de cocaïne, marchandise « mondialisée » par excellence. Force est d’admettre que cet article reprend une idée largement partagée : le développement sans précédent du narcotrafic prendrait sa source à la fois dans la conteneurisation et, par-dessus tout, dans de gigantesques espaces portuaires où la corruption régnerait. Si les ports tiennent une place centrale en tant que « portes d’entrée » de la cocaïne provenant de Colombie, du Pérou et de Bolivie, rien ne serait possible sans la présence d’une chaîne logistique terrestre d’une redoutable « efficacité ».

Alimenter les zones urbaines

Pour lutter contre le narcotrafic, combattre la maritimisation du crime ne suffit pas, que ce soit en faisant survoler les docks par des drones ou en augmentant la fréquence des contrôles de conteneurs. Il est impératif de cartographier et de s’attaquer à l’intégralité des chaînes logistiques et des acteurs impliqués. Si de nombreuses recherches se concentrent sur les étapes initiales du trafic, la logistique après son arrivée dans un port est tout aussi cruciale pour garantir la mise à disposition finale.

Le processus opératoire le plus courant est connu : la cocaïne est introduite en contrebande dans des conteneurs, cachée parmi des marchandises « légitimes ». Le port d’arrivée constitue un hub critique où des cargaisons illicites sont soit interceptées, soit autorisées à passer par divers circuits, en s’appuyant sur la corruption de certaines personnes et/ou sur des lacunes de surveillance dans la sécurité portuaire, surtout en Europe.

Une fois cette première étape franchie, il s’agit ensuite de regrouper et d’acheminer la cocaïne vers les 600 000 consommateurs réguliers en France en 2024. Les cargaisons sont transférées vers des entrepôts clandestins, des « planques » situées de manière stratégique dans les villes. De là, dans une logique de « dégroupage » : elles sont divisées en lots plus petits pour une distribution urbaine.

L’un des éléments clés de la planification de la logistique postportuaire est la mobilisation de réseaux du crime organisé qui opèrent à la fois au niveau local, national et international, assurant ainsi une coordination efficace entre différents maillons de la chaîne logistique. Ces réseaux optimisent le flux de cocaïne par des voies bien établies et utilisent un mélange de techniques de contrebande éprouvées, comme l’exploitation systématique de zones vulnérables avec des contrôles douaniers insuffisamment rigoureux.

Les itinéraires de contrebande changent constamment et les trafiquants s’adaptent rapidement aux efforts des forces de l’ordre en employant des technologies d’information de plus en plus sophistiquées, par exemple en matière de cryptage et de communication sécurisée.

Du juste-à-temps, comme dans l’industrie

Enfin, sans imaginer sans doute qu’ils assimilent des méthodes de management largement diffusées dans l’industrie et la grande distribution depuis des décennies, les trafiquants s’appuient sur un modèle logistique en juste-à-temps pour garantir que la cocaïne parvienne à sa destination dans les plus brefs délais et sans ruptures, ce que le sociologue Vincenzo Ruggiero a d’ailleurs suggéré de longue date. L’objectif est clairement de réduire la détection par les autorités, liée à un trop long arrêt du flux de la marchandise illicite.

Une telle efficacité permet d’ailleurs de maintenir une profitabilité élevée, grâce à un taux de rotation élevé (comme dans la grande distribution alimentaire), et de poursuivre les opérations malgré les efforts déployés par les forces de l’ordre pour cibler l’étape postportuaire. Ces dernières ont le plus grand mal à y parvenir, faute d’une vélocité logistique à la hauteur de celle des organisations criminelles, dont le fameux go fast, ayant donné lieu à de multiples réalisations cinématographiques.

Gérer le dernier kilomètre

Durant la livraison terminale, la marchandise quitte son lieu de stockage temporaire pour atteindre les points de distribution clandestins et alimente un marché en constante demande, surtout chez les 26-34 ans. Cette phase est orchestrée par des réseaux criminels locaux, souvent en lien avec des cartels transnationaux, qui optimisent le transport pour maximiser les profits. La cocaïne est fragmentée en portions adaptées à la revente, puis acheminée vers des grossistes intermédiaires puis des dealers (détaillants), selon la même logique que celle de canaux de distribution conventionnels. Chaque livraison s’appuie sur une planification minutieuse des flux que ne renierait pas un commerçant en ligne, avec des itinéraires rigoureusement optimisés.

La logistique du dernier kilomètre repose dans les faits sur un réseau de coursiers et d’intermédiaires à même de minimiser la prise de risques. Les trafiquants emploient alors divers modes de transport selon leurs besoins : voitures banalisées, motos rapides pour circuler aisément dans les zones urbaines denses, inoffensives trottinettes, et parfois des services de livraison légaux détournés grâce à des chauffeurs corrompus.

Mules et outils high-tech

Certains utilisent des véhicules modifiés avec des compartiments secrets, tandis que d’autres préfèrent la livraison en petites quantités via des « mules », souvent recrutées parmi des populations vulnérables. Les échanges se font dans des lieux stratégiques, comme des parkings et des halls d’immeubles, permettant de discrètes remises en main propre.

Afin d’éviter toute interception, les trafiquants adoptent en outre des techniques de dispersion/éclatement sophistiquées. L’utilisation de véhicules-leurres, la multiplication des points de rendez-vous et les changements fréquents de mode opératoire compliquent la tâche des enquêteurs. De nombreux trafiquants utilisent également des applications éphémères et des codes de reconnaissance pour sécuriser les transactions

Parallèlement, ils emploient massivement la géolocalisation et des outils de cryptage renforcé pour contourner la surveillance policière. En milieu urbain à forte mobilité, les livraisons profitent enfin du flux constant de véhicules de transport, des plates-formes de livraison détournées et des infrastructures anonymes des grandes métropoles, ce qui rend la détection plus ardue.

Repenser les stratégies de lutte

L’erreur fréquente des autorités politiques, notamment en France, est de se concentrer sur les ports tout en délaissant la logistique terrestre. Les trafiquants ont développé de puissants réseaux de distribution postportuaires leur permettant d’acheminer rapidement les cargaisons vers les centres urbains, avec le recours ultime à des « points de deal » dont le nombre a explosé, même s’il est passé, en France, de 4 000 à environ 3 000 entre 2020 et 2023.

Si l’on ne s’attaque pas à de tels réseaux, même les saisies réussies dans les ports restent inefficaces, car les trafiquants s’adaptent rapidement en augmentant les expéditions ou en réacheminant les approvisionnements vers d’autres ports moins surveillés.

Pour relever le défi (immense), les forces de l’ordre doivent s’impliquer dans l’infiltration des chaînes logistiques et le suivi des transactions liées au commerce de la cocaïne. Cela nécessite un renforcement de la coopération entre douanes, polices locales et unités de lutte contre la délinquance financière.

Sur le plan judiciaire, les procureurs doivent aussi prioriser les affaires contre les personnes (les logisticiens…) supervisant les sites d’entreposage de la cocaïne et coordonnant la tournée des coursiers dans la mesure où elles jouent un rôle capital dans la performance des chaînes logistiques, y compris quand de discrets sexagénaires sont impliqués. Le système législatif doit aussi s’adapter à l’utilisation par les organisations criminelles de communications cryptées et de transactions numériques.

En bref, une approche holistique, combinant application de la loi, poursuites et mesures réglementaires, s’avère capitale afin de perturber la logistique de la cocaïne dans son intégralité.

Gilles Paché (Revue Conflits)

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