Le 23 avril 2025, le Royaume hachémite de Jordanie a franchi un pas décisif dans sa politique intérieure : le gouvernement a annoncé l’interdiction formelle des Frères musulmans, les accusant d’avoir comploté des attaques contre les forces de sécurité.
Cette décision marque la fin d’un partenariat historique, vieux de plusieurs décennies, entre la monarchie et le mouvement islamiste. Le ministère de l’Intérieur a ordonné la fermeture immédiate des locaux de l’organisation, la confiscation de ses avoirs et l’arrestation de plusieurs de ses membres. L’accusation de complot contre l’État donne à cette décision une gravité particulière et soulève de multiples questions sur la stabilité du royaume, ses fragilités internes, mais aussi sur les influences extérieures qui alimentent les tensions.
Danger politique
Selon les autorités jordaniennes, les Frères musulmans auraient orchestré, depuis plusieurs mois, une série de réunions clandestines visant à coordonner des actions violentes contre des installations militaires et policières. Ces activités auraient été déjouées à la suite d’arrestations et de saisies de matériel de communication. Le ministère de l’Intérieur jordanien parle d’un « plan structuré, appuyé par des acteurs extérieurs, visant à déstabiliser l’ordre public et à fragiliser l’État ».
Si les preuves avancées ne sont pas encore rendues publiques dans leur intégralité, la rapidité de l’annonce, la brutalité de l’exécution et la rhétorique utilisée indiquent que la menace est perçue comme sérieuse et imminente. Il ne s’agit plus d’une opposition tolérée dans les urnes, mais d’un ennemi qualifié de subversif.
Ce durcissement jordanien ne peut être compris sans référence au contexte régional. Amman redoute, depuis plusieurs années, l’influence croissante de l’Iran, non seulement via les milices chiites à ses frontières (en Syrie et en Irak), mais aussi à travers les alliances idéologiques et tactiques tissées avec certains courants islamistes sunnites, y compris des factions proches des Frères musulmans.
Le soutien au Hamas
Le soutien iranien au Hamas, dont l’idéologie est historiquement liée aux Frères, alimente la méfiance d’Amman, d’autant plus que la Jordanie abrite une population palestinienne nombreuse, politiquement sensible et très remontée depuis le 7 octobre. La monarchie hachémite, perçue à juste titre par Téhéran comme un allié stable de Washington et de Riyad, se trouve dans une posture de plus en plus défensive. Dans ce contexte, l’interdiction des Frères musulmans apparaît comme un message politique clair : refus d’une instrumentalisation interne par des puissances régionales hostiles, et affirmation de l’autorité de l’État face aux tentatives de subversion.
Des relations pas toujours antagonistes
Il faut toutefois rappeler que les relations entre la monarchie et les Frères musulmans ne furent pas toujours antagonistes. Depuis leur implantation en 1945, les Frères ont souvent été considérés comme un partenaire de stabilité, notamment face au nationalisme arabe et aux courants marxistes. Cette alliance s’est forgée dans le contexte d’un affrontement politique central de la seconde moitié du XXe siècle : la rivalité entre la monarchie hachémite et le nassérisme.
Dans les années 1950 et 1960, le roi Hussein voyait en Gamal Abdel Nasser, chef de file du nationalisme arabe laïc et anti-monarchique, une menace existentielle. Le nassérisme prônait l’unité arabe, la fin des régimes héréditaires et la lutte contre l’impérialisme occidental, autant d’éléments contraires à la vision jordanienne de l’ordre régional. Dans ces années, la Jordanie du roi Hussein fut la cible d’une intense campagne de propagande orchestrée par la station de radio égyptienne La Voix des Arabes (Sawt al-ʿArab), dirigée par le président Gamal Abdel Nasser. Cette station, émettant depuis Le Caire, était un outil central du panarabisme nassérien, visant à promouvoir l’unité arabe sous une idéologie socialiste et anti-impérialiste.
