Dans une note récente du Crisis Group intitulé « Mali : éviter le piège de l’isolement », l’on signale qu’en choisissant le revirement stratégique, les autorités maliennes ont voulu se créer une base de soutien politique et offrir de nouvelles perspectives dans un pays aspirant profondément au changement après dix ans d’une crise sécuritaire sans issue apparente. L’auteur souligne que le partenariat avec Moscou a permis d’acquérir des équipements militaires et d’initier des opérations dont les effets tardent cependant à faire la différence sur le terrain. La note indique qu’il est à craindre que la Russie ne fasse pas mieux que la France face à une crise dont le règlement nécessite davantage que des réponses sécuritaires. En outre, il nous revient que l’augmentation des violences meurtrières frappant les civils est une préoccupation majeure, pouvant également nourrir les rancœurs et conduire à de nouveaux recrutements au sein des groupes jihadistes. Crisis Group estime aussi qu’en dépit de son nouvel allié militaire principal, le Mali n’a pas dévié sa trajectoire et reste sur des réponses à prédominance militaire. Enfin, l’auteur souligne que les autorités de transition n’ont pas encore su utiliser l’espace créé par le départ de la France pour concevoir une stratégie donnant une part plus large aux réponses politiques endogènes.
La brouille avec les partenaires occidentaux et régionaux
A partir de 2021, le Mali a engagé une révision de ses alliances avec ses principaux partenaires, notamment la France. En août 2020, le premier coup d’Etat par lequel un groupe d’officiers maliens a renversé le président Ibrahim Boubacar Keïta s’était accompagné de déclarations visant à rassurer les alliés traditionnels du Mali sur leur détermination à maintenir les partenariats sécuritaires. A l’inverse, le second, en mai 2021, organisé par ces mêmes officiers, a débouché sur un changement net de ton et de position. En quelques mois, les autorités maliennes ont fait de la Russie le partenaire militaire privilégié du pays. Parallèlement, les relations avec la France, principal allié militaire depuis le déclenchement de la crise de 2012, se sont dégradées au point de conduire au retrait complet de la force Barkhane, achevé en août dernier.
Au-delà de la prise de distance vis-à-vis de la France, les relations entre les autorités de transition et de nombreux autres alliés, partenaires occidentaux ou voisins ouest-africains, se détériorent également, faisant craindre une situation inédite d’isolement progressif du pays. Le rapprochement avec Moscou a plusieurs causes. Tout d’abord, les tensions issues de la condamnation du second coup d’Etat par les partenaires du Mali, tout particulièrement la France, ont accéléré l’éloignement de Bamako. Ensuite, les autorités maliennes mettent en avant ce qu’elles considèrent comme l’incapacité de l’opération Barkhane et des autres interventions militaires internationales et régionales à endiguer la progression des groupes jihadistes. A leurs yeux, la France – principal chef de file des interventions extérieures de stabilisation – n’a pas la solution à l’instabilité au Sahel. Certains pensent même que Paris joue un double jeu en soutenant des groupes armés hostiles à l’Etat malien. Ce sentiment se nourrit par ailleurs d’une histoire coloniale mal soldée avec l’ancienne métropole, régulièrement accusée de paternalisme. La rupture entre Bamako et Paris a été consommée en quelques mois. Moins de dix jours après le second coup du 24 mai 2021, qu’elle critique sévèrement, la France interrompt les opérations conjointes avec les forces armées maliennes.
