Dans cette enquête OSINT (Open Source Intelligence, ou Renseignement d’Origine Sources Ouvertes) intitulée « Nigeria : mafia, musique et pouvoir », la « Revue Conflits » estime que le Nigeria est structuré par les réseaux criminels qui captent le pouvoir économique et politique. Dans l’État d’Edo, ces réseaux mêlent criminalité, musique et pouvoir, selon cette enquête exclusive.
Aux racines d’un monstre tentaculaire
Longtemps présenté comme le géant d’Afrique de l’Ouest, le Nigeria incarne aussi, dans son versant obscur, un laboratoire de la captation mafieuse du pouvoir. Dans ce pays de 220 millions d’habitants, où les lignes entre structures d’État et logiques claniques sont floues, le système politique est de plus en plus soupçonné d’être parasité par des réseaux criminels structurés. Parmi eux, un nom revient avec insistance : le Neo Black Movement of Africa (NBM).
Fondé en 1977 à l’Université du Bénin, dans l’État d’Edo, ce mouvement naît d’une volonté affichée de lutte contre l’oppression post-coloniale et de promotion de la solidarité entre étudiants africains. Officiellement, le NBM se réclame toujours de ces valeurs panafricanistes. Officieusement, de multiples enquêtes, dont celles de la BBC Africa Eye et du Africa Center for Strategic Studies, démontrent qu’il s’est transformé, en tout ou partie, en un réseau mafieux transnational et violent.
Toutefois, il est essentiel de ne pas réduire le NBM à un seul acteur criminel. En effet, celui-ci constitue la matrice idéologique et structurante d’une constellation de groupes appelés “cultes”. Parmi eux : la Black Axe, la faction la plus connue et la plus redoutée ; les Vikings, particulièrement actifs à Marseille ; les Maphites, fortement implantés au Royaume-Uni, et liés à une entité légale de façade appelée Green Circuit Association ; ou encore les Juristes et les Buccaneers. Ces cultes partagent une origine rituelle, une organisation hiérarchisée et une logique de clan, mais divergent parfois dans leurs méthodes, leurs sphères d’influence ou leur degré d’infiltration des structures politiques. Notre enquête OSINT s’est concentrée sur l’État d’Edo. C’est ici, dans cet État du sud du Nigeria, que le NBM est né, et que ses réseaux demeurent les plus enracinés. Berceau du mouvement, Edo est aussi devenu un territoire où les liens entre milices, partis politiques, et figures culturelles sont les plus visibles, les plus assumés parfois. C’est donc là que notre enquête OSINT a choisi de se concentrer.
Nous y avons analysé les liens entre figures politiques, comme le gouverneur nouvellement élu Monday Okpebholo, tissent des liens, directs ou indirects, avec ces groupes, et en particulier avec la Black Axe. Dans un même temps, nous avons exploré les connexions entre ces mêmes groupes et le monde culturel, notamment celui des artistes Afrobeat6, qui jouent un rôle ambivalent entre représentation, légitimation et critique du pouvoir.
Méthodologie : fouiller le visible pour comprendre l’invisible
Le travail d’enquête s’est appuyé exclusivement sur des techniques OSINT (Open Source Intelligence), c’est-à-dire la collecte et la corrélation d’informations accessibles publiquement. L’essentiel des données a été recueilli via :
du SOCMINT (surveillance de médias sociaux) sur Facebook, Instagram et TikTok, plateformes dominantes en Afrique ;
du Google Dorking, avec des requêtes telles que : “Edo State election fraude”, “Tony Kabaka Black Axe”, “Afrobeat NBM”, “Hushpuppi mafia”, etc. ;
l’analyse de documents PDF académiques, d’enquêtes journalistiques (BBC, Africa Center, Sahara Reporters, Punch Nigeria), et de contenus vidéo (YouTube, Threads, Facebook Live).
Nous avons croisé ces sources pour établir des faisceaux d’indices, renforcer ou invalider des hypothèses, et poser un cadre d’analyse rigoureux. Chaque information mentionnée dans cet article renvoie à une source vérifiable, citée dans le corps ou en annexe.