La Voix des Arabes diffusait des messages virulents contre le roi Hussein, le qualifiant de « valet de l’impérialisme occidental » en raison de ses liens étroits avec le Royaume-Uni et les États-Unis.
La Voix des Arabes diffusait des messages virulents contre le roi Hussein, le qualifiant de « valet de l’impérialisme occidental » en raison de ses liens étroits avec le Royaume-Uni et les États-Unis. Elle appelait à la fin de la monarchie hachémite et à l’établissement d’une république arabe unie. Ces attaques visaient à saper la légitimité du roi et à encourager des mouvements révolutionnaires au sein de la Jordanie.
Une guerre des ondes
Cette guerre des ondes s’inscrivait dans le contexte plus large de la « guerre froide arabe », une période de rivalité intense entre régimes monarchiques conservateurs et républiques révolutionnaires arabes. La Jordanie, en tant que monarchie pro-occidentale, était perçue par Nasser comme un obstacle à l’unité arabe et à la libération de la Palestine.
Dans ce contexte, les Frères musulmans, persécutés par Nasser, apparaissaient comme un allié naturel de la monarchie jordanienne. Face à la montée en puissance et la diffusion agressive du panarabisme laïc, les Frères, mouvement islamiste sunnite profondément ancré dans la société, offraient une alternative idéologique. Contrairement à d’autres mouvements islamistes radicaux, ils ne remettaient pas en cause l’existence de la monarchie, à condition de pouvoir œuvrer librement dans les domaines éducatif, social et religieux. En échange, le roi Hussein leur laissa un espace d’expression structuré, leur permettant de gérer des écoles, des associations caritatives, des mosquées, et de maintenir une organisation légale, à une époque où ils étaient durement réprimés en Égypte. Ce pacte tacite trouva son prolongement en 1992 avec la reconnaissance indirecte du Front d’action islamique (FAI), leur bras politique. Le roi Hussein exploita cette alliance pour contenir l’agitation pro-nassérienne au sein des syndicats, des milieux étudiants et de certaines factions militaires. Tandis qu’il réprimait sévèrement les partis baasistes et les groupes panarabes, il conserva à l’égard des Frères une tolérance stratégique, les utilisant comme un instrument de stabilité interne face à la menace extérieure.
La question palestinienne est indissociable de cette histoire. Après la guerre de 1948, puis celle de 1967, la Jordanie a vu son tissu démographique transformé par l’arrivée massive de réfugiés palestiniens.
Par ailleurs, la question palestinienne est indissociable de cette histoire. Après la guerre de 1948, puis celle de 1967, la Jordanie a vu son tissu démographique transformé par l’arrivée massive de réfugiés palestiniens. Depuis, la majorité de la population jordanienne est d’origine palestinienne. Or, de nombreux membres et partisans des Frères musulmans sont issus de cette population, et leur cause a souvent été articulée à travers la défense de la Palestine, notamment via le soutien politique au Hamas, branche armée et palestinienne des Frères musulmans. Ce double enracinement islamiste et palestinien a rendu la présence des Frères dans le paysage jordanien à la fois incontournable et problématique, en particulier dans les périodes de tensions régionales.
Le risque de la clandestinité
L’interdiction des Frères musulmans en Jordanie pose une question plus large. En supprimant un acteur historique de la scène politique, le royaume prend le risque de pousser les oppositions vers la clandestinité, d’affaiblir la représentativité institutionnelle ainsi que la capacité de la monarchie à maintenir une cohésion nationale sans réintégrer les forces islamistes dans le champ légal.
Mais il répond aussi à une logique de survie : dans un environnement régional menaçant, toute faille intérieure est perçue comme une brèche potentiellement exploitée par des puissances étrangères.
En plaçant la sécurité avant tout, la Jordanie se rapproche des politiques adoptées par l’Égypte, l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis, qui ont tous interdit ou marginalisé les Frères musulmans au nom de la stabilité.
par Revue Conflits