Le président français, Emmanuel Macron, officialise et accélère le désengagement progressif de l’opération Barkhane au Mali, une évolution qui se dessinait depuis février 2021. 9 En septembre 2021, la signature présumée d’un accord entre le gouvernement malien et la société de sécurité privée russe Wagner, révélée par l’agence Reuters, envenime encore davantage les relations entre Bamako et Paris.10 En janvier 2022, les autorités renvoient l’ambassadeur de France, en réaction à des propos tenus par les autorités françaises, remettant en cause la légalité et la légitimité du pouvoir malien.11 En avril 2022, Paris accuse Wagner de vouloir rendre l’armée française responsable d’atrocités après la découverte d’un charnier près du camp de Gossi, rétrocédé par Barkhane aux Forces armées maliennes (Fama). La France se défend d’avoir commis de tels crimes et accuse Wagner de mener une campagne de dénigrement et d’avoir opéré une mise en scène. Elle appuie son accusation par des images aériennes relayées dans des médias internationaux. Les autorités de transition dénoncent de « fausses images », qu’elles considèrent comme la preuve d’actes « d’espionnage » et de « subversion » menés par la France.12 Signe d’une détérioration sans précédent des relations entre les deux pays, le Mali porte plainte devant le Conseil de sécurité des Nations unies en août 2022 et accuse la France de « collecter des renseignements au profit des groupes terroristes opérant au Sahel et de leur larguer des armes et des munitions ». Accueillis dans une grande ferveur en janvier 2013, les soldats français quittent le Mali le 15 août 2022 sur fond de rejet populaire, particulièrement fort dans la capitale.
La rupture entre les deux pays a des répercussions qui vont au-delà du domaine sécuritaire. En novembre 2022, la France annonce la suspension de son aide publique au développement, mais maintient l’aide humanitaire. En réaction, le gouvernement malien décide d’interdire les activités des ONG opérant grâce au financement ou au soutien de la France, y compris dans le domaine humanitaire. L’arrivée d’éléments russes au Mali compromet les relations avec d’autres partenaires occidentaux qui participent à la stabilisation régionale. Alors que la rumeur d’un contrat entre Bamako et la société Wagner se répand, les autorités maliennes démentent cette information et parlent de la présence de « formateurs » russes sur leur sol. De leur côté, les partenaires du Mali, notamment occidentaux, s’inquiètent de l’arrivée de « mercenaires » au Mali. En décembre 2021, quinze pays européens et le Canada déclarent que la présence de leurs soldats est incompatible avec celle de « mercenaires » liés à la société Wagner dont les exactions ont été documentées. En janvier 2022, Bamako renvoie le contingent danois de la force Takuba accusé de n’avoir pas obtenu les autorisations nécessaires à son déploiement. Quelques mois plus tard, en juillet 2022, la France annonce la fin de cette initiative militaire européenne au Sahel, lancée en 2020 pour agir essentiellement au Mali et qui peinait à se matérialiser.
La réticence des pays européens à poursuivre leur action militaire au Mali est également liée au déclenchement de la guerre en Ukraine, il y a un an. Ce conflit violent, qui survient quelques mois après la décision des autorités maliennes de se rapprocher de Moscou, oppose la Russie à l’Ukraine, soutenue militairement par les pays occidentaux. Bien que ce contexte géopolitique n’explique pas à lui seul les tensions, il cristallise davantage les antagonismes et complique le maintien par Bamako d’un équilibre entre des partenaires russes et occidentaux.19 Dans les premiers mois de 2022, des officiels ou militaires de plusieurs pays européens qui ont déployé des troupes au Mali dans le cadre de la mission de formation de l’Union européenne pour le Mali (EUTM) ou de la Minusma ont déclaré à Crisis Group réfléchir au retrait de leurs contingents. Ils estiment que les autorités maliennes doivent choisir leur camp.20 Peu à peu, le Mali devient ainsi l’un des terrains d’expression des rivalités entre la Russie et l’Occident. Parallèlement, les relations entre la Minusma et les autorités de transition évoluent en dents de scie. Au cours des derniers mois, le gouvernement a interdit l’accès à certains sites du centre du pays à l’équipe des Nations unies qui souhaitait enquêter sur des allégations de crimes graves à l’encontre des populations civiles.