L’ombre de la Black Axe sur l’élection de Monday Okpebholo
Le 21 septembre 2024, l’élection du gouverneur de l’État d’Edo s’est déroulée dans un climat de tension. La Commission électorale nationale indépendante (INEC) a proclamé la victoire du sénateur Monday Okpebholo, représentant du All Progressives Congress (APC), avec 261 667 voix contre 247 274 pour son rival du Parti démocratique populaire (PDP), le Dr Asue Ighodalo. Dès l’annonce des résultats, le PDP a dénoncé des irrégularités et des manipulations de l’INEC, déclenchant des manifestations dans la capitale, Benin City.7
Sur les groupes Facebook d’analyse politique comme Edopolitics8, de nombreux citoyens expriment leur inquiétude quant à ce qu’ils appellent “le retour de la racaille” à la tête de l’État d’Edo6. Ce terme, utilisé de manière répétée dans les commentaires, ne désigne pas uniquement des criminels de rue, mais des figures bien connues du paysage politique local : des hommes de pouvoir entourés de miliciens, souvent violents, connus pour leur capacité à réprimer les oppositions à coups de matraques ou de cortèges musclés.
Parmis ces posts de contestations, nous avons observé la présence répétée d’un homme apparaissant en soutien actif au camp APC10, souvent dans un rôle d’agitateur violent : Tony Kabaka, de son vrai nom Tony Adun11. C’est en remontant le fil de ses activités, notamment à travers des vidéos partagées sur Facebook et Instagram, ainsi que des reportages locaux que nous avons découvert l’ampleur de son influence, mais surtout ses liens explicites avec la Black Axe.
Vidéo sur FaceBook montrant Tony Kabaka
Tony Kabaka, parrain politique et bras armé du NBM à Edo
Tony Kabaka est tout sauf un inconnu dans l’État d’Edo. Ancien employé du gouvernement, il dirigeait l’entreprise Akugbe Ventures, responsable de la collecte des impôts pour l’État. À son apogée, cette société employait plus de 7 000 collecteurs de fonds et générait des milliards de nairas, tout en entretenant des rapports notoirement ambigus avec des milices locales. Son influence politique s’est cristallisée autour de sa double casquette : militant actif du parti APC, et membre déclaré du Neo Black Movement, une affiliation qu’il a lui-même revendiquée publiquement dans une interview pour la BBC.
Le rôle de Tony Kabaka dépasse largement celui d’un militant de base. Le 4 octobre 2024, il dirige une manifestation contre l’arrivée d’un envoyé de l’INEC, venu examiner les recours électoraux. Le ton employé, les intimidations visuelles, et surtout la mobilisation de dizaines de partisans armés témoignent d’une volonté d’imposer un rapport de force par la peur, et non par la loi. Il incarne parfaitement cette figure de la “racaille” évoquée au début de l’enquête : entouré d’hommes de main et chargé de faire taire les voix dissidentes. Il ne s’impose pas uniquement par son discours, mais par une esthétique du pouvoir virile, dominatrice, militarisée.
L’enquête démontre aussi la proximité personnelle entre Tony Kabaka et le gouverneur Monday Okpebholo. Ce dernier assiste notamment au mariage de Kabaka en juillet 2024 et officialise, dès février 2024, une collaboration directe en lui confiant une mission d’“augmentation des revenus de l’État”, recréant de fait l’appareil d’influence que Kabaka possédait jusqu’en 2016.
Ces éléments ne sauraient être anecdotiques. En analysant l’ensemble des images, déclarations et nominations publiques, nous constatons que Tony Kabaka occupe une position stratégique entre le pouvoir politique, les réseaux de rue, et les anciens membres de cultes.
Mais Tony Kabaka n’était pas seul. En analysant plus en détail les vidéos tournées devant le tribunal électoral de l’État d’Edo, notre attention s’est portée sur un autre visage, tout aussi actif sur le terrain : celui d’Ebo Stone, de son vrai nom Okumgbowa Kelly. Présent aux côtés de Kabaka lors de la contestation visant à empêcher l’annulation du scrutin ayant porté Monday Okpebholo au pouvoir16, Ebo n’apparaît pas en simple accompagnateur. Il agit. Il parle. Il orchestre. Cette présence simultanée, coordonnée, et répétée dans plusieurs séquences, a éveillé notre curiosité. Qui était cet homme, jusque-là peu médiatisé, mais manifestement au cœur du dispositif ? Nous avons décidé de tirer le fil.
Ebo Stone, le complice discret devenu bras armé du régime
Intrigués donc par sa présence et son identification dans un événement aussi sensible, nous avons décidé d’enquêter sur Ebo Stone. Nos recherches nous mènent rapidement à une nomination officielle, datée de février 2025, où Ebo Stone est présenté comme le nouveau coordinateur de la “Public Response Safety Team” de l’État d’Edo17. Sa mission officielle : débarrasser les rues de la capitale, Benin City, de la prostitution et de l’insécurité. Mais les images et témoignages recueillis dépeignent une tout autre réalité.