De son côté, la Minusma a recensé de nombreuses atteintes aux droits humains dans une note trimestrielle publiée le 30 mai 2022, où il est notamment question d’exécutions sommaires de centaines de civils dans la ville de Moura.22 L’opposition des autorités de transition au maintien du « mécanisme de soutien et de réassurance », notamment des droits spécifiques de survol du territoire, garanti par Barkhane à la Minusma, l’expulsion du porte-parole de la mission onusienne et l’établissement de procédures entravant la réactivité des contingents déployés sur le terrain ont entrainé un profond scepticisme quant à l’avenir de la mission.23 Néanmoins, plusieurs interlocuteurs des Nations unies préfèrent voir dans l’attitude malienne le signe d’un intérêt renouvelé du gouvernement dans la force onusienne.24 Les relations du Mali avec une partie de ses voisins et avec la Cedeao se dégradent également. Peu après le deuxième coup d’Etat, la Cedeao et l’Union africaine (UA) ont suspendu le Mali de leurs instances sans décider de sanctions économiques, contrairement à ce qu’elles avaient fait en août 2020. En octobre 2021, le gouvernement malien a expulsé le représentant de la Cedeao à Bamako, l’accusant de mener des « activités hostiles à la transition ».25 En décembre 2021, à la veille d’un sommet de la Cedeao consacré entre autres à la situation au Mali, Bamako a proposé une prolongation jusqu’en décembre 2022.28 La négociation pour leur libération était rendue plus difficile par une série d’affaires et d’incidents antérieurs à leur arrestation. Le président ivoirien est l’objet de fréquentes critiques à Bamako, où il est soupçonné d’avoir joué un rôle prépondérant dans la décision de sanctionner le Mali et d’agir en coulisses contre les autorités de transition.
Ces dernières sont également agacées par la présence à Abidjan d’anciens hauts responsables liés au défunt président Ibrahim Boubacar Keïta et accusés de travailler à déstabiliser le Mali. Le 23 décembre 2022, avec médiation togolaise, les autorités ivoiriennes et maliennes ont signé un mémorandum pour un règlement diplomatique de l’affaire des 49 militaires ivoiriens. Une semaine plus tard, à l’issue d’une procédure particulièrement rapide, la justice malienne condamnait les militaires ivoiriens hommes encore détenus à Bamako à vingt ans de réclusion criminelle et les trois militaires femmes, jugées par contumace, à la peine de mort. Les 49 militaires ont été graciés le 6 janvier 2023 par le président malien, ce qui a permis de refermer une séquence difficile de rapports déjà tendus entre le Mali et la Côte d’Ivoire.32 L’épisode risque néanmoins de laisser des traces dans les relations entre les deux pays.33 La nomination du colonel Abdoulaye Maïga comme Premier ministre intérimaire avait nourri un espoir – rapidement déçu – d’apaisement entre le Mali et ses partenaires occidentaux et régionaux. Son parcours d’ancien fonctionnaire de l’UA, de l’ONU et de la Cedeao laissait penser qu’il adopterait un ton plus diplomatique avec les partenaires occidentaux et régionaux. S’adressant à l’Assemblée générale des Nade la transition de cinq ans. L’organisation régionale y a vu une provocation et a décidé, en janvier 2022, d’adopter une série de sanctions diplomatiques, économiques et commerciales à l’encontre du Mali. Après plusieurs mois de tensions et de négociations, les autorités maliennes ont fait quelques concessions vis-à-vis de leurs partenaires régionaux. En juin 2022, elles ont prolongé la transition de 24 mois au lieu des cinq ans annoncés en décembre 2021, adopté une nouvelle loi électorale, publié un « chronogramme » et mis en place une équipe d’experts chargée d’élaborer un avant-projet de constitution. Désireuse de normaliser ses relations avec le Mali, la Cedeao a partiellement levé ses sanctions le 3 juillet 2022.26 Les rapports avec la Cedeao restent néanmoins difficiles, d’autant qu’en parallèle, les relations se sont tendues avec la Côte d’Ivoire, voisin important du Mali et membre influent de l’organisation régionale.
En juillet 2022, les autorités maliennes ont arrêté 49 militaires ivoiriens à l’aéroport de Bamako avant de les inculper pour « atteinte à la sécurité de l’Etat ». La plupart des militaires sont restés détenus à Bamako jusqu’en décembre 2022. La négociation pour leur libération était rendue plus difficile par une série d’affaires et d’incidents antérieurs à leur arrestation. Le président ivoirien est l’objet de fréquentes critiques à Bamako, où il est soupçonné d’avoir joué un rôle prépondérant dans la décision de sanctionner le Mali et d’agir en coulisses contre les autorités de transition.30 Ces dernières sont également agacées par la présence à Abidjan d’anciens hauts responsables liés au défunt président Ibrahim Boubacar Keïta et accusés de travailler à déstabiliser le Mali. Le 23 décembre 2022, avec médiation togolaise, les autorités ivoiriennes et maliennes ont signé un mémorandum pour un règlement diplomatique de l’affaire des 49 militaires ivoiriens. Une semaine plus tard, à l’issue d’une procédure particulièrement rapide, la justice malienne condamnait les militaires ivoiriens hommes encore détenus à Bamako à vingt ans de réclusion criminelle et les trois militaires femmes, jugées par contumace, à la peine de mort. Les 49 militaires ont été graciés le 6 janvier 2023 par le président malien, ce qui a permis de refermer une séquence difficile de rapports déjà tendus entre le Mali et la Côte d’Ivoire. L’épisode risque néanmoins de laisser des traces dans les relations entre les deux pays. La nomination du colonel Abdoulaye Maïga comme Premier ministre intérimaire avait nourri un espoir – rapidement déçu – d’apaisement entre le Mali et ses partenaires occidentaux et régionaux. Son parcours d’ancien fonctionnaire de l’UA, de l’ONU et de la Cedeao laissait penser qu’il adopterait un ton plus diplomatique avec les partenaires occidentaux et régionaux. S’adressant à l’Assemblée générale des Na tions unies le 24 septembre 2022, le colonel a cependant tenu des propos virulents à l’encontre de la France, qualifiant par exemple ses dirigeants de « junte au service de l’obscurantisme ». Chose plus inattendue, il a critiqué le secrétaire-général des Nations unies et les chefs d’Etat bissau-guinéen (actuellement à la tête de la Cedeao), ivoirien et nigérien.35 Selon les autorités maliennes, ce discours ne fait que répondre à des attitudes ou propos agressifs tenus par les présidents ainsi vilipendés. Il doit surtout être compris à l’aune des priorités intérieures et du désir des autorités maliennes de consolider leur assise populaire par une posture souverainiste.
Néanmoins, tous les signes ne pointent pas vers une rupture complète du soutien des pays occidentaux au Mali. En dépit de la suspension de leur aide militaire au lendemain du second coup d’Etat de mai 2021, les Etats-Unis ont accordé au pays, en octobre 2022, un nouveau financement de 148,5 millions de dollars (soit 101 milliards de francs CFA) dans le domaine humanitaire. Washington s’inquiète en effet du renforcement de l’influence russe et entend maintenir une présence afin de contenir l’influence russe dans cette région du monde. De même, certaines capitales européennes défendent le maintien ou même le renforcement des actions de développement au Mali afin de ne pas laisser le champ libre à la Russie. C’est le cas, par exemple, de l’Allemagne, qui compte maintenir son aide au développement et son assistance humanitaire au profit du Mali malgré l’annonce de la fin de sa présence militaire au sein de la Minusma en 2024.
Le pari de la Russie
Le renforcement des relations entre le Mali et la Russie s’accélère à partir de la deuxième moitié de 2021 et se traduit par un soutien militaire accru. Les premiers signes de ce rapprochement sécuritaire apparaissent dès septembre 2021 suite à la livraison par Moscou d’équipements militaires à Bamako, notamment des hélicoptères, des armes et des munitions. En parallèle, des rumeurs persistantes font état de la signature d’un contrat entre le Mali et la société Wagner, dont le siège est à Saint-Pétersbourg en Russie. La présence de mercenaires liés à une société russe, très probablement Wagner, ne fait plus guère de doute aujourd’hui, même si elle continue démentie officiellement par les autorités maliennes. De nombreuses sources, y compris des services de renseignements occidentaux, estiment aujourd’hui que Wagner aurait déployé plus d’un millier de personnes au Mali. La récente visite du ministre des Affaires étrangères russe, une première dans l’histoire des deux pays, raffermit également ce partenariat sur le plan diplomatique.