Des vidéos publiées sur Facebook montrent des interventions musclées, parfois brutales, d’agents se réclamant de son autorité. Sur les réseaux sociaux, les critiques se multiplient. Certains dénoncent un usage démesuré de la force ; d’autres parlent ouvertement d’une “milice déguisée”. À cela s’ajoute une série de publications sur Instagram, où l’on voit Ebo Stone accompagnant le gouverneur Okpebholo à Abuja16, ou encore ce dernier inaugurant sa boutique de vêtements “Capacity Lifestyle” à Benin City. Ces moments de connivence publique confortent l’hypothèse d’un homme de confiance du régime, chargé de missions officieuses allant bien au-delà du simple maintien de l’ordre.
Mais c’est une vidéo plus récente, virale, qui va cristalliser l’attention du pays : on y voit Ebo Stone jeter des liasses de naira sur une danseuse en train de twerker, lors d’une soirée privée filmée depuis plusieurs angles. Cet acte, désormais interdit par la loi nigériane dans un contexte d’hyperinflation, constitue un “abus de devise” sanctionné pénalement. L’EFCC, l’agence fédérale de lutte contre les crimes économiques, procède rapidement à son arrestation.
Cette arrestation spectaculaire – bien qu’elle marque une rupture – ne saurait être comprise comme un tournant radical. L’EFCC elle-même est régulièrement accusée de sélectivité dans ses interventions. Il est important de rappeler que cette même agence avait déjà, en 2016, mené une opération majeure contre la cybercriminalité à Lagos, ciblant plusieurs membres présumés de la Black Axe23. Et pourtant, dans les années qui ont suivi, le NBM a continué à étendre son emprise.
Ce mélange de politique, de mise en scène publique, de codes virils et d’esthétiques ostentatoires se retrouve à travers un autre vecteur de pouvoir à Edo : la musique. Dans chacune des vidéos analysées, chaque soirée, chaque manifestation, une constante : l’Afrobeat. Bande-son omniprésente, emblème identitaire, véhicule culturel, il s’impose comme le fil rouge qui relie les sphères politiques, mafieuses et populaires. Pour comprendre l’emprise du NBM, il nous fallait alors décrypter ce langage sonore devenu matrice culturelle de domination.
Afrobeat et panafricanisme : la conquête culturelle du NBM
Si l’influence du Neo Black Movement (NBM) s’étend profondément dans les arcanes politiques du Nigeria, son emprise ne se limite pas à la sphère institutionnelle. Elle s’infiltre aussi dans les représentations culturelles, et notamment dans le monde de la musique, au travers du genre musical le plus influent du pays : l’Afrobeat. Ce lien n’est pas récent, ni même anecdotique. Il plonge ses racines dans l’histoire même du NBM, et dans son idéal proclamé d’un panafricanisme réinventé.
Le panafricanisme, en tant qu’idéal politique et culturel, naît au XIXe siècle en réaction à la colonisation, avec l’ambition de reconstruire une fierté noire, une solidarité continentale et un projet d’émancipation. C’est dans cet héritage que le NBM inscrit ses origines en 1977, se présentant comme un mouvement de libération intellectuelle et identitaire fondé par des étudiants de l’Université du Bénin. Dans ses déclarations officielles, l’organisation insiste toujours sur cette dimension idéologique.
Mais à mesure que le NBM se radicalise et se scinde en factions criminelles (les cultes), ce vernis panafricaniste devient un outil : un discours de légitimation, souvent brandi pour masquer ou justifier des pratiques violentes et mafieuses. Et l’Afrobeat, dans sa version contemporaine, devient alors un vecteur privilégié de cette hybridation.
En utilisant une série de dorks ciblés comme [“afrobeat” “black axe” “black movement of africa”], nous avons retrouvé une affiche de mixtape26 qui illustre parfaitement cette dynamique : des artistes se réclament du NBM et intègrent dans leurs paroles des références explicites à la Black Axe. La musique devient un support de diffusion idéologique. Ce phénomène n’est pas marginal. Il s’inscrit dans une stratégie de résonance culturelle, où les artistes servent de relais symboliques au mouvement, parfois sans jamais en revendiquer explicitement l’appartenance.
Le lien entre Afrobeat et NBM ne se limite pas à des productions obscures. Il est théorisé. Un article universitaire de Suleman Lazarus27, docteur en philosophie, affirme clairement que l’Afrobeat a joué un rôle central dans la propagation du NBM à travers le Nigeria, en fournissant un imaginaire de résistance recyclé à des fins de domination mafieuse. Dans cette analyse, la musique devient le miroir inversé du message qu’elle prétend véhiculer : derrière les appels à la liberté, se cachent des réseaux de pouvoir opaques, enracinés dans la violence et le contrôle.
Des figures majeures de l’Afrobeat contemporain sont ainsi régulièrement accusées d’entretenir des liens avec la Black Axe. C’est le cas de Burna Boy et de Davido, dont les noms reviennent souvent dans les investigations menées par des ONG et médias nigérians. Pour Burna Boy, des vidéos TikTok relayées par des comptes d’activistes font apparaître des signes distinctifs, des gestes codés, des références implicites à la confrérie. Pour Davido, les liens sont encore plus documentés : un article du site Federal Character analyse en profondeur son obsession pour les symboles de la Black Axe, qu’il exhibe dans ses clips, ses vêtements, et même ses réseaux sociaux.
Ces éléments, bien qu’indirects, dessinent une cartographie culturelle dans laquelle le NBM s’infiltre au cœur du soft power nigérian. Cette stratégie permet au mouvement de gagner en respectabilité, en audience, et en capacité de recrutement, notamment auprès de la diaspora.
Mais ces connexions ne s’arrêtent pas à la musique. Elles rejoignent, à travers certains artistes, le champ politique lui-même. Et c’est ce que nous allons maintenant explorer à travers les liens croisés entre artistes Afrobeat, partis politiques, et figures du pouvoir à Edo.
Les liens entre la Black Axe, les artistes Afrobeat et les partis politiques
Si la musique agit comme un levier d’influence pour les cultes issus du NBM, c’est qu’elle dépasse le simple champ culturel. Elle devient un instrument politique. Le cas de Davido, artiste mondialement connu et accusé d’appartenance à la Black Axe, en est l’illustration la plus flagrante. Pourtant, loin de soutenir le gouverneur Monday Okpebholo, soupçonné lui-même d’être proche de figures du NBM comme Tony Kabaka et Ebo Stone, Davido a pris parti pour son opposant, le candidat du PDP, Asue Ighodalo, lors des élections de septembre 2024.
C’est en entrant la dork [“davido” “monday okpebholo” OR “edo state”] que nous avons retrouvé une vidéo YouTube dans laquelle l’artiste s’exprime publiquement contre Okpebholo, marquant ainsi une opposition politique claire. En croisant cette position avec une autre dork [“davido” “pdp” “ighodalo”], nous tombons sur une source explicite : Davido apporte son soutien officiel au PDP et à son candidat Ighodalo, dans une stratégie de communication largement relayée sur les réseaux sociaux nigérians.
Ce soutien n’est pas anodin. Il permet d’illustrer que la Black Axe et les cultes issus du NBM ne sont pas l’apanage d’un seul parti. En remontant l’histoire politique du PDP, on découvre qu’Asue Ighodalo est proche de Godwin Obaseki, ancien gouverneur de l’État d’Edo. Ce dernier a lui-même été directement mis en cause dans une enquête de la BBC Africa Eye sur l’infiltration de la Black Axe dans les institutions de l’État. Dans cette enquête, Tony Kabaka, membre revendiqué de la Black Axe et soutien d’Okpebholo, affirme que la majorité des politiciens du gouvernement d’Obaseki sont membres de cultes.
Cette contradiction apparente – deux candidats soutenus par des figures liées à la Black Axe – se dissout lorsqu’on considère l’histoire récente du Nigeria. Obaseki, bien qu’il ait quitté l’APC en 2020 pour rejoindre le PDP, a été élu sous les couleurs de l’APC, le parti historiquement le plus lié à la Black Axe. C’est sous cette bannière qu’il a mis en place une politique de nominations controversées, où plus de 80 postes auraient été promis à des membres de cultes, selon plusieurs sources issues de la même enquête de la BBC et de Sahara Reporters.
Le croisement des données révèle une réalité glaçante : les deux principaux partis politiques nigérians, APC et PDP, sont infiltrés par les réseaux du NBM et de la Black Axe, et utilisent les figures de l’Afrobeat comme des relais d’influence et de communication. L’opposition politique, dans ce contexte, devient un théâtre de façade. Les clivages idéologiques sont supplantés par des logiques d’appareil, où l’objectif est moins de gouverner que de contrôler les flux : financiers, symboliques, médiatiques.