Le « virage » russe a été facilité par l’activisme d’organisations maliennes revendiquant une proximité avec Moscou et rejetant Paris. Ainsi, dès 2017, le Groupe des patriotes du Mali (GPM) a lancé une pétition pour solliciter une intervention militaire de la Russie. Deux ans plus tard, en 2019, le GPM affirme avoir recueilli plus de huit millions de signatures pour soutenir l’engagement militaire de Moscou dans le pays. Un autre mouvement, Yerewolo-Debout sur les remparts, créé en 2017, soutient également un rapprochement avec la Russie. Ce mouvement est d’ailleurs le fer de lance de la contestation de la présence militaire française au Mali. Ces dernières années, les manifestations contre la politique française et, dans une certaine mesure, contre les interventions occidentales, se sont multipliées au Sahel. Bien que les liens et niveaux de coordination avec Moscou soient difficiles à établir avec précision, dans les pays occidentaux on voit dans cet activisme une campagne de désinformation orchestrée par la Russie, à travers les services du fondateur de Wagner, Evgueni Prigojine. Néanmoins, la relation avec la Russie va bien au-delà d’un partenariat récent et contractuel avec la société privée Wagner. Elle s’appuie sur de solides liens historiques datant de l’indépendance du pays en 1960. De nombreux officiers maliens ont été formés dans l’ex-Union soviétique et une grande partie des équipements militaires maliens a été acquise auprès de Moscou jusqu’à la fin des années 1980. Le Mali du président Ibrahim Boubacar Keïta entretenait des liens sécuritaires avec Moscou. En 2019, les deux pays avaient ainsi signé un accord de coopération militaire ouvrant la voie à une collaboration plus étroite. Aujourd’hui, de hauts responsables maliens appartenant au premier cercle du pouvoir considèrent Moscou comme un allié « naturel » du Mali et même le seul capable d’offrir une alternative crédible à l’emprise jugée improductive qu’exerçait la France sur les opérations militaires. Parmi les responsables maliens rencontrés par Crisis Group, beaucoup avaient, depuis longtemps, cessé d’attendre quoi que ce soit de l’architecture de stabilisation mise en place depuis 2013.
Les autorités de transition considèrent la Russie comme un partenaire fiable, pragmatique et offrant une assistance plus adaptée aux besoins du Mali. Pour les dirigeants actuels, l’appui russe apporte de nombreux avantages concrets. Il permet l’acquisition rapide d’équipements militaires, notamment aériens. Il offre également un soutien direct lors des combats au sol aux côtés des troupes maliennes. A l’inverse, les pays occidentaux sont jugés trop lents ou réticents à fournir du matériel militaire.49 En outre, certains militaires maliens rencontrés par Crisis Group estiment que les formations européennes (l’EUTM et la Mission de soutien aux capacités de sécurité intérieure maliennes, ou EUCAP) sont trop classiques, et n’ont pas de véritable valeur ajoutée dans un contexte de lutte contre le terrorisme. Consciente de ces critiques, qui ne sont pas propres au seul contexte sahélien, l’Union européenne (UE) a introduit en 2021 un nouvel outil de financement, la Facilité européenne pour la paix, lui permettant de fournir du matériel militaire létal aux armées des pays qu’elle assiste.
Des opérations conjointes ont certes été menées entre les forces maliennes et ses partenaires occidentaux, notamment avec Barkhane et Takuba, mais celles-ci ont été limitées et n’ont jamais réussi à inverser le rapport de force sur le terrain. Par ailleurs, des responsables maliens soulignent que les camps militaires maliens subissaient régulièrement des attaques d’envergure que Barkhane n’était pas en mesure de contrer. Ces attaques se feraient, selon eux, plus rares depuis l’arrivée des Russes, avec même, dans certains cas, une capacité de riposte accrue des Fama pour y faire face. Convaincue que son alliance avec Moscou a permis de renforcer ses capacités, l’armée malienne s’est engagée, depuis plusieurs mois, dans une série d’opérations d’envergure, notamment dans le centre du pays. Les responsables maliens rencontrés par Crisis Group à Bamako estiment que ce nouvel engagement militaire résulte d’une posture plus offensive sur le terrain, rendue possible par l’acquisition de nou veaux équipements et par un nouvel état d’esprit au sein des forces armées, redynamisées par l’arrivée d’un partenaire plus impliqué dans le soutien au combat.
Le bilan de ces actions reste pour l’instant peu convaincant au regard de la progression jihadiste et de la forte augmentation des violences envers les civils, et contraste avec le discours triomphaliste des autorités maliennes.55 D’un côté, les Fama ont démontré leurs capacités à organiser des opérations complexes dans la région du centre sans l’aide française. De l’autre, la persistance des attaques jihadistes dans le centre et le nord-est illustre une situation sécuritaire toujours précaire. Le 22 juillet 2022, chose inédite, la Katiba Macina, le mouvement jihadistedominant du centre du Mali, a attaqué la ville garnison de Kati, située à 15 km de Bamako et lieu de résidence du président de la transition. Ces derniers mois, plusieurs postes de sécurité proches de la capitale ont subi des attaques. Un an après le revirement d’alliances, l’Etat malien et son nouveau partenaire russe ne sont pas parvenus à chasser les jihadistes du centre, où ils avaient décidé de concentrer leurs opérations. Par ailleurs, leurs actions paraissent très limitées face à la nouvelle extension de l’Etat islamique au Sahel dans le nord-est. Plusieurs partenaires occidentaux ont déclaré à Crisis Group que la Russie est incapable d’apporter un soutien militaire efficace au Mali. Ils évoquent les cas de la République centrafricaine et du Mozambique pour illustrer les limites de l’aide russe, et tout particulièrement les risques d’atteintes aux droits humains et de prédation que la présence de Wagner engendre.
Néanmoins, après dix années d’interventions sans succès face à l’extension jihadiste, l’argument de l’inefficacité de l’aide russe est quasi inaudible au niveau des autorités comme d’une frange importante de la population.58 L’argument des crimes contre les civils préoccupe davantage les groupes les plus à risque de subir ces violences, en particulier après l’épisode de Moura. Cependant, même si le risque s’accentue, il n’est pas nouveau dans un pays qui a déjà connu des épisodes de crimes graves impliquant les forces de sécurité ou paramilitaires.
Enfin, les difficultés de la Russie en Ukraine n’ont pas non plus entamé la confiance des soutiens de Moscou. Beaucoup à Bamako y voient même une preuve de la résistance russe face aux Occidentaux.60 Par ailleurs, les autorités maliennes considèrent que ce rapprochement avec la Russie peut aider à améliorer la situation économique du pays. Fin octobre 2022, une délégation malienne conduite par le ministre de l’Economie et des Finances s’est rendue dans la capitale russe pour obtenir les engrais et les hydrocarbures dont le marché national a tant besoin. D’une valeur de 100 millions de dollars, ces produits précieux dans le contexte inflationniste actuel devraient transiter par le port de Conakry, signe des bonnes relations entre le Mali et la Guinée. Aux yeux des responsables politiques rencontrés par Crisis Group, la Russie ne joue pas qu’un rôle sécuritaire, elle peut aussi amortir partiellement d’éventuels chocs économiques liés à la réduction de l’aide occidentale. C’est un pari sur l’avenir pour le moins incertain dans un contexte où la Russie consacre une grande partie de ses ressources à la guerre en Ukraine et aura du mal à tirer vers le haut les finances et l’économie malienne. Le principal avantage pour Bamako qu’offre la rupture avec la France et le rapprochement avec la Russie se joue en réalité ailleurs, sur le terrain de la politique intérieure.
Le revirement d’alliances a trouvé un écho largement favorable au sein d’une opinion publique désespérée par une situation délétère, malgré la présence depuis 2013 de milliers de soldats français et de Casques bleus. En remettant en cause l’architecture de stabilisation, les autorités à Bamako se sont aliéné une partie de la communauté internationale, mais elles ont réussi à accroitre de façon substantielle le soutien populaire dont elles bénéficient, principalement dans les villes.62 Une partie des Maliens qui avaient perdu confiance en l’Etat et les élites dirigeantes ont renoué avec une véritable aspiration au changement. A ce titre, au-delà du domaine sécuritaire, le partenariat avec la Russie est aussi devenu un outil efficace pour mobiliser le soutien populaire au bénéfice des autorités de transition. Reste à savoir combien de temps il le restera si la situation sécuritaire ne connait pas de réelles améliorations et si les services publics offerts à la population restent limités.
A noter que l’auteur a aussi évoqué les « Risques et conséquences d’un repositionnement », avant de souligner ce « rééquilibrage encore possible, mais dont les chances s’amenuisent ».
Synthèse de Rokhaya KEBE