Le cas de Davido est d’autant plus emblématique qu’il fait figure d’icône de la jeunesse nigériane. En analysant ses prises de parole, ses clips, ses codes gestuels, ses accointances politiques, on voit émerger un profil d’ambassadeur implicite du NBM dans le champ culturel. Il en va de même, dans une moindre mesure, pour d’autres artistes comme Burna Boy, qui flirtent avec ces représentations ambivalentes, entre rébellion et adhésion au pouvoir.
Il est également capital de rappeler que le fondateur historique de la Black Axe, Augustus Bemigho Eyeoyibo, était membre de l’APC jusqu’en 2016. Cela démontre que les rattachements idéologiques sont fluides, et que ce qui compte, ce n’est pas tant l’étiquette politique que l’accès aux réseaux de protection et d’influence qu’offrent les cultes.
Enfin, le cas du PDP n’est pas plus rassurant. En 2006, Tony Nwoye, alors président du PDP, est accusé d’avoir volé des fonds publics pour financer la Black Axe. Il n’a pourtant jamais été démis de ses fonctions. Cela confirme ce que notre enquête met en lumière : l’enchevêtrement structurel entre cultes mafieux et partis de gouvernement, quelle que soit la couleur politique affichée.
Nigeria, miroir brisé d’un État capturé
Ce que notre enquête OSINT révèle avec clarté, c’est l’étendue systémique de l’emprise du Neo Black Movement et de ses cultes sur les structures politiques, culturelles et sociales du Nigeria, en particulier dans l’État d’Edo. Derrière les discours officiels de réconciliation nationale et d’émergence économique, se cache un paysage de fractures mafieuses, où les rôles sont brouillés, les responsabilités diluées, et les appartenances floues par calcul autant que par stratégie.
Des figures comme Tony Kabaka et Ebo Stone, loin d’être des exceptions, incarnent cette hybridation : à la fois acteurs politiques, figures culturelles locales, et relais d’un ordre parallèle. Leur proximité avec le pouvoir, leurs nominations officielles, leur implication dans des actions de coercition, et les symboles qu’ils véhiculent, dessinent les contours d’un système de gouvernement parallèle, où les logiques du culte remplacent celles de l’État de droit.
La musique, quant à elle, loin d’être une simple bande-son, joue un rôle actif dans cette dynamique. Elle agit comme une vitrine, un levier de soft power, un canal de normalisation. Des artistes comme Davido ou Burna Boy, tout en se posant en voix de la jeunesse africaine, véhiculent parfois – consciemment ou non – des références codées, des esthétiques tribales, des allégeances implicites, qui participent de cette porosité entre culture populaire et pouvoir mafieux.
Le plus préoccupant demeure peut-être l’infiltration bipartisane du NBM dans les deux principales forces politiques du pays : APC et PDP. Loin d’un affrontement idéologique classique, le champ politique nigérian semble aujourd’hui structuré par des logiques d’occupation. Chaque camp, chaque figure, chaque discours devient un vecteur d’accès ou de maintien au pouvoir au sein d’une matrice mafieuse.
Dans ce contexte, les actions ponctuelles de l’EFCC – comme l’arrestation d’Ebo Stone – apparaissent comme des gestes symboliques plus que des ruptures profondes. Elles traduisent une tension entre l’État central, soumis à des pressions internationales croissantes, et ses antennes locales, profondément enracinées dans des logiques clientélistes et cultuelles. Rien ne garantit aujourd’hui que ces gestes s’inscrivent dans une volonté réelle de démantèlement.
Il serait erroné de réduire le Nigeria à cette image. Mais il serait tout aussi dangereux de l’ignorer. Le cas d’Edo n’est pas isolé : il est emblématique. Il montre que la mafia n’est plus seulement une structure périphérique ; elle est devenue une méthode de gouvernement. Et tant que cette méthode ne sera pas désignée, analysée et confrontée, les réformes resteront cosmétiques.
À travers cette enquête, nous n’avons pas voulu juger, mais comprendre. Comprendre comment un idéal de solidarité étudiante s’est transformé en structure transnationale de criminalité. Comprendre comment des figures populaires deviennent les vecteurs d’une culture de l’impunité. Comprendre, enfin, comment l’OSINT, outil ouvert et accessible, peut offrir des clés pour décrypter l’invisible qui gouverne le visible.
Avec La Revue Conflits